top of page

Marriage A-la-Mode, un cycle satirique au siècle des Lumières (2/2)




« Ce fut sous le règne de George III que ces personnages vécurent et se querellèrent ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant ». Cette phrase que l’on peut lire à la fin de Barry Lyndon, l’adaptation au cinéma par Stanley Kubrick du roman de William Makepeace Thakeray, pourrait certainement s’appliquer aux personnages de William Hogarth. Ce dernier nous a fait comprendre à travers de nombreux indices qu’ils ne survivront pas à leurs tromperies et que, comme tout un chacun, ils retourneront à la poussière. Il faut cependant encore trois tableaux pour faire mourir sur scène ces anti-héros. Les trois actes qu’il nous reste à voir sont autant d’occasions pour l’artiste de montrer la ruine à laquelle sont promises les familles qui s’adonnent trop souvent au mariage de leur progéniture par intérêt bien compris.


4 – Le Lever de la Comtesse


William Hogarth (1697-1764), Le Lever de la Comtesse, 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

Le temps s’est écoulé depuis la visite du vicomte chez le charlatan. Le vieux père de celui-ci s’est éteint et les couronnes comtales ornent désormais le dessus de la coiffeuse et le baldaquin du lit de la chambre où nous nous trouvons. La comtesse a donné naissance à un enfant comme le laisse penser le corail de dentition accroché au dossier de sa chaise.


Avec cette scène Hogarth s’attaque en premier lieu à une autre tradition française passée outre-Manche et qu’il juge passablement ridicule d’imiter. La comtesse qui se trouve en pleine discussion est en compagnie de quatre invités, une femme et trois hommes. S’ajoutent à cela un musicien et un chanteur qui assurent une ambiance festive ainsi qu’un serviteur noir qui offre aux invités des tasses de chocolat. L’artiste caricature ici l’habitude que prenaient certains nobles britanniques de convier à leur réveil des courtisans à la manière de Louis XIV et de ses successeurs à la cour de Versailles.


William Hogarth (1697-1764), Le Lever de la Comtesse (détail), 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

Dans ce simulacre de cour, il faut distinguer la présence de Silvertongue, le notaire. Alors que nous l’avions quitté après son apparition dans le premier tableau, celui-ci semble avoir habilement tracé son chemin. Le voilà bien à son aise, allongé sur le divan face à la comtesse à laquelle il conte fleurette. Une attitude aussi familière et son portrait accroché sur le mur laissent à supposer qu’il est un intime du lieu. Silvertongue, qui poursuit son grand dessein, tend à la comtesse une invitation à un bal costumé. Il lui suggère leur déguisements : celui d’un moine et d’une nonne comme l’indique son autre main désignant l’image d’un bal masqué représentée sur le paravent derrière lui.


William Hogarth (1697-1764), Le Lever de la Comtesse (détail), 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

Là encore l’environnement qui encadre les personnages est important, à commencer par les tableaux accrochés auprès des deux amants. Le premier, qui se trouve au-dessus de la comtesse, souligne la tentation à laquelle elle est en proie par une reprise du Corrège représentant la nymphe Io séduite par Jupiter métamorphosé en nuage. La seconde œuvre, au-dessus du notaire, traduit la nature corruptrice de ce dernier puisqu’il présente l’épisode biblique de Loth enivré volontairement par ses filles.


William Hogarth (1697-1764), Le Lever de la Comtesse (détail), 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

D’autres éléments nous renseignent sur les événements à venir puisque le futur adultère est évoqué par le petit enfant noir et le panier rempli de bibelots au premier plan. On distingue en effet un plat représentant l’union de Léda et de Jupiter qui l’a séduite sous l’apparence d’un cygne. L’enfant pointe quant à lui du doigt les bois de cerf d’une statuette figurant Actéon, personnage de la mythologie antique transformé en cerf pour avoir surpris Diane au bain en compagnie de ses nymphes. Les bois évoquent ici bien évidemment les cornes du comte cocufié par sa femme. On comprend la moquerie lisible sur le visage du jeune garçon.


5 – Mort du Comte


William Hogarth (1697-1764), Mort du Comte, 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

Nous voilà donc logiquement amenés à traiter le prochain tableau. La scène se déroule au soir de la journée commencée dans la scène précédente puisque les déguisements des deux amants gisent sur le sol au milieu des autres vêtements. Tel Actéon ayant été puni pour avoir découvert (certes par hasard) la beauté de Diane dans son intimité, le comte, qui a suivi par jalousie sa femme à laquelle il s’intéresse pourtant peu, découvre l’intimité de celle-ci et en paye les pots cassés. Le voilà au centre de la scène qui se meurt, touché par un coup d’épée après un duel d’honneur.


William Hogarth (1697-1764), Mort du Comte (détail), 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

La comtesse et Silvertongue se sont retrouvés dans ce que les Anglais appelaient dans les années 1740 un bagnio, une sorte de bain turc où les tenanciers proposaient des chambres sans être toutefois très regardants sur les activités de leur clientèle. La facture que l’on entrevoit tout en bas à gauche de l’image nous confirme le lieu où se déroule l’action.


Pris de panique par l’accomplissement de son méfait, le notaire s’enfuit en petite tenue par la fenêtre alors qu’il a laissé tombé son épée sur le sol. Submergée de remords au regard du drame qui vient de se produire sous ses yeux, la comtesse en robe de chambre est agenouillée au pied de son mari infidèle et le supplie de lui pardonner ses propres écarts de conduite.

Regardons aussi le décor : sur le mur du fond se trouvent une tapisserie reprenant le thème du Jugement de Salomon et, derrière la comtesse, un tableau représentant une prostituée. Celle-ci laisse suspendre à sa main droite le manche d’une ombrelle qui semble désigner la comtesse, comme pour souligner son inconstance dans le mariage. Le fagot de bois, presque tombé dans le feu que l’on devine en bas à gauche et l’ombre du tisonnier évoque un proverbe anglais : « N’attise pas un feu que tu ne saurais éteindre ». Alertés par le bruit, le tenancier et son personnel entrent déjà dans la pièce à l’arrière-plan et découvrent le drame. Le scandale n’est à présent plus évitable pour personne.

6 – Mort de la Comtesse


William Hogarth (1697-1764), Mort de la Comtesse, 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

C’est le dénouement de l’histoire qui se joue désormais sous nos yeux. Hogarth termine son cycle par ce tableau qui nous livre une morale: le mariage arrangé n’apporte rien de bon à personne, la démarche a été vaine et elle a déjà amené une personne à la mort. Cette dernière œuvre met un terme funeste au contrat de mariage marchandé en haut lieu au début de cette aventure. En définitive, la situation des personnages est pire qu’elle ne l’était au commencement. Cela n’empêche en rien les vices des uns et des autres de continuer de s’exprimer…


William Hogarth (1697-1764), Mort de la Comtesse (détail), 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

La scène prend donc place dans la maison du riche marchand que nous avions vu dans le premier tableau. Nous voyons par la fenêtre ouverte le London Bridge qui amène au quartier d’affaires de la City. Hogarth profite de l’intérieur de cette maison pour se moquer très probablement au passage des compositions du peintre français Jean Siméon Chardin en représentant une table tout à droite sur laquelle sont disposés des couverts et une tête de cochon dont s’empare un chien affamé.


William Hogarth (1697-1764), Mort de la Comtesse (détail), 1743-1745, huile sur toile, National Gallery, Londres

La comtesse s’est donc réfugiée chez son père après la mort de son mari. L’instant auquel nous assistons est celui de son dernier soupir. En apprenant l’exécution de Silvertongue, parti en cavale après avoir tué le comte, elle décide de se suicider de désespoir en avalant le contenu d’une fiole de laudanum. La lettre et la petite bouteille tombés aux pieds de la malheureuse viennent accréditer ce scénario.


Une servante amène l’enfant de la comtesse auprès d’elle pour pouvoir lui faire un dernier adieu. On remarque à cette occasion que l’enfant est victime de nombreuses tares physiques dues vraisemblablement à la maladie de son père. On voit ainsi sous sa robe qu’il souffre d’une déformation de la jambe l’obligeant à porter une prothèse. Le point noir sur la joue de l’enfant nous fait comprendre qu’il a également hérité tout bonnement de la syphilis.


Le peintre moque à nouveau l’incompétence du corps médical. A droite, l’apothicaire reconnaissable grâce aux médicaments qui dépassent de son manteau et qui a probablement fourni à la victime le laudanum fait porter sa responsabilité au domestique. Celui-là n’a pas l’air de bien comprendre de quoi on l’accuse.

Pour finir, c’est le père de la comtesse qui en prend pour son grade. Ce dernier se tient auprès de sa fille, à gauche de l’œuvre. Au lieu de la pleurer, il est occupé à lui ôter ses bagues des doigts. Cela s’explique par une raison purement pécuniaire : jusqu’en 1961, le suicide était considéré par le droit britannique comme un crime et jusqu’en 1822, les biens des personnes s’étant suicidées sont confisqués au bénéfice de la Couronne. Le père profite donc des derniers instants qu’il lui reste avec sa fille pour mettre à l’abri de la justice le plus de richesses possibles lui ayant appartenu. Le marchand est aussi moqué pour ses mauvais goûts artistiques, principalement des scènes de tavernes provenant des Flandres, alors qu’il prétendait vouloir s’affilier à la noblesse britannique.


Le lecteur l’aura compris, ce cycle est l’occasion pour William Hogarth de faire une critique en règle de la société dans laquelle il vit. Si la satire sociale est très présente comme on l’a vu, il n’en reste pas moins que l’artiste a sans doute un autre objectif en tête. Comme dit précédemment, il a voulu que ces œuvres soient diffusés grâce à des publications de gravures. A travers cette intention et dans l’esprit même des Lumières, on comprend aisément qu’Hogarth ne se contente pas de fustiger les mauvais comportements, il cherche aussi à les prévenir. Par son œuvre l’artiste a probablement pour but de montrer à son public les écueils dans lesquels un homme avisé ne devra pas tomber pour ressembler aux tristes caricatures dont il a dressé les portraits.


 

Post: Blog2_Post
bottom of page