Toulouse se trouve depuis quelques jours à l'épicentre de l'actualité culturelle. La raison de cette agitation inhabituelle réside dans la récente annonce de la vente aux enchères d'une toile du Caravage le 27 juin prochain devant 1500 personnes à la Halle aux Grains. L'occasion pour Coupe-file de vous en dire davantage sur l'événement exceptionnel que s'apprête à accueillir la ville rose.
Tout commence en avril 2014 lorsqu'un propriétaire toulousain, à l'anonymat soigneusement préservé, découvre une toile dans la sous-pente de son grenier. Il convoque alors Marc Labarbe, commissaire-priseur, qui fait lui-même rapidement appel à l'expert en tableaux Eric Turquin. Les deux hommes sont abasourdis par leurs conclusions : ils se trouvent face à un original exécuté de la main du peintre milanais Caravage, porté disparu depuis 1617. L'oeuvre a pour thème Judith tranchant la tête d'Holopherne, un sujet religieux inhabituel pour l'époque. Les experts du Louvre sont aussitôt dépêchés sur place afin d'examiner la toile et confirment la paternité de l'oeuvre. Mais en 2016 Mina Gregori, spécialiste italienne du Caravage, ne reconnaît pas la main du maître. C'est le début d'un long débat encore ouvert entre les experts de la peinture du XVIIe siècle et du Caravage pour déterminer si ce dernier a bien réalisé la composition.
Né en Lombardie en 1571 et mort en 1610 à Porto Ercole, Michelangelo Merisi da Caravaggio dit le Caravage révolutionne l'art de peindre à son époque. Maître incontesté du clair-obscur, cet artiste admiré et reconnu de son vivant se détache rapidement du mouvement baroque pour affirmer son propre style personnel dans des compositions marquées notamment par l'attention portée aux couleurs et à la lumière. Son œuvre inspire des générations de peintres et se diffuse dans l'Europe entière, influençant notamment l'école caravagesque d'Utrecht et les flamands Rubens et Rembrandt. Revers de la médaille, le caravagisme qui contamine le Vieux Continent au début du XVIIe siècle engendre la production de nombreuses copies. Cette abondance de faux, ou simplement de toiles au style imitant celui du Caravage complique sérieusement la tâche des historiens d'art le moment venu d'authentifier des originaux comme étant bien exécutés de la main du maître italien.
Cette Judith et Holopherne aurait donc été réalisée entre 1604 et 1607, entre les dernières années romaines du peintre et son séjour en exil à Naples. En 1598 le Caravage avait déjà peint une Judith et Holopherne conservée depuis à la Galerie nationale d'art ancien de Rome. La réalisation rapprochée de deux toiles représentant la même scène n'est pas surprenante. En effet le maître italien a l'habitude de décliner un même thème en plusieurs versions, et l'existence d'une seconde Judith comme pendant de celle de Rome et introuvable jusque-là était bien connue des historiens d'art. L'huile s'offre à la vue des spectateurs sur 144 centimètres par 173 et a été peinte à même la toile, sans dessins préparatoires. On y observe Judith trancher la tête du général Holopherne qui assiège alors sa ville de Béthulie. L'héroïne achève son dessein sous le regard d'une servante, après s'être introduit dans la tente de son ennemi pour le séduire. Certains détails permettent d'apprécier la qualité du coup de pinceau du Caravage et abondent dans le sens d'une attribution à son bénéfice. Peintre de la réalité, ce dernier a par exemple pris soin d'ajouter de la crasse sous les ongles d'Holopherne pour rappeler sa condition de soldat. Les experts opposés au Caravage ont cependant longtemps argué que contrairement aux habitudes du peintre, Judith regarde directement le spectateur. Néanmoins lors de la période de restauration de l'oeuvre ayant duré deux ans, il a été prouvé que la protagoniste tournait initialement son attention vers Holopherne, un signe en faveur de la paternité du maître italien. Enfin on peut remarquer que le Caravage a terminé la paupière gauche de Judith en donnant un coup de doigt décisif là aussi pour confirmer l'authenticité du tableau. En outre des analyses scientifiques ont conclu que la technique de cette Judith et Holopherne était compatible avec celle du Caravage, s'appuyant sur la couleur des pigments rouges et la toile choisie par l'artiste pour peindre.
Malheureusement, l'analyse scientifique a également révélé que la teinte utilisée pour représenter les rides de la servante ne permettaient pas de confirmer pleinement l'attribution de l'oeuvre au Caravage. Si le commissaire-priseur Marc Labarbe, l'expert argentin Nicolas Spinosa, la spécialiste italienne Stefana Maccione et la majorité des spécialistes du peintre et de la période se rangent à l'avis du cabinet Turquin identifiant la peinture comme étant de la main du Caravage, des voix discordantes se font toutefois entendre. L'experte transalpine Mina Gregori résiste donc à cette attribution, tout comme Gianni Papi qui privilégie quant à lui la piste Louis Finson, peintre flamand auteur d'une copie déjà connue de ce Judith et Holopherne exposé actuellement dans une banque napolitaine. Finson ayant séjourné à Toulouse en 1613 et ayant eu à cette époque des tableaux du Caravage en sa possession, cette piste a été envisagée un temps avant d'être récusée par l'expert de Louis Finson lui-même.
En fin de compte pour Axel Hémery, directeur du musée des Augustins de Toulouse, l'unanimité autour de l'attribution de cette toile est tout bonnement impossible. Ce manque de certitudes concernant l'authenticité de la toile, ajoutée à sa valeur estimée à 120 millions d'euros ont découragé l'Etat français d'acquérir le chef d'oeuvre. Le ministère de la culture l'avait pourtant classé Trésor National en 2016 afin de l'empêcher de quitter le territoire et s'était donné 30 mois pour l'acheter. Depuis novembre 2018 et l'expiration du délai, le commissaire priseur Marc Labarbe a donc désormais le champ libre afin d'organiser la vente aux enchères du joyau. Une opération à la française avec une estimation basse à 30 millions d'euros "pour monter éventuellement très haut" et qui aura lieu à Toulouse, "là où tout a commencé" pour monsieur Labarbe.
Alors qu'un panel de 68 œuvres du Caravage est aujourd'hui dispersé à travers le monde, la vente de cette Judith et Holopherne est donc une occasion unique de faire briller Toulouse sur la carte du patrimoine. Le chef d'oeuvre dont la valeur est dorénavant estimée entre 100 et 150 millions d'euros devrait toutefois s'envoler loin de la France, les musées américains notamment étant très intéressés par l'oeuvre et convaincus de la validité de son attribution. Actuellement visible à l'étude de Marc Labarbe à Toulouse jusqu'au 15 mars, récemment présenté à Londres en février, le tableau partira ensuite en voyage à Paris puis New-York avant de revenir définitivement dans le Sud-Ouest pour y être vendu aux enchères le 27 juin prochain.
Antoine Bouchet
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