À la mémoire de Jean-Claude Gaudiat, professeur d'histoire de l'art antique à l'université Clermont-Auvergne.
« Nos ancêtres les Gaulois », telle est la formule que le Second Empire et Napoléon III érigèrent au cœur du « roman national », cette construction mythifiée de l’histoire de France destinée à justifier l’existence de la Nation et créer un sentiment patriotique. Cette supposée origine gauloise agissait comme socle de cette justification en donnant au « peuple français » une ascendance antique. Elle s’imprimait dès l’enfance chez les jeunes français à travers les manuels scolaires comme ceux d’Ernest Lavisse où étaient écrit : « Les Romains qui vinrent s'établir en Gaule étaient en petit nombre. Les Francs n'étaient pas nombreux non plus, Clovis n'en avait que quelques milliers avec lui. Le fond de notre population est donc resté gaulois. Les Gaulois sont nos ancêtres ». Pour les plus âgés, le roman national se ressentait notamment dans les productions artistiques à l’image de l’érection en 1865 sur le site d’Alesia d’une statue monumentale de Vercingétorix, œuvre d’Aimé Millet. C’est dans ce contexte que se place François Ehrmann lorsqu’il expose au Salon de 1869 Vercingétorix appelant les Gaulois à la défense d’Alaise.
Dresser une biographie précise de François Ehrmann n’est pas chose aisée tant il fut rapidement laissé de côté par l’histoire. En témoigne le fait qu’un an seulement après sa mort, en 1910, il était déjà considéré comme un artiste oublié comme l’indique le titre d’un article de La revue de l’art ancien et moderne paru en 1911 : « Un décorateur oublié : François Ehrmann ». Voici cependant quelques éléments sur sa vie :
François Émile Ehrmann est né en 1833 à Strasbourg. Fils d’un agent de change, il débuta sa formation artistique au Gymnase de Strasbourg où il eut comme professeur le graveur Charles Auguste Schuler. En 1853, alors âgé de 20 ans, Ehrmann prit la route en direction de Paris où il rejoignit l’atelier de l’architecte Émile-Jacques-Narcisse Gilbert au sein de l’École des Beaux-Arts. C’est ainsi en tant qu’architecte qu’il obtint en 1856 la deuxième médaille du prix Rougevin, un concours d’ornement. Néanmoins en 1857, sans doute rebuté par l’aspect plus technique que pratique de l’architecture, il rejoignit l’atelier de Charles Gleyre, maître également de Monet et Renoir, dans la section peinture de l’École des Beaux-Arts. Accompagné du peintre suisse Albert Anker, son ami et camarade d’atelier, François Ehrmann se rendit en 1861 pour la première fois en Italie où il visita notamment Florence et Rome, l’occasion de se familiariser avec la grande peinture italienne. À son retour, il exposa pour la première fois au Salon, auquel il participera de façon quasi-annuelle pendant près de quinze années. En 1865, il obtient sa première médaille au Salon pour un tableau intitulé La sirène et les pêcheurs, qui fut acheté par l’administration des Beaux-Arts.
S’il exposait de manière régulière au Salon, Ehrmann était avant tout un peintre décorateur. Il est notamment l’auteur d’un plafond du palais de la Légion d’honneur ou encore des écoinçons de la salle des fêtes de l’Hôtel de ville de Paris. Il s’illustra également dans la tapisserie, avec la réalisation des cartons pour une tenture destinée à la Bibliothèque nationale et représentant Les Lettres, les Arts et les Sciences dans l’Antiquité, au Moyen-Âge et à la Renaissance. Tout cela lui vaudra d’obtenir la Légion d’honneur en 1879.
En 1869, lorsque Ehrmann présente Vercingétorix appelant les Gaulois à la défense d’Alaise, la peinture d’histoire, genre auquel appartient l’œuvre amorce son déclin. En effet, face à la montée de l’école paysagiste portée par les peintres de Barbizon et les futurs impressionnistes comme Monet ou Renoir, la peinture d’histoire se vend de moins en moins bien auprès des bourgeois et de l’aristocratie. Ainsi en 1862, Émile Zola écrivait dans une lettre destinée à Paul Cézanne « Il est curieux de penser combien notre école historique est faible et comment notre école paysagiste s’élève chaque jour ». Néanmoins, l’Etat restait fidèle au « grand genre » et effectuait régulièrement des achats au Salon. Il fallait cependant pour les artistes se démarquer dans la multitude d’œuvres exposées pour espérer être achetés. Cela passait notamment par le choix du sujet, choix à même de plaire au goût officiel. C’est ainsi que François Ehrmann, au fait du contexte rappelé en introduction, choisit de peindre Vercingétorix appelant les gaulois à la défense d’Alaise, un épisode purement fictif de la guerre des Gaules inventé pour l’occasion. Il est ainsi résumé dans le livret du Salon : « Vercingétorix réfugié dans Alésia après la déroute de sa cavalerie, monte sur un promontoire rocheux, lève les bras au ciel et lance un appel au peuple gaulois. Il appelle à la défense de la ville d’Alésia ». Le véritable appel au secours fait par Vercingétorix à Alésia s’est déroulé de façon beaucoup plus discrète, le chef gaulois se contentant de donner un message à ses cavaliers, qu’il fit sortir nuitamment, afin qu’ils aillent chercher de l’aide.
Ce côté artificiel est accentué par l’ajout de nombreux éléments anachroniques dans la composition ; à l’image des casques des soldats gaulois datant de l’âge de bronze ou encore le bracelet et le ceinturon de Vercingétorix, datables, eux, du VIIème siècle avant J.C.
Ainsi, François Ehrmann s’inscrit pleinement dans le roman national par ce sujet en faisant de Vercingétorix un héros, « l’homme qui unit la nation ». Cette technique va fonctionner puisque le tableau est acquis par l’Etat contre la somme de 3500 francs avant d’être déposé au musée des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand.
François Ehrmann organise sa toile selon une composition pyramidale dont les trois extrémités correspondent au haut des mains de Vercingétorix et aux deux angles inférieurs du tableau. Les personnages, autour du chef gaulois, s’articulent de façon à rester à l’intérieur du triangle de la composition.
Le premier élément qui attire l’œil est la figure centrale, Vercingétorix, autour duquel s’organise l’ensemble de la toile. Il se détache sur un ciel où un nuage d’orage s’avance, symbolisant sans doute la bataille à venir, mais où une éclaircie demeure, la lumière portée par l’espoir levé lors du discours. Les mains vers les cieux, une libre et l’autre tenant un bouclier, Vercingétorix est debout, arc-bouté, comme possédé par son discours, le pied droit légèrement en arrière. Il est torse-nu, portant pour simple vêtement une peau de bête sur l’épaule, des chaussures, et un pantalon d’un rouge pâle. Il porte également une épée ainsi qu’un bracelet, un ceinturon, un collier et un casque. Cette multitude d’accessoires est typique de la peinture d’histoire et de l’atelier de Gleyre. Ehrmann se porte donc en héritier de son maître. Le genre de la grande peinture est bien respecté ici avec la mise en avant des nus et des drapés. Au pied du chef gaulois se trouve un enseigne romain sans doute abandonné par des soldats, témoin de la lutte entre les deux nations.
De part et d’autre de Vercingétorix, il y a deux druides. Celui de droite est un vieillard encapuchonné dans sa grande tunique rouge. Un bras levé vers le ciel et l’autre posé sur une canne en bois, il n’est que très peu éclairé, son visage plongé dans l’ombre, pour ne pas nuire à la mise en valeur de Vercingétorix. Le deuxième druide est lui placé plus en retrait, ne cachant pas le chef gaulois, et est donc bien mieux éclairé. Également vêtu d’une longue tunique, cette fois-ci blanche, il a le visage découvert. Le travail du drapé sur sa tenue est admirable. Il tient dans sa main gauche un bâton, au bout duquel est placé une tête de sanglier, symbole gaulois par excellence. Les deux bras levés vers le ciel, il implore les dieux. La présence des druides dans ce tableau permet de montrer l’appui divin et sacré de la mission patriotique de Vercingétorix.
En bas à gauche de la composition, Ehrmann a représenté un groupe de femmes et d’enfants. Les personnages de ce groupe semblent apeurés, une femme, les mains jointes, implore ainsi l’intervention divine. Ils sont ceux qu’il faut défendre par la résistance guerrière, « nos fils, nos compagnes » comme le dit La Marseillaise, autre symbole de la France.
Après le chef, et ceux à protéger, viennent les guerriers, ceux qui répondent présent à l’appel de la patrie, appel symbolisé par les trois joueurs de trompes à droite de la composition. Derrière eux marchent les nations gauloises assemblées. Elles passent au pied du promontoire sur lequel se tient le chef exalté. Ce sont des hommes forts, comme en témoigne le bras puissant de l’homme de dos occupant le coin inférieur droit du tableau. Ce dernier porte d’ailleurs un peau de bête à la manière d’Hercule, un Hercule gaulois.
Ainsi François Ehrmann par ce tableau met en avant le mythe gaulois, avec une scène et des tenues très stéréotypées. De cette manière, il s’inscrit pleinement dans le goût de l’empereur et dans le Roman national. Ce tableau est, avant tout, la représentation d’un symbole, celui de l’unité de la nation gauloise – et donc alors par extension française-, derrière un chef engagé dans une mission de défense de la patrie. Vercingétorix est ainsi associé à celui qui dirige alors la France, Napoléon III. La maîtrise de la composition, le détail du dessin, la gestion des drapés et des couleurs montrent bien le talent du peintre strasbourgeois. Néanmoins, tout cela reste peut-être un peu trop académique et peut laisser froid. D’ailleurs les critiques du Salon de 1869 ne mentionnent pas le tableau. Cela dit, il n’en reste pas moins une œuvre d’une grande qualité illustrant bien la mentalité de Second Empire.
Antoine Lavastre
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