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Le dernier chef-d'oeuvre d'un poète : la Main aux algues et aux coquillages d'Emile Gallé

Par Célia De Saint Riquier


Emile Gallé (1846-1904), La Main aux algues et aux coquillages, 1904, Verre modelé à chaud, inclusions d'oxydes métalliques, marbrures, applications en léger et haut relief, gravure à la roue, H. 33,4 ; L. 13,4 cm, musée d'Orsay, Paris ©NicolasBousser

Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,

Ô Mer, nul ne connait tes richesses intimes,

Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !


L’Homme et la Mer’, Charles Baudelaire, 14ème pièce des Fleurs du mal, 1857


Si ces vers furent écrits onze ans avant la naissance d’Emile Gallé, il est étonnant de voir comme ils prennent une résonance particulière auprès de la Main aux algues et aux coquillages de ce dernier, conservée au musée d’Orsay à Paris. L’œuvre s’entoure d’un mysticisme qui force le silence et semble tout droit sorti d’un rêve symboliste. Par son aspect singulier, elle témoigne d’un cheminement complexe et éclairé d’un génie créateur se sentant décliner.



Emile Gallé, Maitre pluridisciplinaire de l’école de Nancy


Emile Gallé nait à Nancy le 4 mai 1846 dans une famille de la bourgeoisie protestante, qui possédait un magasin de porcelaines et de cristaux. Il est passionné de lettres tout autant que de botanique, intérêt transmis par son père. C’est tout naturellement que le fils va s’associer progressivement au père, jusqu’à reprendre le flambeau paternel en 1877. A partir de ce moment, Emile Gallé n’a de cesse d’étendre son atelier, construisant une ébénisterie, une faïencerie, une cristallerie. Il dirige et élabore tous les projets seul et craint qu’on lui vole ses idées. Il dépose de nombreux brevets de techniques qu’il invente au cours de sa vie, notamment celle de la marqueterie de verre. C’est un artiste pluridisciplinaire. Les Expositions Universelles sont pour lui des succès, il remporte des médailles et en 1900, deux grands prix ainsi qu’une médaille d’or, ce qui lui vaut d’être élevé au grade de commandeur de la Légion d’Honneur. A cette époque, ses ateliers font travailler près de 300 collaborateurs, aussi bien artistes qu’artisans.


En 1901, il crée officiellement avec Louis Majorelle, Victor Prouvé, Antonin Daum et Eugène Vallin l’Ecole de Nancy et en devient Président (il le restera jusqu’à sa mort). L’école de Nancy est affiliée à l’Art Nouveau, mouvement artistique très court entre les années 1890 et les années 1905 – 1910 qui naît à la suite de plusieurs mouvements européens comme les Arts and Crafts. Ce courant touche majoritairement les arts décoratifs et l’architecture. Il se développe particulièrement en Belgique (avec Victor Horta et Henri Van de Velde), en France (Hector Guimard), mais aussi avec des figures emblématiques propres, en Italie (Bugatti), en Espagne (Gaudí). Il s’oppose à l’académisme et au dénigrement des arts décoratifs. Les inspirations sont nombreuses, et ont pour référence la nature, qui permet de traiter les courbes, et les aspects organiques des œuvres. Les périodes reculées comme le Moyen Age fascinent, notamment pour les techniques utilisées. L’ouverture à l’Occident du Japon à partir du milieu du XIXème siècle, faisant éclore le Japonisme, a aussi marqué les artistes Art Nouveau.

Louis Majorelle et les Frères Daum, Lampe de table Nénuphar, Entre 1902 et 1904, Bronze doré et ciselé, verre soufflé gravé à l'acide et à la roue, H. 70,5 ; L. 20, 5 cm, musée d'Orsay, Paris ©NicolasBousser

L’école de Nancy regroupe les artistes lorrains marqués par les mêmes valeurs, aussi bien politiques qu’artistiques et esthétiques. La ville est la nouvelle capitale du nord-est de la France après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse et récupère donc le prestige et les richesses que possédait Strasbourg. Ce changement de statut, lié à l'annexion, explique en partie l’émergence d’un groupe d’artistes souhaitant s’affirmer aussi fortement lorrains que français. Parmi eux Emile Gallé bien sûr mais aussi Louis Majorelle (initié d’ailleurs à l’Art Nouveau par Gallé) et les Frères Daum. Le musée d’Orsay conserve d’ailleurs une de leurs collaborations : la Lampe de table Nénuphar qui illustre bien tous les principes de l’art nouveau.


La fin de la vie de Gallé est une période complexe, il est malade et souffre énormément. Il alterne périodes productives et cures ou séjours dans des cliniques. Les médecins crurent d’abord voir en son mal un surmenage lié à la préparation de l’Exposition Universelle de 1900, puis on lui trouva une « anémie pernicieuse » (une leucémie). Il est aussi probable qu’il ait subi un empoisonnement du sang progressif au cours de sa carrière, causé par le plomb libéré du cristal durant les phases de travail et par divers composés à base de fluor, des sels d’arsenic, de manganèse qui étaient utilisés pour la coloration du verre. Il s’éteint le 23 septembre 1904 dans sa ville natale, alors qu’est exposée pour la première fois un mois plus tard la Main aux algues et aux coquillages lors de l’Exposition d’art décoratif de Nancy.


La Main aux algues et aux coquillages, une entrée dans l’univers de l’artiste


L’œuvre ne devait pas spécialement attirer l’attention. Durant l’exposition de 1904 à Nancy, elle prend place dans la Vitrine à bijoux « Les Fonds de la Mer » aux allures de pieuvre qui prend place à droite de la photographie ci-contre. La scénographie du musée d’Orsay permet maintenant de la découvrir sous toutes ses coutures, dévoilant une main droite androgyne voire inhumaine, translucide, réalisée – selon une étude de Jean-Luc Olivié (conservateur responsable du Centre du verre au musée des Arts Décoratifs de Paris) – non pas avec un moule comme nous l’avons longtemps pensée, mais bien moulée à chaud. La main semble sortir des flots marins qui forment la base tandis que des algues en relief viennent encercler les doigts effilés. Des cabochons de coquillages ajoutés après le modelage, encore à chaud, ornent comme des bijoux le dessus de la main.


Il y a quatre différentes techniques brevetées par Gallé utilisées dans cette œuvre. Son élaboration est très complexe et nécessite une maîtrise parfaite du matériau, ici le verre. Emile Gallé y inclue des oxydes métalliques qui permettent d’obtenir certaines couleurs mais aussi un rendu irisé par endroits. La technique de la marbrure permet de donner des motifs proches de ceux du marbre. Les motifs sont organisés à l’aide de peignes et de pointe sur la surface d’un liquide. On trempe ensuite l’objet souhaité sur lequel se posent les motifs. Ici, Gallé exploite ces motifs sans doute pour le rendu organique des algues. Il utilise la gravure à la roue, technique assez commune, qui exploite une meule circulaire qui tourne sur elle-même.


Emile Gallé, La Main aux algues, 1904, Verre, oxydes métalliques, appliques, gravure à la roue, 38cm, Musée de l'Ecole de Nancy, Nancy ©NicolasBousser

L’élaboration en atelier des œuvres pensées par Gallé connaissait une méthode récurrente. Suivant d’abord la logique de commandes puis devenant systématique, il était habituel de réaliser plusieurs fois un même objet, pour s’assurer qu’au moins un exemplaire serait parfait même si l’on rencontrait un problème durant le processus laborieux de sa création. C'est aussi le cas pour la Main aux algues et aux coquillages du musée d’Orsay, qui connait une jumelle au musée de l’Ecole de Nancy, portant elle aussi des algues et des coquillages. Une autre version du même musée ne porte que des algues assez peu retravaillées (à gauche). Enfin, une dernière Main aux algues à peine ébauchée est passée en vente publique à Versailles le 13 décembre 1970. Il est donc probable que ces œuvres soient toutes concomitantes, et que les plus schématiques n’aient été que des œuvres de remplacement en cas de casse ou d’accident.


L’art nouveau est bien présent dans cette œuvre, par l’abondance de la nature, à travers les courbes qui donnent un aspect mouvant à l’œuvre, mais aussi par le caractère même de cette main, comme objet décoratif sans réelle fonction.


La présence marine est un thème largement exploité tout au long de la carrière de Gallé, féru de biologie ainsi que d’océanographie, passion permise par la bibliothèque paternelle abritant par exemple le Traité de Conchyliologie publié en 1847 par le docteur Jean-Charles Chénu. Les coquillages ornant les doigts de la main peuvent tous être identifiés. L’artiste possédait dans sa bibliothèque personnelle des ouvrages de vulgarisation sur les fonds marins, dont les descriptions pleines de lyrisme ne pouvaient que stimuler la créativité de l’artiste. La Mer, recueil de poèmes de Jules Michelet, que Gallé considérait comme son maître à penser, publié en 1861, dû sans doute émouvoir Gallé. Il possédait enfin une copie des Fleurs du Mal et a potentiellement lu les vers cités en introduction. Sans affirmer que la littérature ait directement inspiré la main aux algues et aux coquillages, il est probable que cette culture littéraire poussée ait joué un rôle quant au développement de l’imaginaire de l’artiste.


Ces thématiques marines sont aussi héritées du XVIIIème siècle et du style rocaille, qui ornait déjà largement les arts décoratifs. L’œuvre mélange les références, rappelant des ex voto antiques et des bras reliquaires médiévaux (comme le bras reliquaire de Saint Luc provenant du trésor de Medina del Campo en Espagne, conservé actuellement au Louvre Lens, 1336-1338, Argent doré, émaux, cristal de roche) elle interroge le spectateur sur sa signification. Il semble aussi que l’artiste ait vu des œuvres de Rodin, qu’il appréciait particulièrement. Rodin réalise en effet une Main de Dieu ou La création (1896 ?, Marbre, H. 94 cm ; L. 82,5 cm ; P. 54,9 cm, musée Rodin, Paris) qui n’est pas sans évoquer la main aux coquillages, notamment dans sa manière de sortir de la pierre.


Il faut donc élargir la seule lecture « art nouveau » de cette œuvre, qui ne permet en effet pas d’en capter l’essence. L’art d’Emile Gallé peut se rapprocher du courant symboliste de la fin du XIXème siècle. Le but premier de ce mouvement est la réalisation matérielle d’une idée abstraite. L’art est une manière de retrouver un idéal perdu. Ce mouvement pictural débute vers 1894. Les artistes, tels que Gustave Moreau ou Fernand Khnopff, développent des thèmes centrés sur l’introspection teintée d’étrangeté, la mélancolie, la douleur. Il est impossible de ne pas associer ces termes à l’œuvre de Gallé, qui dégage un certain mysticisme. La main pose une première question : est-ce une main se noyant ou émergeant au contraire des flots marins ? Est-ce une divinité marine ? La main dépasse la taille humaine, ce qui peut laisser croire à une figure divine. La main peut aussi évoquer le génie créateur de Gallé lui-même, thème bien symboliste, le choix de la main évoquant évidemment la création matérielle.


Nous savons qu’au cours de sa vie Emile Gallé souhaita réaliser plusieurs ensembles sur le thème des fonds marins. Il souhaita que ses pièces donnent l’impression forte d’avoir été laissées à la mer en des temps reculés et que celle-ci ait repris ses droits, envahissant les objets.


Les explications les plus probables de cette œuvre sont à intégrer dans le contexte historique de la vie d’Emile Gallé. Ses proches virent en la Main aux algues et aux coquillages le témoignage de l’horreur que lui inspira la guerre russo-japonaise et plus particulièrement l'épisode meurtrier de Port Arthur qui causa beaucoup de morts par noyade. Emile Gallé, qui vécut une vie très engagée, fervent dreyfusard, fut profondément touché par cet épisode. L’aspect gonflé de la main de verre, rappelant l’effet d'un séjour prolongé dans l’eau renforce cette hypothèse. Cette main peut donc être interprétée par le dernier soubresaut avant l’engloutissement d’un soldat condamné. La littérature a pu inspirer la création de Gallé dans cette voie, notamment le poème Oceano Nox, de Victor Hugo (Les Rayons et les Ombres, 1840) :


Ô combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,

Dans ce morne horizon se sont évanouis !


Enfin, il est impossible de ne pas y voir une métaphore de la fin de vie de l’artiste. En 1904, date de la réalisation de cette œuvre, l’homme se sait condamné par une maladie qui le ronge et qui l’empêche de plus en plus de travailler. Il mourra d’ailleurs en septembre de cette même année. Pensant donc au vers de Baudelaire :


La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

(L’Homme et la Mer’, Fleurs du mal, 1857),


Emile Gallé pu aussi vouloir exprimer, en cette main, son propre désespoir, un dernier geste artistique, avant de sombrer dans les profondeurs de la mer.


L’œuvre de Gallé percute donc autant qu’elle fascine, laissant l’imagination du spectateur voguer au gré de sa culture littéraire ou picturale. Maîtrisant des techniques complexes, il réussit à mélanger des références diverses, brouillant ainsi les pistes, sans doute inconsciemment, pour garder le même mystère qu’inspire la mer à Baudelaire. Il fait ainsi de la Main aux algues et aux coquillages l’œuvre d’une vie, son dernier chef-d’œuvre, comme le testament d’une vie de poète symboliste.



 

Bibliographie :


THIEBAUT (P.), Gallé Le Testament artistique, Catalogue d’exposition au musée d’Orsay, 2004, Editions Hazan, Musée d’Orsay, 141 p., ISBN editions Hazan : 2 85025 944 6, ISBN musée d’Orsay : 2 905724-10-2


THIEBAUT (P.), Emile Gallé, Magicien du verre, Découvertes Gallimard Art, 2004, Edition Gallimard, 128p., N° Edition : 123798, ISBN : 2-07-030132-X


OLIVIE, (J.-L.), THOMAS (V.), SYLVESTRE (F.), Emile Gallé et le verre: la collection du Musée de l'Ecole de Nancy, Musée de l'École de Nancy, Paris : Somogy éd. d'art, Nancy : Musée de l'Ecole de Nancy, 2004, 220 p., ISBN 2-85056-737-X

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