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Moulages oniriques d'Apollonie Sabatier : d'Auguste Clésinger à Théophile Gautier


Parmi les demi-mondaines du XIXe siècle, Apollonie Sabatier fait sans doute partie des plus unanimement admirées. Coqueluche des poètes, surnommée "la Présidente" par certains des plus grands artistes de l'époque, celle qui s'appelait à l'origine Aglaé Joséphine Savatier est née le 7 avril 1822 à Mézières. Grande salonnière, elle rassemble régulièrement des personnalités influentes, dont certaines s'éprennent de leur hôtesse. L'admiration que lui témoigne Charles Baudelaire constitue la substance de certains poèmes des Fleurs du Mal (1857), tandis que s'amassent à ses pieds les lettres érotiques que lui adresse Théophile Gautier. Parmi les amants d'Apollonie Sabatier, l'industriel franco-belge Alfred Mosselman commande à Auguste Clésinger une œuvre à la gloire de sa maîtresse : Femme piquée par un serpent.

Auguste Clésinger, Femme piquée par un serpent, 1847, Paris, Musée d'Orsay, © RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Jean Schormans

Le corps arqué sous l'effet du venin, tordue sur un lit végétal, la protagoniste de l'œuvre d'Auguste Clésinger rappelle le thème classique de Cléopâtre mourant. Cependant, le serpent censément à l'origine de la mort de la reine est ici réduit au détail. Au premier regard, il pourrait presque être confondu avec un bracelet. En effet, ce sujet prétendu est une façade, l'artiste représentant une femme en extase érotique. Les spectateurs ne s'y sont d'ailleurs pas trompés : l'œuvre est, avec Les Romains de la décadence de Thomas Couture, un des plus retentissants scandales du Salon de 1847. Au-delà de la représentation, c'est la technique elle-même qui est au cœur des débats. Le rendu de la peau et de ses rugosités, la finesse des plis qui rythment la hanche sont autant de témoins d'un procédé mal considéré à l'époque : il s'agit d'un moulage du corps d'Apollonie Sabatier. D'aucuns considèrent à tort cette technique comme paresseuse, voire frauduleuse, à l'instar d'Eugène Delacroix qui qualifie le marbre de Clésinger de "daguerréotype en sculpture". A l'inverse, Théophile Gautier ne tarit pas d'éloges quant à la qualité de l'œuvre, attisant les passions autour de cette représentation. Afin de prouver à ses détracteurs sa maîtrise formelle, Clésinger réalise dans la foulée une variante de plus grandes dimensions, présentée au Salon de 1848 : Bacchante couchée. Cette fois-ci, et malgré des critiques partagées, le sculpteur reçoit pour son ouvrage une médaille de première classe. Selon Théophile Gautier, il s'agit là de l'"un des plus beaux morceaux de la sculpture moderne".

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Auguste Clésinger, Bacchante couchée, 1848, Paris, Petit Palais © Petit Palais / Roger-Viollet
Nadar, Portrait de Théophile Gautier, v.1856, New York, Metropolitan Museum of Art

L'influence de Femme piquée par un serpent semble se retrouver dans une nouvelle de l'auteur, publiée en 1852 dans la Revue de Paris : Arria Marcella. Partant des pérégrinations de trois compères partis découvrir l'Italie, l'œuvre bascule dans le fantastique lorsqu'Octavien, le benjamin du trio, se retrouve propulsé dans le Pompéi antique, quelques temps avant l'éruption cataclysmique du Vésuve. Il y rencontre Arria Marcella, dont il avait observé au musée des Studii de Naples l'empreinte sauvegardée par des cendres accumulées lors du tragique événement. Cette survivance formelle pourrait faire le lien entre la pompéienne et Apollonie Sabatier, par l'intermédiaire de cette représentation par le moulage. Celle-ci ne va pas sans rappeler la technique qu'utilise Auguste Clésinger : "on eut dit un fragment de moule de statue, brisé par la fonte" (T. Gautier, Arria Marcella, p.16). Cette comparaison permet de percevoir la portée de l'image, en cela qu'elle induit l'existence d'un modèle autrefois vivant, objet par ricochet du désir d'Octavien. Lorsque le jeune homme est transporté dans la ville morte ressuscitée, près de dix-sept siècles plus tôt, il découvre Arria Marcella, qui porte "autour de son bras, comme l'aspic autour du bras de Cléopâtre, un serpent d'or, aux yeux de pierreries" (T. Gautier, Arria Marcella, p.68). Ce serpent constitue-t-il une référence à l'œuvre de Clésinger ? Au vu de l'implication de Théophile Gautier dans le scandale de 1847, un hasard semble peu probable.

Familier des nouvelles fantastiques, l'auteur change ici de registre : alors qu'il cherchait davantage à provoquer l'effroi dans ses œuvres précédentes, la Morte Amoureuse (1836) en tête, c'est l'expression de la fascination qui domine dans Arria Marcella. Car si Théophile Gautier conduit des descriptions aussi précises de Pompéi, c'est à la lumière de son séjour italien de 1850 qu'il le fait, enrichi par une sincère admiration de l'antique cité et de nombreuses lectures. Au cours de ce voyage, il rédige la longue et enflammée Lettre à la Présidente, au caractère ouvertement obscène, destinée à Apollonie Sabatier. Cet antique tangible rejoint ses désirs charnels, culminants dans sa nouvelle au sein d'un amas de cendres.

Si l'influence qu'eut Auguste Clésinger sur l'œuvre de Théophile Gautier découle certes de l'affection que porte le second au modèle choisi, elle transcrit également un certain enthousiasme à l'idée de pouvoir conserver la forme exacte d'un individu. Cette ambition, également poursuivie par l'artiste François Willème, aboutit en 1859-1860 à l'invention par ce dernier de la photosculpture. Cette technique, consistant à capturer de façon simultanée un individu sous plusieurs angles à l'aide de la photographie, est aussi décriée que le moulage sur corps humain, et les ateliers de François Willème ne restent ouvert qu'une quinzaine d'année. Cela n'empêche pas Auguste Clésinger de devenir directeur artistique de la Société générale de photosculpture en 1867, tandis que Théophile Gautier relate avec enthousiasme son expérience de modèle en 1864.


 

Références bibliographiques :


- GAUTIER, Théophile, Arria Marcella, 1852, Lgf, 1994

- GAUTIER, Théophile, La Morte amoureuse - Avatar et autres récits fantastiques, Gallimard, 1981

- GEISLER-SZMULEWICZ, Anne. « Rien de nouveau sous le soleil : Pompéi, la ville morte, dans Arria Marcella (1852) », Sociétés & Représentations, vol. 41, no. 1, 2016, pp. 31-46.

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