En sortant du congrès qui les rassemble, les quatre envoyés plénipotentiaires Joseph Bonaparte, Charles Cornwallis, José Nicolas de Azara et Rutger Jan Schimmelpenninck ont le sentiment du devoir accompli. Chaque camp pense y trouver son compte, les négociations ont pu aboutir après trois jours de discussions. Nous sommes le 27 mars 1802, un événement historique vient d'être acté: la Paix d'Amiens.
Si elle ne dure qu'un temps, cette paix n'en reste pas moins marquante après les dix dernières années de guerre entre la France révolutionnaire et le reste de l'Europe. C'est dans ce contexte que Jean Antoine Chaptal (1756-1832), alors ministre de l'Intérieur, commande en février 1803 La Paix au sculpteur Antoine Denis Chaudet (1763-1810) et à l'orfèvre Louis Jean-Baptiste Chéret (1760-1832). Il faut en réalité attendre le mois d'octobre 1806 pour que la statue soit livrée après l'attribution du marché de fonte du 21 mars 1806 entre les deux artistes et Dominique Vivant Denon (1747-1825), directeur du nouveau musée Napoléon.
Tout est fait dans cette œuvre pour qu'elle s'impose aux yeux du spectateur. L'objectif est de donner une idée de puissance, de stabilité. La Paix, c'est elle qui gouverne à présent, la voici donc trônant en majesté face à nous. Cette figure qui s'impose n'est d'ailleurs pas sans nous rappeler les statues antiques à l'image de celles que l'on trouvait dans les cella des temples. Chaudet et Chéret nous forcent à admettre l'autorité de leur création par sa taille et par le piédestal qui nous oblige à lever notre regard vers elle. Malgré un certain hiératisme de la figure, les bras posés le long des cuisses et le regard perdu au loin, celle-ci n'est pas totalement immobile, elle avance son pied gauche. Ce mouvement nous annonce-t-il qu'elle va se lever pour venir à nous et nous tendre la main, ou vient-t-elle plutôt de s'assoir sur son trône en signe de stabilité ? Nous vous laissons juge. Il en résulte en tous les cas que la paix semble s'annoncer comme durable. Vêtue à l'antique du fameux chiton, elle n'est pas sans rappeler (curieusement) la déesse Athéna…
Dans son iconographie, la statue nous promet une prospérité économique qui accompagne la fin des conflits. On note ainsi dans ses attributs la couronne en épis de blé et de maïs, la corne d'abondance que la statue soutient de sa main gauche accompagnée d'un feuillet sur lequel est inscrit le décret du Sénat officialisant sa commande. Dans la main droite se trouve la branche de laurier du triomphe romain. L'abondance dans cette allégorie de la paix, c'est aussi la richesse: ce qui attire le regard et étonne en même temps, c'est que cette statue d'un mètre soixante-sept de haut et d'un mètre zéro huit de large est majoritairement composée d'argent et de bronze doré ! Pour s'autoriser une telle folie, le pays qui la commande doit forcément faire montre d'une économie florissante.
Au-delà même de cette description, cette statue est un véritable programme de communication du pouvoir. En 1802, lorsqu'est signée la Paix d'Amiens, la France est dirigée par le premier consul Bonaparte. Celui-ci et ses partisans entendent bien exploiter la fin des guerres de la Révolution et le retour à l'unité de la Nation pour promouvoir le régime comme vecteur d'une grande stabilité. Au premier degré de lecture, nous avons bien noté l'importance des attributs de notre figure allégorique comme l'annonce d'un retour évident à la prospérité permis par la signature de la paix. Pour autant, la représentation à l'antique, certes à la mode à l'époque, associée aux attributs que nous venons d'évoquer n'est-elle pas aussi un rappel de l'Age d'or tel qu'il a été pensé dans l'Antiquité ? En effet, à la fin des guerres civiles romaines, le poète Ovide (43 av. J-C.-17/18 ap. J-C.) vante dans ses Métamorphoses le retour de Rome à un Age d'or après avoir vécu une longue période de troubles meurtriers. Pour l'auteur de L'Art d'aimer, proche de la cour de l'empereur romain, l'Age d'or revient de manière cyclique dans les civilisations. A Rome, ce retour concorderait avec l'avènement d'Octave en tant qu'empereur sous le nom d'Auguste. Celui-ci est présenté à travers les lignes du poète latin comme l'homme qui est parvenu à pacifier les siens et se porte garant de la prospérité. On comprend que la transposition de la situation géopolitique française avec celle de la fin de la république romaine puisse être facilement faite dans les esprits contemporains du consulat. Cela ne peut-être que bénéfique pour un pouvoir qui veut s'affirmer. Certes, en 1802 Bonaparte n'est pas encore devenu Napoléon 1er, mais il cherche déjà à se présenter comme l'homme de la situation mettant fin aux querelles intestines pour rassembler le pays autour de lui et faire connaitre à celui-ci son essor économique et culturel.
La Paix est donc une statue qui a beaucoup plus à nous dire qu'elle n'y parait. Nous pouvons bien entendu en comprendre le sens très simplement en la regardant car le titre de l'œuvre et son iconographie ne laissent pas de place au doute. Pour autant, lorsque l'on remet la sculpture dans son contexte, on peut facilement supposer la volonté du pouvoir d'affirmer sa légitimité en évoquant indirectement l'Age d'or de l'empereur Auguste.
Un bémol reste cependant à inscrire au tableau de cette possible tentative de légitimation du régime par l'invocation de l'histoire antique. Le résultat prétendu n'est pas atteint dans les faits car la paix et la prospérité de la France ne sont pas garanties: dès 1805, le pays repart en guerre et les caisses se vident. Pour réaliser la statue en argent, il aura donc fallu faire fondre les anges des monuments aux cœurs de Louis XIII par Jacques Sarrazin (1592-1660) et de Louis XIV par Guillaume Ier Coustou (1677-1746) qui se trouvaient dans l'actuelle église Saint-Paul à Paris. C'est le constat factuel d'un aveu de faiblesse mais qui n'est sans doute pas une fin en soi: Louis XIV n'a-t-il pas aussi fait fondre son argenterie pour financer la guerre ?
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