Par Antoine Lavastre
Jusqu’au 26 mars 2023, l’espace consacré à la collection Al Thani au sein de l’Hôtel de la Marine, place de la Concorde, accueille une centaine d’œuvres provenant de la Ca’ d’Oro, célèbre musée vénitien actuellement en phase de rénovation. Cette circonstance particulière permet le prêt de certaines des plus belles pièces de ses collections. En résulte une exposition d’une qualité rare consacrée particulièrement à l’art de la Renaissance vénitienne sous le commissariat de Philippe Malgouyres, conservateur en chef au musée du Louvre.
La Ca’ d’Oro, située au bord du Grand Canal, tient son nom de la décoration extérieure dorée qui l’ornait dès sa construction au XVe siècle. Elle est édifiée pour le procureur de saint Marc, Marino Contarini, par l’architecte Marco d’Amadio et demeure propriété de la même famille jusqu’à la chute de la république de Venise en 1797. Suite à cela, au XIXe siècle, elle change à de multiples reprises de propriétaire, tombant petit à petit en ruine, avant d’être rachetée en 1894 par le baron Giorgio Franchetti. Fils de Louise de Rothschild et de Raimondo Franchetti, riche industriel ayant fait fortune dans la verrerie, il naît dans un milieu profondément attaché à la culture et à l’art. Ce pianiste de profession tombe amoureux de la Ca' d'Oro qu'il achète dans le but de la restaurer et d'y placer sa collection, en plus d'oeuvres acquises spécifiquement pour la meubler. Il abat donc des murs, en reconstruit d’autres, remet en place des décors, en réalise de nouveaux. L’idée pour lui est d'installer, dans le goût de l’époque, une scénographie, comme une period room à l’échelle palatiale, rappelant l’âge d’or de la république vénitienne.
Il construit par exemple une chapelle, sur le modèle renaissant, destinée à accueillir de manière sacralisée son chef-d’œuvre, Le saint Sébastien d’Andrea Mantegna. Dernière œuvre du maître, encore présente dans son atelier à sa mort, cette peinture n’était jamais sortie d’Italie avant sa présentation dans l’espace Al Thani. Saint Sébastien, soldat martyre, est représenté le corps percé de flèches, « comme un hérisson » comme l’indique sa Passion. Le saint survivra à cet événement et sera finalement battu à mort puis jeté dans les égouts, constituant ainsi son véritable martyre. La scène représentée est donc symbole de résilience, celle de la résistance à la souffrance grâce à l’espoir divin. La chandelle éteinte placée en partie basse du tableau atteste de cela par l’inscription qui l’accompagne : Nihili nisi divinum stabile est. Coetera fumus (« Rien n’est permanent si ce n’est divin. Le reste n’est que fumée »).
L’ensemble des peintures présentées dans l’exposition est issu de la collection de Franchetti. Un goût sûr s’en dégage avec un panorama de la peinture vénitienne de la Renaissance, de Michele Giambono au Titien. Sont particulièrement à noter la Vénus au miroir du ce dernier, qui a la particularité d’être amputée de la partie figurant le miroir, le très intriguant Christ, sa mère et saint Jean de Michele da Verona où le peintre, par un cadrage resserré, place le spectateur au cœur de la discussion entre les personnages, ou encore la Sainte Conversation de Cima da Conegliano. À cela, il faut ajouter la présentation exceptionnelle d’une œuvre attribuée à l’atelier du flamand Jan van Eyck figurant la Crucifixion. Ce panneau, arrivé en Italie de manière précoce, est la preuve matérielle des échanges entre Venise et le nord de l’Europe. Son arrière-plan, représentant Jérusalem, semble en effet inspiré du plan établi par le vénitien Marin Sanudo vers 1320.
En 1916, le baron fait don de sa demeure à l’État italien tout en continuant à la meubler jusqu’à sa mort en 1922. Aux collections initiales viennent alors s’adjoindre des œuvres issues des églises et couvents vénitiens désacralisés et détruits au début du XIXe siècle. Philippe Malgouyres a fait le choix de présenter un panorama de la sculpture vénitienne par des œuvres choisies parmi celles de cette partie des collections du musée. Il rend ainsi compte du rapport particulier de la ville avec l’Antiquité. Fondée au VIe siècle sur la lagune, Venise ne possède pas d’origines antiques, contrairement aux autres villes majeures de la péninsule telles que Rome, Padoue ou Florence. De ce fait découle une recherche de racines anciennes de la part des Vénitiens, qui s’incarne dans la figure de saint Marc dont les reliques sont volées à Alexandrie au IXe siècle. Cet enlèvement est justifié par une légende apocryphe qui voudrait que Marc, de passage dans la lagune, ait rencontré un ange lui ayant dit : « Que la paix soit avec toi, Marc, mon évangéliste. Ici, ton corps va reposer ». L’autre point de cette recherche de racines est l’attachement des Vénitiens aux vestiges antiques et byzantins qu’ils rapportent volontairement. Le rapport à l’Antiquité et à ses créations artistiques est donc particulièrement conscient.
Cela se ressent dans les œuvres présentées, où l’intérêt pour l’antique est quasi archéologique, comme l’atteste notamment la production des Lombardo. De Pietro, le père et fondateur de l’atelier, est présentée une Vierge à l’Enfant qui mélange savamment inspiration antique, byzantine et recours au modèle de Donatello, inventeur de ces bas-reliefs mariales. Tullio, un des fils de Pietro, est celui qui pousse au plus haut niveau la sculpture de la première Renaissance vénitienne. Son Couple de jeunes gens s’inspire directement des reliefs funéraires romains. Il sculpte les personnages en bustes, le visage et le corps idéalisés. Le jeune homme est vêtu à l’antique tandis que la femme, la poitrine dénudée, porte une tenue contemporaine. Cette œuvre est ainsi une véritable réflexion sur le passage du temps. Tullio Lombardo cherche à fixer une image immortelle de ce couple sur l’exemple des vestiges antiques redécouverts alors, eux qui font ressusciter par leurs images les hommes du passé. Cette impression est renforcée par la découpe du relief, irrégulière, qui évoque un vestige archéologique.
Ce rapport à l’antique passe aussi par le bronze, matériau antique par excellence avec le marbre. La production en ce matériau peut se découper en deux parties distinctes. D’abord, les petits bronzes, statues de dimensions modestes destinées aux cabinets d’études, les fameux studiolo. La Vénétie, et notamment la ville de Padoue, se fait une spécialité de cette production érudite. Toute une série, avec en point d’orgue l’Apollon du Belvédère par l’Antico, est présentée au sein de l’exposition. L’autre partie de la production de bronze est celle destinée à un décor plus monumental dans l’héritage de l’art de Donatello à Padoue. Le Padouan Riccio réalise ainsi des grandes œuvres en bronze tel que l’autel de la Vraie Croix dont cinq reliefs sont présentés au sein de l’exposition. Ce monument, aujourd’hui détruit, est une commande de Girolamo Donà pour accueillir la relique de la Vraie Croix obtenue du pape Innocent VIII au sein du couvent des Servites à Venise. Les reliefs représentent l’histoire de Constantin et de sa mère Hélène. En les regardant avec attention, les références à l’Antiquité deviennent abondantes avec une vraie recherche dans la représentation des armures et des tenues, ainsi que des monuments antiques (arc de triomphe, colonnade, etc.). La multiplication des personnages et leurs expressions nombreuses sont assez caractéristiques de la manière virtuose de Riccio comme on la retrouve dans les plaques conservées au musée du Louvre, issues du monument funéraire de Girolamo della Torre (1516-1521).
D’autres sculptures majeures sont également à souligner : Portia se donnant la mort de Gian Maria Mosca, élève des Lombardo, où l’expression et la position de la figure sont directement inspirées du Laocoon, ou encore le très beau Christ Ressuscité de Jacopo Fantoni.
Le parcours s’achève enfin par l’art du buste. Celui-ci se développe tardivement à Venise tant la mise en avant personnelle y était mal vue. Dans la ville dirigée par une élite marchande où les vieilles familles nobles étaient égales, la possibilité de la mise en place d’une tyrannie était tenue en horreur. Tout était donc fait pour éviter la prise de pouvoir d’un homme ou d’une famille à l’image des Médicis à Florence ou des Sforza à Milan. Cela passait notamment par une grande méfiance envers la propagande familiale et personnelle. Il ne fallait ainsi pas se mettre en avant au sein de la cité au risque d’y être honni. C’est à partir du milieu du XVIe siècle que le portrait prend enfin racine dans la cité des Doges par l’intermédiaire d’Alessandro Vittoria. Il y crée le portrait moderne en réussissant le découpage parfait du buste pour que la figure paraisse naturelle à l’œil, en mêlant costumes antiques et modernes pour rendre le contemporain intemporel. Enfin, il parvient dans ses portraits à rendre l’intériorité du modèle. Toutes ces innovations sont reprises par Le Bernin, dont un chef-d’œuvre clôt l’exposition. Il figure le cardinal Pietro Valier et était destiné à la chapelle de la Vierge de l’église de Santa Maria delle Grazie in Isola. Le Bernin accorde une grande importance au visage avec une finesse des détails sans égale, comme en attestent les rides sous les yeux. Le sculpteur joue également sur le polissage de l’œuvre pour rendre l’aspérité des cheveux, de la moustache, de la barbe et l’aspect lisse de la peau. Même le costume est animé par un petit jeu anecdotique : un bouton non fermé.
« Ca' d'Oro, chefs-d'œuvre de la Renaissance à Venise » n’est ainsi pas un titre mensonger. Les œuvres présentées au sein de l’exposition sont en effet des chefs-d’œuvre, pour certains jamais sortis d’Italie. Elles sont, de plus, accompagnées d’un propos simple mais efficace qui permet une véritable plongée dans l’art de la Renaissance italienne. Pour tout cela, il ne faut manquer, pour rien au monde, cette exposition.
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