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Souvenirs de 1870 : Héroïsme et désespoir dans l’œuvre de Gustave Doré


Lorsque Napoléon III signe la déclaration de guerre contre la Prusse le 19 juillet 1870 au château de Saint-Cloud, Gustave Doré est déjà un artiste bien connu de ses contemporains. Originaire de Strasbourg, il collabore depuis 1848 avec de nombreux journaux parisiens qui lui permettent de publier illustrations et caricatures de la vie quotidienne. Fin observateur de la société de son temps, il s’était employé dès l’âge de 16 ans à représenter des scènes de genre de son Alsace natale. En 1856-1857, il avait encore publié sur ce thème quatre lithographies intitulées Noël en Alsace, Messe de minuit, Les Dénicheurs d’aigles et Les Schlitteurs des environs de Barr. Arrivé dans la capitale de l’empire, c’est la vie moderne et notamment celle des Beaux-Arts qu’il s’emploie à représenter, comme en témoigne L’Entrée du Palais de l’Exposition le 31 mars, dernier jour de délais accordé aux artistes, publié dans Le Monde illustré en 1861. Pourtant, le conflit qui s’annonce ouvre un chapitre radicalement nouveau dans l’œuvre de l’artiste dont la vie personnelle se retrouve mêlée au destin de la France. Profondément marqué par la déroute de l’armée française et le début de la Commune de Paris en mars 1871, le dessinateur du Charivari réalise un ensemble de trois peintures allégoriques regroupées lors de sa vente d’atelier en 1885 sous le titre de Souvenirs de 1870.


Gustave Doré (1832-1883), L'Entrée du Palais de l'Exposition le 31 mars, dernier jour de délai accordé aux artistes, gravure, 1861, Paris Musées, musée Carnavalet - histoire de Paris

Tout d’abord galvanisé, comme tant d’autres, par l’entrée en guerre contre le rival germanique, Doré annule un voyage prévu de longue date à Londres pour créer plusieurs dessins, gravures et peintures au caractère patriotique plus qu’évident, exhortant la nation tout entière à prendre les armes contre l’ennemi. Parmi cette production citons ainsi Le Rhin allemand (allégorie de la Victoire), Le Chant du départ ou La Marseillaise. Cette dernière, dont un dessin préparatoire fut vendu aux enchères chez Christie’s en 2008, lui inspira quelques temps plus tard un projet de brevet pour la Garde nationale aujourd’hui conservé au musée Carnavalet. Dans chacune de ses compositions se trouve la figure d’une Victoire ailée, couronnée de lauriers et coiffée d’un bonnet phrygien, armée d’un glaive ou munie d’une torche enflammée, emmenant la troupe dans son sillage. Dans ce motif, impossible de ne pas voir la Liberté guidant le peuple de Delacroix ou Le Départ des volontaires de 1792 de François Rude.


De gauche à droite :

Fig. 1 : Gustave Doré (1832 - 1883), Projet de brevet pour la Garde nationale, plume et encre sur papier, 1870, Paris Musées, musée Carnavalet - histoire de Paris

Fig. 2 : Gustave Doré (1832 - 1883), Les fantômes des soldats français exhortant l'armée à la Victoire (étude pour Le Rhin allemand), Lavis et encre brune, rehaut de gouache blanche sur papier, 1870, Courtesy National Gallery of Art, Washington


Très vite pourtant l’enthousiasme collectif retombe et laisse place à l’inquiétude lorsque les premières nouvelles des combats parviennent à Paris. Dans une lettre du 27 juillet, Doré partage à son ami anglais, le chanoine Harford, sa crainte de voir « une gigantesque et terrible guerre qui va mettre la France à feu et à sang ». L’auteur ne s’y trompe pas et c’est l’annonce à la mi-août du siège de Strasbourg, sa ville d’origine, qui vient le plonger davantage dans le désarroi. D’autant que son frère, mobilisé, y est fait prisonnier à la reddition de la ville le 28 septembre. Un malheur n’arrivant jamais seul, Doré apprend en février 1871 que les conditions de paix prévoient la rétrocession de l’Alsace et de la Moselle au nouveau Reich allemand. Plus tard, c’est donc l’éclatement de la Commune et la confrontation avec le gouvernement d’Adolphe Thiers qui poussent l’artiste à se réfugier à Versailles avec sa mère.


Gustave Doré (1832 - 1883), Sœur de la Charité sauvant un enfant, huile sur toile, 1870, musée d'art moderne André Malraux, Le Havre

Durant toute la période du siège de Paris par les Prussiens, Gustave Doré s’est engagé dans la Garde nationale. En se promenant dans la ville qu’il ne reconnaît plus et qu’il craint de voir disparaître dans les décombres, il croque dans un carnet vingt-six scènes prises dans les rues parisiennes, témoignant de la détresse des habitants pris au piège, en particulier les femmes et les enfants. Rentré dans son atelier entre ses tours de garde, le peintre-dessinateur se met à l’ouvrage avec entrain. Son ami Théophile Gautier témoigne qu’il « produit à lui tout seul de quoi meubler une exposition » et il raconte encore se souvenir « sur des chevalets, placés au meilleur jour, le long de la muraille, la plupart retournés, à tous les coins de la vaste pièce, de grands cartons tendus, des toiles à divers degrés d’avancement […], et par leurs sujets se rattachant tous au même ordre d’idées. [Ces œuvres] semblaient former comme le cycle épique et pittoresque du premier siège… ». De son esprit naissent les « choses vues » du siège de Paris : Le Départ du garde national ; Le Garde blessé et Le Bombardement. Dans un autre dessin puis une peinture il évoque encore le motif de la femme et de l’enfant victimes de la guerre dans Le Déménagement sous le bombardement et dans la Sœur de la Charité sauvant un enfant, dit également Scène du Siège de Paris.


Profondément affecté par l’effondrement du pays qui se déroule sous ses yeux, Doré reprend alors les sujets allégoriques touchant à l’actualité qui l’accable. Il produit ainsi trois toiles, qui, associées les unes aux autres à l’occasion de la vente d’atelier de l’artiste en 1885, forment les Souvenirs de 1870. La technique de la grisaille utilisée et les dimensions identiques des toiles – environ 130 x 195 cm chacune – permettent toutefois de suggérer que le peintre les avait conçues comme un ensemble. Le motif de la Victoire ailée se répète à nouveau au sein des trois compositions, comme dans ses créations du début du conflit. Cette fois cependant, elle y apparait tantôt vaincue, tantôt blessée mais tenant tête à l’ennemi malgré le désastre.


Gustave Doré (1832 - 1883), L'Énigme, huile sur toile, 1871, musée d'Orsay © Aurélien Delahaie

Le premier tableau de la série est sans aucun doute le plus connu, il s’agit de L’Énigme. Le catalogue de la vente de 1885 l’accompagne de deux vers de Victor Hugo ayant vraisemblablement inspiré l’artiste et issus du recueil Les Voix intérieures paru en 1837 :


« Ô spectacle ; ainsi meurt ce que les peuples font !

Qu’un tel passé pour l’âme est un gouffre profond ! »


Théodore Géricault (1791 - 1824), Cuirassier blessé quittant le feu, huile sur toile, 1814, musée du Louvre

Au premier plan de l’œuvre se déroule un paysage de désolation après une bataille. Le spectateur se trouve au sommet d’une colline jonchée de cadavres de soldats français, de vestiges de canons et de quelques morceaux de ruines encore fumantes à l’extrême gauche de la scène. Sur la droite, le corps d’un cuirassier est aisément reconnaissable. Celui-là a perdu son sabre qui repose à un mètre de sa main, il est terrassé, lui qui fut la gloire des guerres du Premier Empire lorsqu’il n’était que blessé sous le pinceau de Théodore Géricault. Près de lui, sur la gauche, se trouvent les corps de trois civils dont une femme tenant dans les bras son enfant – encore eux. Ceux-ci ne sont pas sans évoquer les Scènes des massacres de Scio par Delacroix. A l’arrière-plan se déploie un immense paysage en contrebas de la colline où nous devinons une vaste ville dont s’échappent de larges colonnes de fumée. De quelle ville s’agit-il ? De Paris peut-être, en proie aux bombardement des Prussiens ou aux incendies des bâtiments publics déclenchés par les communards dans la terrible fièvre des affrontements de la Semaine sanglante. Peut-être est-ce aussi Strasbourg, la ville martyre, capitale de l’Alsace confisquée à la France après avoir subi l’abominable siège qui marqua tant Gustave Doré.


Entre ces deux drames que nous venons de décrire se trouvent les deux seules figures vivantes de la composition. La fameuse Victoire ailée, allégorie de la Patrie ou de la France, couronnée des lauriers de ses resplendissantes campagnes du passé semblant implorer la figure d’un sphinx au regard impassible. Le monstre mythologique est ici « l’inconnu sanglant qui donne la victoire ou la défaite, […] l’éternel mystère, […] le dieu sourd que la France interroge anxieusement » comme le souligne déjà René Delorme en 1879 dans un livre consacré à l’art de Gustave Doré. En effet, l’allégorie de la France semble s’interroger ici sur les raisons d’une défaite si brutale, à moins qu’elle ne se pose la question de son avenir dans ce chaos qui dure depuis près d’un an au moment où le tableau est peint. Le titre de l’œuvre laisse supposer que l’énigme ne réside pas tant dans la question que pose traditionnellement le sphinx mais dans l’incertitude de la réponse que ce dernier ne désire pas donner à la Patrie qui le supplie.


Gustave Doré (1832 - 1883), La Défense de Paris, huile sur toile, 1871, The Frances Lehman Loeb Art Center, Vassar College

Deuxième tableau du cycle, La Défense de Paris propose cette fois un plan plus resserré et présenté en format vertical. La scène reprend à nouveau la figure de la Victoire dans une posture rappelant nettement celle de la célèbre Victoire de Samothrace s’interposant sur le chemin qui mène à une porte criblée de balles. Au sol gisent là encore une multitude de soldats, les uns déjà morts, les autres, blessés et vaincus regardant dans la direction du spectateur le danger imminent qui vient à eux. Seule l’allégorie se tient encore droite et prête à se sacrifier pour défendre l’honneur de la capitale toujours inviolée. Entre la porte et son dos se trouve le drapeau tricolore, seul élément en couleurs, comme pour mettre en avant l’idée que la nation, alors qu’elle ne peut plus être défendue par les militaires, peut encore résister par la volonté de son propre peuple, déterminé à tenir tête à l’ennemi. Derrière cette idée vient bien sûr à l’esprit l’image de la Garde nationale, milice populaire à laquelle Gustave Doré avait pris part. Elle se composait de citoyens assurant le maintien de l’ordre dans les villes du pays et venant seconder l’armée de métier en cas de péril imminent.


La Garde nationale parisienne occupe en cette fin de siècle une place particulière dans l’imaginaire collectif puisqu’elle accompagna les grands changements de régime, de sa création en 1789 sous le commandement du marquis de Lafayette à la chute de la monarchie libérale de Louis-Philippe en février 1848, en passant par le soulèvement contre les lois scélérates de Charles X lors des journées de juillet 1830. Elle est donc l’un des symboles de la souveraineté du peuple, de la résistance à l’ennemi et passe pour le dernier rempart capable de tenir les murs de la capitale française.



Gustave Doré (1832 - 1883), L'Aigle noir de Prusse, huile sur toile, 1871, Dahesh Museum, New York

L’Aigle noir de Prusse, dernière toile du triptyque, propose une image bien plus calme mais aussi plus menaçante que les deux autres œuvres. Les hostilités semblent cette fois avoir pris fin. C’est le calme après la bataille. Les quelques corps des soldats français qui trainent au sol indiquent l’issue bien connue du combat. Dans la moitié inférieure gauche de la peinture, la Patrie, toujours sous forme de Victoire ailée, repose au sol comme blessée. La lame du glaive qu’elle porte à la main est brisée, indiquant qu’elle s’est battue jusqu’à ses dernières forces. Elle tient encore fermement dans sa main gauche le drapeau national, seul élément coloré comme dans la peinture précédente. Le danger n’est pourtant pas écarté et guette plus que jamais la nation défaite : dans la partie supérieure droite, plongé dans une inquiétante obscurité se déploie l’immense aigle prussien dont les ailes couvrent presque toute la largeur de la toile. Il a le regard déjà attiré par sa proie à bout de force. La lutte ne semble cependant pas encore terminée. La Patrie qui n’a visiblement plus les moyens de se défendre défie de son regard déterminé le monstre qui s’approche. Même si la fin semble inéluctable, Doré veut montrer que son pays ne se rendra pas sans une dernière bataille héroïque. Là encore revient à l’esprit du spectateur contemporain une référence révolutionnaire : la célèbre devise « La Liberté ou la Mort » imaginée par la Convention alors que la nouvelle République était menacée par les armées étrangères, dont celles de la Prusse en 1792.


Gustave Doré (1832 - 1883), L'Alsace meurtrie, huile sur toile, 1872, hôtel d'Alsace, Colmar

Nombreux furent ceux qui s’interrogèrent sur le choix de la grisaille pour la réalisation des trois peintures des Souvenirs de 1870. L’une des explications les plus souvent admises est qu’elle permettait de faciliter la reproduction des œuvres par héliogravure. Il convient pourtant de rappeler que Doré n’a jamais voulu exposer au grand public ces trois œuvres. Il avait ainsi refusé la proposition de son amie Amelia Edwards de les présenter en Angleterre pour éviter de donner une image trop négative de son pays. Ces œuvres qui restèrent dans l’atelier de l’artiste jusqu’à sa mort en 1883 sont donc à considérer essentiellement pour leurs valeurs intimes et cathartiques. En ce sens, la grisaille utilisée pour ces compositions se réfèrerait au deuil dans lequel Doré fut plongé par les drames dont la France fut victime plutôt qu’à un simple soucis de diffusion par la gravure. Du reste, la très riche production dont l’artiste fit preuve durant cette courte période montre à quel point il fut marqué personnellement, notamment par l’annonce de la perte de l’Alsace au profit de l’Allemagne. Afin de clore cette étude sur l’œuvre de guerre de Gustave Doré, évoquons un poème de Victor Hugo qui, en 1872, accomplit en littérature ce que le peintre fit par l’image :


« J’entreprends de conter l’année épouvantable,

Et voilà que j’hésite, accoudé sur ma table.

Faut-il aller plus loin ? dois-je continuer ?

France ! ô deuil ! Voir un astre aux cieux diminuer !

Je sens l’ascension lugubre de la honte.

Morne angoisse ! un fléau descend, un autre monte.

N’importe. Poursuivons. L’histoire en a besoin.

Ce siècle est à la barre et je suis son témoin. »


Victor Hugo, L’Année terrible, 1872


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