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Ramón Masats, un regard sur l’Espagne


En mars dernier, l’Espagne perdait l’un des artistes les plus éminents de son histoire de la photographie. Ramón Masats (1931-2024) est décédé à Madrid à l’âge de 92 ans, laissant derrière lui un héritage photographique d’une importance majeure, comprenant l’une des images les plus emblématiques de l’Espagne de Franco. Surnommé le « Cartier-Bresson espagnol » par son ami Carlos Pérez Siquier (1930-2021), le photographe a joué un rôle central dans le renouveau du reportage documentaire espagnol dans les années 1960. Tout au long de sa carrière, Masats a placé l’Espagne au centre de son objectif, capturant sa noirceur au moment du régime franquiste, comme sa lumière à l’occasion des fêtes de San Fermín à Pampelune ou de la Feria de Abril de Séville.


© Anne Clergue Galerie


Ramón Masats est né en 1931 à Caldes de Montbui, une petite commune située à une trentaine de kilomètres de Barcelone, dans une famille propriétaire d’une poissonnerie sur le marché du Born. Enfant, il nourrit une passion pour la littérature, plus particulièrement pour Shakespeare, ainsi que pour le dessin. Pensant que son avenir est tout tracé, il commence par travailler comme pêcheur dans l’entreprise familiale, désormais établie à Terrassa, principale ville industrielle du pays à cette époque.


Ce n’est qu’au début des années 1950, au cours de son service militaire à Lérida (Catalogne), que Masats fait ses débuts dans le monde de la photographie. Cherchant à occuper son temps et désireux de lire, il fait l’achat d’un numéro d’Arte Fotográfico, principale revue espagnole de photographie qui mettait alors en lumière les photographes et les associations photographiques existantes. À partir de ce moment-là, Masats entreprend de se procurer un appareil photographique. Pendant longtemps, ce dernier a prétendu avoir obtenu son premier appareil, un Kodak Retina 2, dans une tombola. En réalité, Masats se l’était offert avec de l’argent qu’il avait subtilisé du portefeuille de son père, un secret qu’il s’était juré de ne jamais lui révéler : “Cuando él estaba vivo tuve que mantener la mentira para que no se enterara.” (« Quand il était en vie, je devais continuer à mentir pour qu’il ne découvre rien. »).


Avec cet appareil, Masats commence par photographier sa famille mais réalise rapidement que cette activité dépasse le simple loisir. Entre 1953 et 1955, il s’implique davantage dans cette discipline et décide de se rapprocher des associations photographiques de sa région. C’est ainsi qu’il devient membre amateur du Cercle photographique du Casino de Comercio de Terrassa et de la Société photographique de Catalogue. Là-bas, il fait la rencontre de nombreux photographes catalans, dont Xavier Miserachs (1937-1998), Oriol Maspons (1928-2013) et Ricard Terré (1928-2009), qui lui transmettent les bases techniques de la photographie et avec lesquels il expose ses premières images deux ans plus tard.


Ramón Masats, Barcelona, 1955, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Museo Reina Sofía

© Ramón Masats, Museo Nacional Centro de Arte Museo Reina Sofía


Au milieu des années 1950, Masats développe son intérêt pour le reportage en photographiant Las Ramblas, avenue emblématique de Barcelone. Ses premières photographies révèlent les prémices de son style : à rebours de l’esthétique pictorialiste encore présente en Espagne dans les années 1950, il adopte une approche consistant à capturer le « réel » de la scène, dépouillée de tout artifice et débarrassée des éléments superflus. Ces tendances se confirment dans le second reportage qu’il commence à réaliser en 1955 et dont le sujet porte sur les Sanfermines de Pampelune. À travers ces images, qui font l’objet d’une publication postérieure en 1963, Masats dépeint l’ambiance vivante et parfois chaotique de ces célèbres fêtes traditionnelles, encore aujourd’hui célébrées chaque été au sein de la capitale navarraise. Cherchant à saisir l’essence même de ces festivités, le photographe n’hésite pas à portraiturer les festayres, c’est-à-dire les participants, en train de s’adonner à toutes sortes d’activités caractéristiques de cette expérience culturelle : boire, danser, chanter ou même dormir sur un banc. La série compte également des photographies représentatives des animations et rituels propres à cet évènement, tels que les encierros (trajet des taureaux des corrales aux arènes), défilés, bals ou encore corridas.


Ramón Masats, Sanfermines (Pamplona), 1960

© VEGAP


À la fin des années 1950, grâce au succès rencontré par ses images des Sanfermines, la prestigieuse revue Gaceta ilustrada, souvent comparée aux magazines américain et français Life et Paris Match, propose à Masats une collaboration. Ce travail conduit le photographe à quitter Barcelone pour s’installer à Madrid, où il réalise l’image la plus emblématique de sa carrière. À l’occasion d’un reportage commandé par la Gaceta ilustrada, il se rend en 1959 au séminaire conciliaire de Madrid, la veille de la Saint-Joseph, pour une mission consistant à photographier la chapelle et les classes. Or, une fois là-bas, le photographe est surpris par ce qu’il voit : pendant la pause, plusieurs séminaristes en soutane jouent au football dans la cour. De cet après-midi-là, Masats conserve l’image d’un jeune prêtre de Guadalajara, Lino Hernando, pris sur le fait, comme suspendu dans les airs, effleurant de sa main droite un ballon qu’il n’arrêtera pas. La silhouette de celui qui a été surnommé “el cura futbolista” (« le prêtre footballeur ») est restée célèbre pour une raison évidente : dans une Espagne encore sous le régime franquiste, Masats a capturé une scène inhabituelle dans laquelle apparaît un contraste saisissant entre la tenue traditionnelle exigée par le rôle de prêtre et le loisir décontracté auquel il s’adonne. S’ajoute à cela un fort contraste visuel, marqué par la soutane sombre de Lino Hernando et l’ombre qui l’accompagne, qui se démarquent nettement de la clarté du terrain de football et de la luminosité de l’arrière-plan architectural. Dans cette photographie, Masats fait preuve d’un sens aigu de l’instant décisif, capturant un moment fugace mais très évocateur.


Ramón Masats, Madrid, 1957, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía

© El Español


Outre son travail pour la Gaceta ilustrada, Masats s’implique dans plusieurs groupes photographiques, dont le groupe AFAL (Agrupación Fotográfica Almeriense), qui a joué un rôle essentiel dans la modernisation de la photographie espagnole dans les années 1950 et 1960. Ce collectif de photographes est créé en 1956 à Almería (Andalousie) par les éditeurs José María Artero García (1921-1991) et Jesús Aguirre (1934-2001), ainsi que par le photographe Carlos Pérez Siquier, autour de la revue du même nom. Leur objectif est de promouvoir des travaux photographiques innovants qui s’opposent aux critères stricts de la photographie officielle ou « saloniste », selon les termes d’Oriol Maspons. Ils cherchent à rompre avec la tradition pictorialiste alors établie, en s’inspirant notamment des tendances étrangères marquées par l’esthétique de photographes tels que Henri Cartier-Bresson, William Klein, Robert Frank et Otto Steinart. Il en résulte une conception de la photographie plus simple et directe, éloignée de tout stéréotype hérité de la peinture. Cette approche vaut au groupe AFAL de se faire connaître à l'étranger et offre la possibilité à certains de ses membres d'exposer leurs images au sein de la célèbre exposition The Family of Man, organisée par le photographe américain Edward Steichen au musée d'art moderne de New York (MoMA) en 1955.



Ramón Masats, Terrassa, vers 1956

© Ramón Masats, Museo Nacional Centro de Arte Museo Reina Sofía


Entre-temps, Masats rejoint la Real Sociedad Fotográfica de Madrid, sous l’égide de laquelle il ne tarde pas à fonder La Palangana, aux côtés de Leonardo Cantero (1907-1995), Gabriel Cualladó (1925-2003), Paco Gómez (1918-1998), Francisco Ontañón (1930-2008) et Joaquín Rubio Camín (1929-2007). Le nom du groupe, qui en français signifie « la bassine », tire son origine d’une photographie d’Ontañón, dans laquelle les portraits des six fondateurs reposent à l’intérieur d’une bassine, baignant dans le liquide utilisé pour le développement des images. S’opposant aux courants photographiques classiques qui prévalent à cette époque, le collectif souhaite embrasser le néoréalisme italien et le photojournalisme – tendances alors répandues dans plusieurs pays européens et aux États-Unis – pour rénover profondément le langage photographique espagnol. L’idée est d’orienter la photographie vers un sens plus humain et social, en produisant un témoignage véridique de l’Espagne de cette époque.


Francisco Ontañón, Grupo « La Palangana », 1959, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía

© Heirs of Francisco Ontañón, courtesy of galería ArteSonado, Museo Nacional Centro de Arte Museo Reina Sofía


En 1962, Masats se lance dans un projet ambitieux consistant à combiner art photographique et récit littéraire. En collaboration avec la maison d’édition barcelonaise Lumen, il produit un livre de photographies intitulé Neutral Corner, qui marque un tournant dans l’histoire du livre photographique en Espagne. Dans cet ouvrage, le photographe explore l’univers de la boxe d’une manière sensorielle, cherchant à capturer l’énergie palpable qui se dégage des combats menés sur les rings des gymnases de Madrid. Les cadrages rapprochés, les forts contrastes rendus par le noir et le blanc, ainsi que le flou intentionnel des images, plongent le spectateur dans une vision brute et réaliste des scènes, témoignant de l’intensité des combats. Les photographies de cet ouvrage sont rendues encore plus saisissantes par les textes de l’écrivain espagnol Ignacio Aldecoa (1925-1969), véritable « aficionado » de ce sport, qui les accompagnent sous forme de micro récits. Deux ans plus tard, Masats récidive avec un nouvel ouvrage intitulé Viejas historias de Castilla La Vieja (1964), qu’il co-réalise avec l’écrivain espagnol Miguel Delibes (1920-2010). Dans ce livre qui accorde une place plus importante au texte, le photographe illustre l’émigration du monde rural vers le monde urbain espagnol en faisant référence à la trajectoire d’Isidoro, principal personnage du récit.


Ramón Masats, Neutral Corner (Esquina Neutral), 1962, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía

© Ramón Masats, Museo Nacional Centro de Arte Museo Reina Sofía


Dans les années 1970, Masats opère un changement important dans sa carrière de photographe, mettant temporairement de côté l’image fixe au profit de l’image mouvante. Avec la montée en popularité de la télévision à cette époque, le photographe considère sérieusement les possibilités de création que lui offre ce nouveau langage visuel. En tant que réalisateur, il produit plusieurs séries documentaires remarquables telles que Los Ríos, El Prado Vivo et El que enseña, qui lui valent des récompenses prestigieuses. Ce succès le conduit à diriger un long-métrage surréaliste intitulé Topical Spanish, sur un scénario de Chumy Chúmez. Par la suite, Masats entame une collaboration avec TVE (Televisión Española), pour laquelle il réalise la série Raíces et les documentaires La España de los contrastes, Invierno en España et Un paraíso surgido de las aguas: Canarias.


Au début des années 1980, il revient finalement à la photographie, utilisant désormais presque exclusivement la couleur. Ses clichés, qui montrent des paysages, des monuments, des personnes et des lieux dans toute l’Espagne, ont été publiés dans des livres tels que Desde el cielo. España (Lunwerg, 1988), Toro (1998) et La memoria construida (2002). Plus abstraites, ces images se concentrent sur des motifs isolés, débarrassés du contexte auquel ils appartiennent.


Ramón Masats, Sevilla, 1982


Pour l’ensemble de sa carrière, Masats a reçu de nombreux prix dans les années 2000, à commencer par le Premio Nacional de Fotografía en 2004, décerné par le Ministère de la Culture espagnol “por la vigencia de su lenguaje documental y por una forma de ver e interpretar el mundo que ha resistido el paso del tiempo” (« pour la validité de son langage documentaire et pour une façon de voir et d'interpréter le monde qui a résisté à l'épreuve du temps »). Son travail lui a également valu d’être exposé dans toute l’Espagne, ainsi qu’en Europe, notamment en France et en Allemagne.


De ses débuts dans la photographie documentaire à ses collaborations avec des écrivains renommés, en passant par son travail cinématographique, Ramón Masats n’a cessé de chercher, tout au long de sa carrière, à capturer l’essence de l’Espagne à travers des images évocatrices. Figure majeure de l’histoire de la photographie espagnole, il a laissé derrière lui un legs précieux pour les générations actuelles d’artistes visuels, dont la plus grande partie est aujourd’hui conservée au Museo Reina Sofía de Madrid.

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