L’édition du Salon de 1824 est sans doute l’une de celles qui fit date dans l’histoire de l’art français. En cette première moitié de siècle, l’heure est au romantisme pour tout un pan de la jeune garde artistique qui s’oppose alors farouchement à l’héritage de Jacques-Louis David. La peinture d’histoire domine leur production et les sujets choisis, qu’ils soient d’actualité, bibliques ou mythologiques, sont traités sous l’angle de l’expression des sentiments et des passions. C’est dans une France marquée par la mort de Louis XVIII que se fait particulièrement remarquer Eugène Delacroix, dévoilant cette année-là sa très célèbre Scène des massacres de Scio. Un sujet censé d’autant plus toucher le spectateur contemporain puisqu’il traite d’un tragique épisode de la guerre d’indépendance grecque dans laquelle la France s’est engagée au côté de la Grande-Bretagne contre l’empire ottoman. Sur les cimaises du Louvre, où se tiennent les nombreuses œuvres proposées à l’œil averti (ou non) du public et du jury, nombreux sont ceux qui remarquent également le travail réalisé par le jeune peintre Léon Cogniet qui présente son premier succès avec sa Scène du Massacre des Innocents.
Ce qui séduit le public à travers cette toile, c’est très certainement son syncrétisme relativement novateur choisissant comme nous allons le voir une composition audacieuse tout en ne rejetant en rien un certain nombre d’idéaux académiques. L’œuvre n’a donc aucun risque de mettre le feu aux poudres dans les comptes-rendus des critiques – dont faisait partie Stendhal – lui garantissant de ce fait un honorable accueil.
Rien ne permettait pourtant de supposer que Cogniet n’allait pas emprunter lui aussi une voie plus iconoclaste lorsque l’on sait qu’il côtoyait Théodore Géricault et Eugène Delacroix dans l’atelier du très néo-classique Pierre-Narcisse Guérin. Avec un tel entourage, il aurait été compréhensible qu’il en vienne à vouloir dynamiter quelque peu les codes de la peinture académique du temps. Il n’en fût rien puisqu’il obtint même le Grand Prix de Rome en 1817, lui permettant de parfaire sa formation en Italie à la Villa Médicis, sous l’égide de l’académie des Beaux-Arts. C'est à son retour en France, en 1824, qu'il fait ses premiers pas au Salon.
Dans la Scène du Massacre des Innocents, la part très académique de l’artiste transparaît principalement dans le choix du sujet. L’histoire que relate le tableau est une scène biblique du Nouveau Testament alors bien connue des contemporains : le roi Hérode craignant de voir prochainement son pouvoir compromis par un futur roi venant de naître en Judée fait promettre aux mages d’Orient, partis voir le nouveau-né, de lui indiquer l’endroit où il se trouve à leur retour. Les mages ayant compris le ténébreux projet d’Hérode refusent finalement de dénoncer l’Enfant Jésus au roi. Ce dernier, pris d’un terrible accès de colère ordonne à ses soldats d’assassiner tous les enfants mâles de Bethléem âgés de moins de deux ans.
L’épisode a donné lieu par le passé à de fameux tableaux réalisés par de grands noms de la peinture. Parmi ceux-ci, citons la version de Guido Reni exécutée en 1611, celle de Rubens, réalisée la même année ou un an plus tard ou bien encore celle de Pieter Bruegel l'Ancien datée de 1565. Léon Cogniet, par le choix de son sujet, se raccroche d’une façon plutôt évidente à une lignée de grands maîtres et se mesure d’une certaine façon à leur talent en proposant au public sa propre composition.
De gauche à droite :
Fig.1 : Guido Reni (1575-1642), Le Massacre des Innocents, 1611, huile sur toile, pinacothèque nationale de Bologne
Fig.2 : Pierre Paul Rubens (1577-1640), Le Massacre des Innocents, 1611-1612, huile sur bois, musée des Beaux-Arts de l'Ontario
Fig.3 : Pieter Bruegel l'Ancien (vers 1525-1569), Le Massacre des Innocents, 1565, huile sur bois, The Royal Collection
Et c’est bien dans le traitement du sujet que réside cette fois l’originalité et la nouveauté tout à fait romantique de cette toile. Le titre nous en donne d’abord une première indication : il ne s’agit plus d’un très global « massacre des Innocents » dans lequel les individualités des personnages se fondent dans la violence globale de la composition, comme dans l’œuvre de Rubens, mais d’une « scène » dudit massacre. L’auteur cherche avant tout à humaniser l’événement. En conséquence de quoi, la composition choisie par Cogniet invite le spectateur à se concentrer sur la femme prostrée à même le sol, le regard inquiet, la main posée sur le visage de son enfant pour étouffer ses cris, et non sur l’événement général du massacre relégué en arrière-plan. Le lien entre les deux scènes s’effectue habilement à la gauche du mur avec une autre femme s’enfuyant en direction du spectateur pour tenter de sauver ses propres enfants tandis qu’un soldat, le glaive à la main s’apprête à la poursuivre. Dans sa course, il semble probable que l’homme armé s’aperçoive de la présence de la mère et de sa progéniture…
Le drame et tout l’intérêt de la scène représentée se joue à présent uniquement entre trois personnages et le spectateur. Ce dernier est appelé à faire parler ses sentiments d’humanité devant l’imminence du danger qui s’approche. En effet, la seule personne à même de pouvoir sauver ou non la femme cachée derrière son mur, c’est bien lui et personne d’autre. L’artiste insiste encore sur l’importance de l’expression des sentiments éprouvés par les personnages du tableau et que le public doit lui-même ressentir devant l’œuvre en ajoutant le regard admoniteur, emplit de peur et d’interrogation envers celui qui voit la scène. L’instant, infiniment crucial représenté par Cogniet, reste figé à jamais, nous laissant toujours le doute de ce qui doit se passer le moment d’après. Le soldat doit-il passer son chemin sans voir la femme et son enfant ? Va-t-il la trouver ? Va-t-on crier directement à la femme de s’enfuir face au danger que nous devinons ? La composition de cette peinture résonne aussi au fond de nous comme un dilemme qui nous est imposé concernant notre moralité. Face à une telle situation où nous nous trouverions être les seuls maîtres, que ferions-nous ?
A la question « cette peinture de Léon Cogniet est-elle un parangon de la modernité picturale de la première moitié du XIXe siècle ? » il serait difficile de donner une réponse absolument affirmative ou résolument négative. Comme nous l’avons abordé dans cet article, la véritable innovation de cette œuvre est de proposer le traitement d’un sujet de la peinture classique et académique par le prisme de l’expression du sentiment d’humanité qui réside en chacun de nous. Au-delà même de ce traitement passionnel et profondément romantique de l’œuvre, il existe cependant vraisemblablement pour le peintre une volonté de nous interroger sur notre moralité. A vrai dire, cette œuvre est peut-être enfin un exemple de modernité en cela qu’elle propose une totale maîtrise des codes du suspense, tel que nous l’aurions trouvé dans un film si le cinéma eut alors existé. L’artiste tire toutefois à merveille l’avantage de la fixité de la scène qui laisse le public seul maître de la suite des événements, chose qu’un film ne permettrait pas. Du reste, lorsque l’on voit un tel tableau, nous pouvons à notre tour poser une question dont nous laisserons également le lecteur seul juge : s’il avait connu le cinéma, Léon Cogniet aurait-il été un disciple d’Alfred Hitchcock ?
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