Maurits Cornelis Escher était-il réellement un artiste ? Voilà, chers lecteurs, une question plutôt étonnante que nous vous proposons d’entrée de jeu. Celle-ci est bien légitime car le célèbre graveur qu’il était devenu à la fin de sa vie se l’était lui-même posée. Il affirmait d’ailleurs qu’il se reconnaissait davantage comme un mathématicien. Pourtant, les travaux d’Escher ne se concrétisaient jamais dans leur finalité par des articles scientifiques pleins de calculs complexes mais bien par la production d’œuvres graphiques. Alors pourquoi nous interrogeons nous ? Simplement parce que lorsque l’on observe de plus près les œuvres de l’homme qui nous intéresse aujourd’hui, nous devinons qu’elles sont le fruit d’un assemblage d’influences et de réflexions très diverses donnant à voir des scènes bien souvent d’une réalité surprenamment abstraite. Fasciné progressivement par sa propre imagination, l’harmonie des éléments de la nature, les mathématiques ou encore la géométrie, son travail nous amène à réfléchir sur la manière dont est constitué le monde par le biais de questions confinant parfois presque à la métaphysique. A l’occasion, le 27 mars prochain, des 50 ans de la disparition de cet artiste non revendiqué, Coupe-File Art vous en propose une courte rétrospective.
Escher est né en 1898 à Leeuwarden, aux Pays-Bas dans une famille de scientifiques. Reconnu très tôt comme un enfant à la santé fragile, il est envoyé dans une institution spécialisée au bord de la mer. Le jeune garçon s’y ennuie mais y suit des cours de dessin, seuls instants qui lui donnent un peu de bonheur dans ses journées. Après un passage au lycée d’Arnhem, il entre en 1919 à l’École d’Architecture et d’Arts Décoratifs d’Haarlem. C’est là qu’un de ses professeurs, Samuel Jessurun de Mesquita remarque son talent pour la gravure sur bois et lui conseille de progresser dans cette voie. Commence alors pour l’artiste en devenir une période d’intense travail et d’expérimentations des diverses techniques de gravures.
A peine sorti de sa formation en 1922, Escher décide de partir s’installer en Italie. Il y restera durant sept ans où il s’attachera avant tout à réaliser des paysages figuratifs croqués sur le vif. A ce moment de sa vie, il n’a de cesse de vouloir adapter les sujets qu’il choisit aux techniques utilisées sans toutefois prendre encore conscience de ses capacités à créer des compositions dont les réflexions artistiques pourraient être plus profondes. Cette période n’en reste pas moins essentielle dans sa production car il trouve au fil du temps son style et ses supports préférés pour réaliser ses compositions.
Sa pensée va subitement évoluer au milieu des années 1920 au moment où il réalise de nombreux voyages dans les pays voisins. Alors qu’il visite le Sud de l’Espagne en compagnie de Jetta Umiker avec qui il partagera toute sa vie, il découvre les décors de céramiques géométrisés à l’Alhambra de Grenade. Escher est fasciné par ces formes répétées à l’infini venant combler tout espace laissé libre sur les plafonds, les murs et les sols du célèbre palais. Il ne passe pas moins de trois jours à les copier, ce qui lui donne l’idée de réaliser le même type d’iconographie cette fois avec des motifs figuratifs animaliers. C’est ainsi qu’il exécute en 1938 une lithographie intitulée Jour et nuit dans laquelle des formes géométriques noires et blanches se transforment progressivement en figures d’oiseaux contrastant avec un paysage champêtre ultra réaliste.
Quelques temps plus tard, il présente ses premières réflexions géométriques à son frère qui exerce le métier de géologue. Celui-ci lui fait la remarque qu’il réalise inconsciemment des représentations des principes de cristallographie en les plaçant sur des surfaces en deux dimensions. Incité par ce dernier, Escher se plonge dans des ouvrages mathématiques qu’il trouve en définitive d’une grande complexité. Fortement marqué par ces lectures, il commence à appliquer systématiquement des théories mathématiques dans ses compositions en les plaçant dans un quadrillage qui proportionne l'ensemble. Le résultat obtenu paraît aux yeux du spectateur comme une sorte d’axiome artistique : si en apparence, les métamorphoses des animaux représentés dans ses lithographies semblent évidentes par la décomposition du changement des formes exécutées par Escher, nous nous rendons pourtant compte qu’elles ne vont en principe pas du tout de soi. Pour autant, l’artiste nous prouve par ces décompositions géométriques qu’elles sont possibles. Le spectateur est en définitive incapable d’expliquer comment cela est possible mais il est forcé de constater cette réalité concrétisée sur le papier. L’oiseau s’est bien transformé en poisson.
L’une des fascinations les plus importantes de l’artiste néerlandais est sans aucun doute celle qu’il éprouve pour la notion physique et mathématique de l’infini. Il propose d’ailleurs au travers de la quasi totalité de ses œuvres des représentations de ce dernier sur une surface délimitée et plane : la feuille de papier. En 1948 dans Dessiner, Escher met en scène ladite feuille sur laquelle une main tenant un crayon a été dessinée avec un tel réalisme qu’elle semble prendre un aspect tridimensionnel. Celle-ci, qui prend une forme concrète alors même que chaque spectateur conviendra par convention qu’elle est pourtant réalisée dans une composition plane et donc en principe en deux dimensions, est déjà en train de dessiner une seconde main sur le support dont elle s’est échappée. C’est là que le concept d’infini se concrétise puisque la seconde main semble elle-même à l’origine de la création de la première ! Escher avait déjà produit précédemment d’autres œuvres sur ce thème comme les Reptiles de 1943 ou le Miroir magique exécuté en 1946.
M.C. Escher (1898-1972), Reptiles, lithographie, 1943
M.C. Escher (1898-1972), Miroir magique, lithographie, 1946
A ces prouesses mathématiques générant des compositions abstraites faites de motifs réalistes et figuratifs, s’ajoutent aussi des réflexions proches de la métaphysique. C’est ainsi qu’Escher réalise en 1942 Verbum, une lithographie reprenant la locution biblique « Au commencement était le verbe » évoquée dans l’Évangile selon saint Jean (1,1), premier concept supposément créé par Dieu dans l’univers et dont découlerait ensuite le reste de la Création. La composition met littéralement en image cette phrase en plaçant au centre le mot « verbum » duquel apparaissent progressivement grenouilles, oiseaux et poissons se métamorphosant eux-mêmes entre eux dans le sens des aiguilles d’une montre. Chaque animal est associé aux extrémités de l’image aux éléments qui leur sont propres – l’air, l’eau et la terre – dans des scènes diurnes et nocturnes. Dans cette œuvre, les théories mathématiques qui régissent la composition sont étroitement liées aux réflexions spirituelles sur la création du monde. La transformation des motifs en êtres vivants et les métamorphoses infinies rendues possibles par les traitements géométriques nous amènent à nous interroger sur les lois qui régissent notre monde. Plus encore, nous pouvons nous demander à travers cette représentation si Escher place les mathématiques comme un concept au cœur de la création divine ou bien au contraire s’il ne cherche pas à mettre en opposition les explications religieuses avec les théories plus cartésiennes et scientifiques tendant à expliquer les lois naturelles de l’humanité. La force de l’œuvre est d’évoquer ce sujet sans prendre réellement parti et de laisser le spectateur seul juge de la réponse en fonction de ses propres convictions.
L’art d’Escher, infiniment et indéniablement scientifique, est le fruit d’une étonnante sophistication. A l’inverse de nombreux artistes qui se concentrèrent sur des thèmes et concepts philosophiques précis dans leurs productions artistiques, Escher a préféré additionner les différentes inspirations et réflexions qu’il a pu rencontrer au fil de sa vie. Le résultat étonne et marque les esprits par son originalité, au point que son travail trouva une importante résonance dans la culture populaire. Mick Jagger avait même écrit à Escher dans les années 1960 pour qu’il lui donne un dessin inédit ou exécuté pour l’occasion en vue d’en faire l’illustration de la pochette d’un nouvel album. Comment expliquer ce succès tardif qui avait même surpris l’auteur de son vivant ? Sans doute parce qu’aucune autre personne n’a su mettre en évidence aussi bien que lui l’harmonie de toutes choses en relation directe avec la rigueur intrinsèque des lois mathématiques.
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