« Cette fois sera la bonne » a dû penser la citoyenne Corday en franchissant à nouveau la porte du 30, rue des Cordeliers à Paris le 13 juillet 1793. La jeune femme n’a qu’un objectif depuis son départ de Caen quelques jours auparavant : rencontrer à son domicile le député Jean-Paul Marat. Mais y parvenir ne sera pas chose aisée. On le dit très malade et surveillé depuis qu’il a appelé ouvertement dans son journal à l’exécution des partisans girondins qu’il désigne comme des ennemis de l’intérieur. Finalement, c’est par Marat lui-même, curieux de cette femme qui tente de le voir à plusieurs reprises dans la journée, que viendra la solution. Enfin ! Il demande à sa compagne, Simone Evrard, de la laisser entrer. Charlotte Corday peut alors le constater : l’homme qui l’accueille est en pleine souffrance. Torturé par un eczéma qui recouvre son corps, il est allongé dans un bain d’eau soufré, la tête entourée d’un linge vinaigré qui atténue ses maux de tête. Le corps est fatigué mais pas l’esprit. Voilà pourquoi la jeune femme est ici. Elle lui tend, en guise de prétexte à sa venue, un papier dénonçant des Girondins cachés en Normandie. « Citoyen, qu’arrivera-t-il à ces hommes que j’ai nommés ? » l’interroge-t-elle tandis qu’il examine la liste. « Ce qui doit advenir des traitres à la République ! Ils doivent périr et j’en donne ma parole, avant demain j’ordonne qu’on les arrête et qu’on les fasse guillotiner jusqu’au dernier ! » Marat n’a pas le temps de relever la tête. D’un seul coup de couteau, « l’Ami du Peuple » est terrassé. À l’annonce de la nouvelle, c’est l’émotion qui gagne le pays sous l’impulsion de la Convention qui l’érige en héros de la Révolution. C’est à son ami, Jacques-Louis David qu’est confiée la commande par les Montagnards d’un portrait de sa dépouille martyrisée.
Au sein de la Convention, Marat n’est pas le premier à tomber pour ses idées patriotiques. En début d’année le député, lui aussi montagnard, Louis-Michel Lepeletier, ci-devant marquis de Saint-Fargeau avait été assassiné le soir même de son vote en faveur de la mort du roi. Voilà de quoi faire deux héros pour le prix d’un. Ce n’est donc pas un mais deux tableaux que David est chargé de peindre pour la salle des Séances de l’Assemblée législative. On remarque aisément en observant Les Derniers moments de Michel Lepeletier, œuvre aujourd’hui disparue et dont il ne reste qu’un dessin d’Anatole Devosge et une estampe de Pierre Alexandre Tardieu, que la toile qui nous intéresse fonctionnait en pendant avec celle-ci. Les compositions des deux scènes devaient se répondre par symétrie. Les deux personnages sont représentés au moment du dernier soupir, laissant leurs corps s’affaisser sur le côté. Voilà deux figures en demi nudité christique, déjà déposés dans le linceul, le stigmate de leurs martyres visibles, l’un sur le flanc, l’autre à la clavicule. Ils ne sont plus, mais ils ont fait eux aussi sacrifice de leur sang pour le bien de leur peuple. Accrochez-les désormais aux murs originels qui leur étaient destinés et vous comprendrez le symbole grandiose que l’artiste avait voulu représenter aux yeux des députés de la Nation qui défileraient devant eux.
Revenons à présent plus particulièrement à la peinture qui représente Marat. Plusieurs détails sont destinés à faire ressortir l’exemple révolutionnaire qu’il était selon David. Contrairement à Lepeletier qui avait été assassiné au Palais-Royal et qui fut peint déposé sur son lit de mort, Marat est représenté juste après que le coup de couteau vengeur lui ait été porté. Il est encore dans sa baignoire. Un choix délibéré du peintre qui s’explique à ce sujet : « J’ai pensé qu’il serait intéressant de l’offrir dans l’attitude où je l’ai trouvé, écrivant pour le bonheur du peuple ».
Pour mettre en évidence son sujet, l’auteur du Serment des Horaces prend le parti d’un fond neutre et sombre en arrière-plan. Seule la lumière, placée en hauteur et venue de côté, vient contraster les détails mis en avant par David. C’est tout d’abord le visage du penseur du club des Cordeliers qui est remarquable. Il s’oppose à la violence de son assassinat rappelé par la blessure et le couteau ensanglanté encore présent sur le sol au pied de la baignoire. Le visage est paisible, il a les yeux clos et il esquisse même un léger sourire. Ses traits sont détendus comme si Marat avait le sentiment de quitter la terre en bonne conscience. L’idée est de montrer également l’homme, certes mort, mais la plume encore à la main comme pour prouver qu’il avait toujours été au bout de ses convictions.
On pourrait s’arrêter à ce stade de l’analyse et admirer ce portrait comme un exemple de vertu morale. Ce serait pourtant mentir au lecteur, car on oublierait de restituer complètement le message que veut faire passer cette œuvre. Pour mieux l’apprécier, voyons à présent ce que la lumière éclaire de ses feux à droite de la composition : principalement deux feuilles. La première est encore tenue dans la main du député, tandis que l’autre repose sur le billot qui jouxte le bain du défunt. Ces deux détails nous rappellent que pour comprendre l’œuvre, on ne saurait occulter le contexte politique. En effet, au printemps précédent l’assassinat de Jean-Paul Marat, les Girondins sont évincés du pouvoir au profit de la Montagne. C’est donc un choix tout à fait politique d’ériger en symbole de la Révolution les deux montagnards que sont Marat et Lepeletier. Jacques-Louis David, quant à lui, est aussi élu à la Convention et soutient cette même tendance. À travers ces deux papiers que le peintre représente, il faut voir à la fois la volonté de légitimer la Montagne comme la voix de l’intégrité morale de la Révolution et le moyen de discréditer définitivement le mouvement girondin.
Comment en arriver à une telle conclusion ? Tout simplement grâce aux textes que l’on peut lire sur les deux documents placés là par David. En s’intéressant d’abord au feuillet posé sur le billot de bois où se trouve également un encrier, on comprend qu’il s’agit d’un mot que Marat devait être en train d’écrire. Celui-ci prouve la droiture et la générosité de son auteur envers le peuple car le député y accorde une aide financière à une mère ayant perdu son mari à la guerre. Marat est maintenant présenté en « Père de la Patrie », comme disaient les Romains, et en défenseur de la veuve et de l’orphelin.
Directement au-dessus de cet écrit se trouve celui de Charlotte Corday qu’elle a fait parvenir à sa victime pour le rencontrer. On peut y lire « Il suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre bienveillance ». Voilà le reproche fait à un homme si juste par Charlotte Corday sous le pinceau du politicien qu’est aussi David… Mais la meurtrière est-elle la seule visée par cette offense du vice dont elle fait preuve face à la vertu du montagnard ? Assurément non. Derrière la jeune femme se cache ici tout le parti girondin qu’elle soutient et qui l’envoie.
Enfin, il reste l’inscription sur le billot. Avec sa signature, l’artiste se contente dans son tableau de la simple dédicace « À Marat ». On connaît cependant à ce jour quatre copies d’atelier destinées certainement à diffuser cette désormais célèbre image dans le pays. Sur deux d’entre elles, celle du musée du Louvre et celle du musée des Beaux-Arts de Reims, se trouvent l’inscription suivante « N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné ». Là encore, les girondins sont pointés du doigt comme des traîtres à la patrie, n’hésitant pas à avoir recours à toutes les pratiques criminelles afin de faire taire les incorruptibles que représente ici le conventionnel assassiné.
Aussitôt le crime accompli, Charlotte Corday est arrêtée, sans aucune résistance. Elle explique s’être sacrifiée pour la France afin d’éviter le bain de sang que lui promettait Marat. Conduite à la prison de l’Abbaye, la voilà bientôt jugée par le tribunal révolutionnaire. Fouquier-Tinville, l’accusateur public de tous les Grands qui doivent être raccourcis, se charge de son cas. Alors qu’elle fit de son procès une tribune pour ses idées, c’est l’échafaud qui finit par l’emporter le 17 juillet 1793. L’assassinat de Marat était avant tout un acte symbolique : sa maladie, qui le rendait affreusement laid, l'aurait bientôt fait mourir. Mais pourquoi David n’a pas représenté ce corps si abîmé ? On peut supposer que c’est parce que pour lui, Marat était avant tout un brillant esprit. Ce corps qu’il lui prête n’est pas le sien mais une image de son âme qu’il voyait magnifique et sans défaut : toute la composition ne fait que mettre en avant les vertus morales du sujet. L’artiste voyait ainsi la beauté intellectuelle de Marat enfermée dans ce corps moribond. Cela en faisait un exemple d'exquise laideur. Au siècle suivant, Victor Hugo écrivait d’ailleurs dans sa préface de Cromwell que « le laid […] existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière ». Se risquera-t-on à admettre pour cette fois qu'un Romantique a défendu l’idée d’un Classique ?
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