Parmi les nombreux tiroirs des catégories artistiques, il en est un qui n’a que peu été tiré et rempli : la rhyparographie. Par ce terme, Pline l'Ancien (Histoire naturelle, livre XXXV, 112) désigne la représentation de ce qui est vil et bas. Il vise surtout un type spécifique : l’asàrotos òikos, c'est-à-dire la représentation en mosaïque d’un sol non balayé et jonché des restes du banquet. Bien loin de l’image glacée et aseptisée d’une certaine conception de l’art antique, les quelques occurrences conservées de ces sols souillés nous murmurent des histoires de fastes et de déchets. Allons les écouter.
Pergame, IIe siècle av. J.-C. Un banquet s’achève. Les convives et leur hôte ont quitté le triclinium, et les serviteurs arrivent pour débarrasser les reliefs du festin. Ils commencent à balayer mais à leur grand étonnement, ce qu’ils avaient pris pour un sol couvert de détritus est en réalité un trompe-l’œil, réalisé avec tant de vérité que leur regard s’y est trompé. Pline aurait pu nous livrer un tel récit. Il ne l’a pas fait. Il apporte néanmoins le seul témoignage écrit de l’existence d’une telle œuvre :
Sosus […] fit a Pergame l'Asàrotos òikos ; on la nomme ainsi, parce qu'il avait représenté en petits carreaux teints de différentes couleurs les débris du repas qu'on a coutume d'enlever avec le balai, et qui là semblent avoir été laissés.
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, tome second, livre XXXVI, 60.
Grace à cette ekphrasis, plusieurs copies romaines ont pu être associées à la mosaïque perdue de Pergame. Les plus complètes d’entre elles sont certainement celle du musée du Vatican, découverte en 1833 au sud de l’Aventin, à Rome et celle d'Aquilée, exhumée en 1860.
Les mosaïques étudiées ici constituent un témoignage éloquent de l’évolution des techniques, notamment en ce qui concerne la taille des tesselles utilisées. Rappelons déjà que la technique de la mosaïque consiste à assembler au moyen d’un ciment de petits éléments distincts de manière à créer un tapis. La forme des tesselles ne contribue pas au motif : chaque élément est interchangeable. C’est ce qui distingue la mosaïque de la marqueterie de pierre.
En revanche la taille des tesselles peut varier. L’opus tessalatum est constitué de pièces grossièrement cubiques d’environ 0,8 cm de côté. L’opus vermiculatum est quant à lui formé de pièces aux dimensions plus réduites : entre 0,1 et 0,4 cm. Les deux types peuvent être utilisés dans une même composition, l’opus tessalatum plutôt pour les grandes surfaces et les fonds, l’opus vermiculatum pour les motifs plus complexes et plus picturalisants. À partir de l’époque impériale ( Ie av. J.-C. - Ve apr. J.-C.), l’opus vermiculatum se raréfie et la mosaïque a davantage tendance à s’adapter à son cadre architectural. Les copies romaines de l'emblema des colombes, dont la destination initiale semble avoir été le centre de l'asàrotos òikos de Pergame, sont un des rares exemples de persistance de cette technique.
Des analyses menées sur les mosaïques conservées à Pergame montrent que les tesselles y font majoritairement moins d’un millimètre de côté tandis que pour les copies ultérieures, les morceaux font entre 1 et 5 millimètres. Cette finesse technique sert le réalisme de la composition.
Autre effet de réel notable dans les mosaïques présentées : les compositions s’adaptent aux ressources alimentaires locales. Sur l’Aventin, le festin fantôme se compose de queues, pattes et carapaces de homards, d'os de poulet, de tiges de raisin, d'oursins, de coquillages, de laitue ou encore de pattes de crabes. À Aquilée, on retrouve des feuilles de vigne, un calamar, des noix, des reliefs de poissons, une pomme, un pied de poulet, un os rongé et un œuf. Toutes ces denrées dispersées harmonieusement sur un fond uni dans un désordre feint évoquent une culture de table tournée vers la mer et les produits locaux.
À ce titre, ces repas sont très romains. Habituellement, la gastronomie romaine est tantôt accusée d'être trop rustre ou trop faste. D'un côté, le Romain moyen est souvent perçu comme un « mangeur de bouilli » comparé aux Hellènes. De l'autre côté, on ne compte plus les récits relatant les extravagances culinaires des plus aisés, de Trimalcion à Apicus. Mais loin des extrêmes, ces mosaïques mettent avant tout en lumière le goût du propriétaire terrien pour le bon produit, ode à la bonne gestion de son domaine.
Le triclinium est le lieu où se joue cette mise en scène. Il s'agit d'une pièce d’apparat, celle où l’on reçoit les convives. C’est donc la pièce la plus opulente de la demeure et son programme décoratif fait souvent écho à la prospérité du domaine. Il arrive même d’avoir un triclinium différent en fonction de la saison. Et dans les demeures les plus chics, les convives assistent à une véritable ode théâtralisée à Mère Nature : à Baies, dans la villa de l’empereur Claude, la salle à manger est installée sur le rivage, ce qui permet de contempler à loisir les coquillages et crustacés encore vivants et bientôt cuisinés pour être dégustés. Quand les moyens sont plus réduits, ce spectacle est remplacé par des peintures et des mosaïques sur le même thème.
Au delà des denrées, c'est aussi la cena qui est évoquée sur ces sols. Ce repas est l’occasion de célébrer les richesses de la terre et la magnificence de l’hôte. Il marque la fin de la journée active et constitue un véritable rite social qui débute par la gustatio, où l’on sert des hors-d’œuvre suivi de la prima mensa, équivalent du plat principal. La secunda mensa vient clore les réjouissances. À noter que les Romains aimaient les associations audacieuses et le sucré-salé. On ne peut donc pas distinguer la prima de la secunda mensa selon ce critère ni rattacher les asàrotos òikos à un moment précis du repas.
La cena recouvre des sociabilités et des pratiques à géométrie variable. Mais dans la majorité des cas, elle se tient dans le triclinium, terme qui désigne à la fois l’espace où a lieu le banquet et les lits, klinai, sur lesquels se tiennent les convives. Les tapis des mosaïques vaticane et aquiléenne permettent de se faire une idée de l'organisation de ce type de pièce. Dans les deux cas, la mosaïque forme une large bande sur le pourtour carré. Les lits sont placés sur trois des quatre côtés de la pièce. L'organisation spatiale des mosaïques pouvait donc servir de repère visuel lors de la préparation du triclinium pour le repas.
Outre leur illusionnisme stylistique et leur rapport direct aux biens consommés dans un lieu précis, cette mise en scène représente également un reflet des modes de consommation de l’époque. Exit couteaux, fourchettes et assiettes. Lors de la cena, on se sert à la main dans des plats disposés au centre. L’accès n’est pas aisé : à demi allongé, calé sur des coussins, attraper une côtelette s’avère une opération plus périlleuse qu’il n’y parait. Et si tant est que l’on ne soit pas un hôte de marque, cela devient très compliqué puisque la proximité avec les bons morceaux est déterminée par le prestige du convive. Avec de telles dispositions, on imagine assez facilement que le sol soit rapidement recouvert de reliefs qui n’ont pas réussi le trajet de la table à la bouche du gourmet. Ovide abonde en récits de gourmands qui font vivre un calvaire à leur compagnon de klinai.
L’asàrotos òikos représente donc un moment spécifique de la cena. Le repas est déjà bien entamé, et dans la débâcle, une part du festin est venue souiller le pavé. Il ne s’agit pas seulement de montrer des denrées et de célébrer l’abondance puisque les mets dispersés sont loin d’avoir la fraicheur de la criée. Explorons donc le sens possible à donner à cette représentation du déchet.
Ces mosaïques sont à la tangente de la xenia, la représentation des dons faits aux hôtes. Ces représentations sont souvent vues comme des proto-natures mortes (cette thèse a d’abord été évoquée par Norman Bryson). À cet égard, la tentation est forte de projeter les résonances philosophiques généralement attribuées aux natures mortes modernes sur ces sols balayés. Si l’on explore cette possibilité, que nous murmure l'asàrotos òikos ?
Tout d'abord, ces déchets éparpillés semblent mettre en garde contre les excès. La société romaine veille à la bonne collecte des déchets. On distinguait déjà le déchet organiques, le stercus, du grava, la rudera, qui était souvent intégré à un système de recyclage. Ainsi, l'accumulation des restes sur le sol peut être vu dans une certaine mesure comme un contre-exemple du bon comportement civique. Notons à ce titre que la Pergame du IIe siècle av. J.-C. a promu une série de mesures légales pour régulariser la collecte des déchets afin d’endiguer des problèmes récurrents d’insalubrité liés aux ordures. Si ce clin d’œil à la situation de la ville est volontaire dans l'original grec, il est probable que les mosaïste romains réemploient le même discours moral, en transgressant les codes et en amenant ces débordement presque littéralement sur la table pour frapper les esprits.
Ces déchets éparpillés peuvent également faire écho à un autre type de mise en garde, plus spécifiquement lié aux pratiques alimentaires. Les auteurs l'attestent : le gourmand, à l'instar de Vitellius, se transforme parfois en goinfre et finit par rendre les mets qu'il a dévorés :
Ses vices principaux étaient la gourmandise et la cruauté ; il prenait toujours trois repas, quelques fois quatre, car il distinguait le petit déjeuner, le déjeuner, le dîner et la commissatio et son estomac suffisait sans peine à tous, grâce à son habitude de se faire vomir. Il s'invitait tantôt chez l'un tantôt chez l'autre, dans la même journée, et jamais ses hôtes ne dépensaient moins de quatre cent mille sesterces pour un seul de ces festins. le plus fameux de tous fut le banquet de bienvenue que son frère lui offrit : on y servit, dit-on, deux mille poissons des plus recherchés et sept mille oiseaux.
Suétone, Vie des Douze Césars, XIII
Outre cette condamnation très littérale des débordements, semble aussi transparaitre une méditation sur le passage du temps. Le convive arrive dans la pièce pour festoyer et pose son regard sur les sordes fictives d’un repas achevé. La contemplation de ces reliques qui évoquent l’état de la pièce dans un futur proche exerce surement sur lui un haut degré de fascination. La tension entre temps qui passe et instant figé est palpable. Et si l’on persévère dans cette interprétation, se profile alors une méditation sur la condition humaine. La déliquescence du grand festin est aussi certaine que la finitude de l’homme qui va s’en délecter, transformant subrepticement la mosaïque en memento mori.
Si dans les faits les restes sont engloutis par les chiens mais aussi par les serviteurs, ces déchets ont aussi une valeur symbolique. Lors de la cena, on considère que ce qui est tombé sur le sol n’appartient plus aux humains mais aux puissances chthoniennes et aux âmes des morts. C’est aussi la raison pour laquelle on ne ramasse pas les mets échoués ni ne balaye le sol avant le départ des invités : les victuailles ayant touché le sol y demeurent car elles deviennent la part des morts et des héros.
Cependant, il est bon de rappeler que, selon la disposition évoquée pour ces pièces, ces mosaïques se trouvent en dessous des klinaï lors des repas, leur visibilité en est fatalement réduite. Cette considération est à double tranchant : cela pourrait renforcer la puissance du message philosophique en faisant roder la finitude de l’homme sous les lits de ceux qui festoient. Ou au contraire, ce manque de visibilité pourrait rendre ce message stérile et réduit l’asàrotos òikos à un motif décoratif, permettant seulement de délimiter l’espace et de faciliter l’installation du mobilier du banquet. Le doute plane.
Fragments d’histoires, de mosaïques et de repas, l’asàrotos òikos constitue un témoignage remarquable des pratiques prandiales dans le monde gréco-romain mais aussi de la circulation des modèles dans le monde hellénisé. Ce type de décors, rare par sa correspondance entre son iconographie et sa destination, la salle à manger, constitue l'un des rares sujets spécifiquement mosaïstiques. Sa virtuosité technique et sa fécondité interprétative donne au déchet une aura particulière, qui fascine jusqu'à une époque tardive, en témoigne la très belle occurence du Ve siècle au château de Boudry.
Bibliographie :
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