André Kertész pratiqua la photographie pendant 70 ans, depuis l’achat de son premier appareil en 1912. De sa Hongrie natale à Paris où il arrive en 1925 puis New York où il part en 1936, il laisse derrière lui un corpus immense d’une étonnante diversité, duquel se dégage néanmoins une ligne personnelle cohérente. Cette démarche maintenue intacte au cours de sept décennies et de quelques centaines de milliers de négatifs, c’est celle de la primauté du sentiment et de l’expression intime, disant lui-même : « je n’ai jamais simplement fait des photos, je m’exprime par la photographie », revendiquant produire « un journal intime visuel ».
Les mains de Paul Arma et ombres nous donne à voir des mains posées l’une sur l’autre, tenant une paire de lunettes. Ces mains sont, dans le cadre photographique, séparées du corps auquel elles appartiennent, que l’on devine à peine. C’est ce que l’on appelle un portrait sans visage, comme Kertész fit également des portraits en absence comme Chez Mondrian en 1926 : ces deux méthodes consistent à symboliser une personne par des éléments qui la caractérisent. Dans ce cas il s’agit de ces mains placées en pleine lumière, qui n’occupent que la partie gauche de l’image. Pour autant la partie droite n’est pas laissée vide : elle est occupée par l’ombre projetée de la composition. Cette intentionnalité de la prise de vue est caractéristique de Kertész, ce temps de réflexion avant de déclencher l’appareil renvoie d'ailleurs à son choix de travailler au négatif verre encore à cette date.
Le sujet ce n’est plus Paul Arma mais cette composition créée autour de ses mains, ce jeu d’agencement de lignes et de formes géométriques qui se répondent. Ainsi Kertész fait des mains une synecdoque de la personne photographiée plutôt que d’en donner un portrait traditionnel. Ce choix de mettre en valeur les mains du pianiste n’est pas anodin : ses mains sont son outil de travail, c’est l’expression poétique de la création musicale et plus largement artistique, un thème déjà connu en art comme en photographie. Seulement ici, l’ombre vaut pour la moitié du sujet, impliquant une sorte de dualité de l’être qui renvoie à une identité incertaine, mal définie. L’ombre est en effet utilisée par Kertész comme un moyen détourné de montrer les choses et elle permet parfois de montrer ce qu’on n'aurait pas vu sans elle comme avec Tour Eiffel, 1929, où l’ombre dessine le premier étage de la tour au sol et produit ainsi une image qui donne une idée de la monumentalité de l’édifice, finalement plus que par une contre-plongée depuis le sol qui n’aurait pas permis le rapport d’échelle avec la figure humaine.
Ce motif de l’ombre fait partie des récurrences de l’oeuvre de Kertész, de ces dédoublements qui structurent la composition et donnent à voir davantage. L’ombre y est une réflexion sur l’idée de présence par l’absence, écho à sa solitude personnelle, un autre motif qui traverse tout son corpus. En effet Kertész est un émigré hongrois qui n’a jamais réussi à bien s’exprimer en français. Il est très isolé et compense cette difficulté de langage par sa grande liberté de regard. Il le dit lui-même : « Mon anglais est mauvais. Mon français est mauvais. La photographie est ma seule langue ». Ici il photographie Paul Arma, un pianiste et compositeur d’origine hongroise également installé à Paris, soulignant le fait qu’en France, Kertész fréquente avant tout le milieu artistique et intellectuel hongrois dont on peut retenir les figures de Moholy-Nagy, Brassaï et autres artistes du Montparnasse.
Enfin, choisir une carte postale c’est évoquer une partie importante de sa production qui s’étend de 1925 à 1928, c’est-à-dire dès son arrivée à Paris. Cette production montre une part très intime de son oeuvre et souligne le déracinement culturel qu’il a vécu. A travers ce support il réalise des portraits d’amis et d’artistes comme ici, mais aussi des natures mortes et scènes de Paris. Les tirages sont de qualité mais restent bon marché, témoignant de ses difficultés financières, tout comme leur facilité d’utilisation est un écho au fait qu’il les développait dans un petit laboratoire installé dans les chambres d’hôtel qu’il occupait. Ces objets revêtent un caractère intime fort dans la mesure où ils sont destinés à être échangés, ils sont un outil de communication qui le rapproche de sa famille hongroise avec laquelle il correspond de manière très soutenue.
En somme, on retrouve dans cette photographie le regard d’un photographe des années 1920 avec les forts contrastes de lumière, les oppositions entre zones claires et sombres, la clarté des formes et la lisibilité de la composition. Ainsi, beaucoup d’artistes et notamment les surréalistes ont rapproché l’oeuvre de Kertész à leur mouvement. Cependant, il s’en est toujours défendu : Kertész travaille avec une photographie en pleine redéfinition et cherche de nouveaux moyens d’expression, pourtant il ne cherche pas à exprimer telle ou telle idée incarnée par un mouvement, mais bien à s’exprimer lui-même. Il se donne dans chacune de ses photos, ce que Michel Frizot explique en ces termes : « Kertész c’est une oeuvre singulièrement innovante, c’est une vision personnelle, un non style par rapport à ceux qui ont du style ». Son oeuvre est à la croisée des mouvements artistiques qui agitent le Paris de l’entre-deux-guerres et bien qu’il ait retenu les leçons des cubistes et des constructivistes, il ne restreint jamais ses photographies à un jeu de lignes, gardant toujours son sujet reconnaissable.
Adriana Dumielle-Chancelier
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