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Jean Dunand (1877-1942), maître pluriel de l'Art Déco


Sculpteur, dinandier, ébéniste, laqueur et même peintre... Jean Dunand aura toute sa vie durant placé l'expérimentation au centre de sa pratique. Les superlatifs ne manquent pas pour qualifier sa carrière et l'étendue de sa production. Les prix élevés auxquels s'arrachent aujourd'hui encore ses réalisations sur le marché témoignent d'un engouement sur lequel le temps et les modes n'ont pas d'emprise. Retour sur la vie et l'Œuvre prolifique d'un artiste pluriel, né dans une petite bourgade suisse.


De la Suisse à Paris


Jules-John Dunand, plus tard francisé en Jean Dunand, est né à Lancy le 20 mai 1877. Sa mère décèle très tôt l’attrait artistique de son fils et décide de l’inscrire en 1891 à l’École des arts industriels de Genève. La famille habite alors dans un modeste appartement situé au numéro 38 de la rue de Lausanne. Élève les premières années en cours de sculpture, le jeune Dunand s’épanouit et remporte plusieurs prix, dont la médaille d’argent des écoles municipales de la ville de Genève en 1894, avant de réaliser une puissante Helvétia pour la ville en 1895. Durant ces premières années d’études fécondes, il fait la connaissance de deux hommes qui deviendront des amis intimes : François-Louis Schmied (1893-1941), futur grand maître de la reliure Art déco et de l'émail, et Carl Angst (1875-1965), sculpteur et dessinateur.

À gauche, Jean Dunand

Jean Dunand obtient en 1897 une bourse de la ville de Genève pour étudier à Paris. Débarquant dans la Ville Lumière en octobre de la même année, il est hébergé par un parent au 8 boulevard Chauvelot dans le 15e arrondissement, qui l’embauche dans son entreprise de modelage comme apprenti ciseleur. Cette position lui donne l’opportunité de travailler sur des chantiers d’importance : il prend ainsi part, entre autres, à l’exécution et à la ciselure des Renommées d’Emmanuel Frémiet sur le chantier du Pont Alexandre III. Il fait à cette occasion une autre rencontre déterminante, avec Paul Jouve. Il retrouve en février 1898 son ami Carl Angst dans la classe de sculpture de Jean Dampt, qui les tiendra par ailleurs tous deux en grande estime, à l'École nationale des Arts Décoratifs et fonde, en 1899, l’Association des artistes suisses à Paris avec Schmied et Angst.

Le début du siècle suivant marque une accélération dans la carrière de Jean Dunand. Il expose à de nombreuses reprises : à l’Exposition Universelle de 1900 puis au Salon de la Société nationale en 1901. Il poursuit également sa collaboration avec Jean Dampt, œuvrant sur plusieurs chantiers avec son maître, notamment celui de l’hôtel particulier de la comtesse de Béarn, rue Saint-Dominique. Il y sculpte les lambris ainsi que des entourages de portes et de meubles. L'accueil favorable de ses dinanderies exposées au Salon de la Société nationale en 1905 conduit Jean Dunand à s’orienter définitivement vers les arts décoratifs. Le succès est grandissant jusqu’au début des années 1910. Sa production de vases en bronze à motifs aussi divers que variés plaît, l’Union centrale des Arts Décoratifs lui achetant des premières pièces.


1912 : une année charnière


Mais le créateur ne se satisfait de rien et cherche sans relâche à faire progresser sa pratique. L’année 1912 marque sa rencontre, en février, avec le maître-laqueur japonais Seizo Sugawara. Celle-ci est décisive dans la carrière de Jean Dunand. Il avait déjà utilisé à faible fréquence la laque sur certains de ses vases. Intéressé par les techniques de dinanderie du créateur suisse, Seizo Sugawara consent à lui distiller certains de ses secrets. Le Japonais offre finalement à Dunand, à partir du 16 mai 1912, une initiation très complète à tous les procédés de la laque orientale. La teneur de treize leçons est connue par l’un des carnets de Dunand, dans lequel celui-ci a noté précisément ces précieuses informations.


Seizo Sugawara, 1900s, EG:2003.551, Eileen Gray Collection II

La laque s’infiltre par la suite dans toutes ses créations, jusqu'à devenir sa marque de fabrique. Son style et ses propositions évoluent au contact de ses amis artistes, Jouve ou encore Schmied. Les typologies d’objets s’étoffent. Le créateur conçoit de grands panneaux en laque pour laisser courir ses idées décoratives et tire même le portrait en laque de personnalités, notamment du monde de la mode.



Jean Dunand et la mode


Entre tous les arts appliqués, il n'en est pas de plus influençable que la couture, de plus sensible à toutes les fluctuations artistiques ou économiques d'une époque.
« L'art décoratif moderne trouve son application dans la mode », Vogue, revue mensuelle, 1er mai 1925, BnF.

Jean Dunand, Portrait de Madeleine Vionnet, pastel sur papier, Berko Fine Paintings

Au début du XXe siècle, l’influence mutuelle entre les artistes et les couturiers devient de plus en plus significative dans la formation du goût et des modes. Les amitiés de Jean Dunand avec les personnalités les plus en vogue du moment le conduisent à faire évoluer sa pratique. L’artiste compte parmi ses relations de riches élégantes, comme la philanthrope américaine Florence Blumenthal, des grands noms de la scène, telles Suzy Solidor ou Joséphine Baker, et quelques-unes des plus notables couturières et modistes contemporaines, à l’instar de Madame Agnès, Madeleine Vionnet, Elsa Schiaparelli, Jenny Sacerdote ou Louise Boulanger, dont il réalise les portraits. Il imagine pour elles des décors de textiles, propose des modèles, dessine des parures, des boucles de chaussures, de ceintures, des boutons et autres accessoires, orne de laque certaines créations appliquant la technique à la fois aux bijoux, aux chapeaux et aux tissus.


« L'art décoratif moderne trouve son application dans la mode », Vogue, revue mensuelle, 1er mai 1925, BnF : "Mme Agnès, qui fut en quelque sorte l'instigatrice de la décoration moderne dans la mode, porte ici une robe peinte par Jean Dunand sur gaze d'argent, faite par Chéruit. Le motif de la robe est peint sur le feutre."
« L'art décoratif moderne trouve son application dans la mode », Vogue, revue mensuelle, 1er mai 1925, BnF : "Jean Dunand, qui a su puissamment contribué à orienter la mode vers une nouvelle formule de décoration, a pu reconstituer le minutieux travail de la laque. Ses tissus sont peints de laque diluée."

Les lignes géométriques de l’Art déco influencent les formes de la parure et les couleurs contrastées des compositions décoratives de Dunand s’appliquent naturellement aux créations de mode. Les toilettes des clientes sont enfin complétées par de délicats accessoires, poudriers, boîtes, étuis et miroirs.


Jean Dunand et Mme Agnès, Chapeau cloche, 1925, feutre de laine noir, Paris, Musée des arts décoratifs © Paris, MAD / Jean Tholance.

Jean Dunand, Robe à encolure en V à motifs géométriques, vers 1925, Paris, Palais Galliera © Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.

Jean Dunand (dessinateur) et Jean-Philippe Worth (couturier), Robe à motifs de poissons, vers 1925, taffetas de soie, Paris, Palais Galliera © Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.




Mais Jean Dunand ne se contente pas de parer ces dames. Il leur offre un cadre charmant décoré de nombreux bibelots et de paravents. Son mobilier se retrouve dans les salons de ses amis couturiers Jean-Philippe Worth, Jeanne Lanvin, Madeleine Vionnet et Mme Agnès. En 1925, cette dernière décore son stand du Pavillon de l’Élégance avec quelques vases signés Dunand. Le Salon, ou studio, de Mme Agnès réunit par ailleurs plusieurs réalisations de l’artiste. Outre ses meubles laqués, le plafond et les murs reçoivent des panneaux de laque d’or, tandis que le portrait de la modiste, réalisé en laque de couleurs, or et argent sur fond de coquille d’œuf, veille sur l’ensemble.



L'Exposition coloniale internationale de 1931


Forêt (détail.), panneau de laque noire, 1929. Exposé dans le vestibule du Palais permanent des Colonies à l'Exposition coloniale de 1931. Paris, musée du quai Branly - Jacques Chirac. En dépôt au Palais de la Porte Dorée depuis le 1er octobre 2022

En 1930, Dunand travaille depuis plusieurs mois déjà à la réalisation de deux commandes. D’une part, le gouvernement français a sollicité son concours pour la réalisation de décors en vue de la future Exposition coloniale de 1931, devant se tenir dans le parc de Vincennes. Le vestibule du Palais permanent des Colonies, édifice principal de la manifestation, concentre tout l’intérêt et les efforts de l’artiste. Sept panneaux en laque seront modelés : quatre verticaux représentant des scènes africaines et asiatiques, deux autres décorés de scènes animalières exotiques et une grande composition figurant deux éléphants d'Afrique dans un décor de savane. Deux vases monumentaux sur pied en fer forgé, aujourd’hui conservés au musée d’Art moderne de la ville de Paris, seront placés de part et d'autre de l'entrée du bâtiment. Les panneaux, aujourd'hui dans les collections du musée du quai Branly - Jacques Chirac, ont quant à eux été déposés au Palais de la Porte Dorée le 1er octobre 2022 et il est heureux de voir ces productions retrouver leur lieu d'origine.

Palais permanent de l'Exposition coloniale internationale de 1931. Vases sur trépied, panneau Deux éléphants.

En outre, la Compagnie Sud-Atlantique lui a commandé une partie de la décoration de ce qui se veut être son nouveau fleuron : le paquebot L’Atlantique.


Les paquebots : l'Art déco à la conquête des mers


Le milieu du XIXe siècle voit s’établir les premières lignes transatlantiques régulières entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Pour ses célèbres paquebots Île-de-France et Normandie, la compagnie maritime French Line fait appel aux architectes et aux décorateurs révélés au public lors de l’Exposition de 1925. Rompant avec le style historique français, comme le classique et confortable Louis XVI traditionnellement déployé dans les paquebots, ces nouveaux géants de la mer deviennent les ambassadeurs de l’art du décor français moderne. Construit en 1927 et reliant Le Havre à New York, l’Île-de-France est le premier paquebot au décor Art déco. Les grands noms de l’architecture et de la décoration de l’époque y sont déjà associés : Ruhlmann, Dupas, Lalique, Mare, Süe, Patout… et Jean Dunand. Les espaces des premières classes que sont notamment le hall-foyer d’embarquement, les salons et le fumoir, reçoivent naturellement les décors les plus somptueux. Marbres colorés, rampes en fer forgé, métal, verre dépoli, bois verni, miroirs géométriques et volumes d’inspiration cubique s’y mêlent élégamment dans une véritable symphonie de matériaux et de lignes variés.


Outre l'Exposition coloniale internationale organisée à Paris, l’année 1931 est donc marquée par le chantier du second paquebot Art déco, à destination cette fois de l’Amérique latine : L’Atlantique. Jean Dunand participe aux décors de la salle à manger, avec quatre panneaux en laque brune et fond argent représentant des animaux de la jungle dans un environnement végétal stylisé, ainsi que du grand salon. Ce dernier, de forme ovoïde et adapté à la danse, à la discussion mais aussi au culte religieux, servant occasionnellement de chapelle, se distingue par son allure inédite et audacieuse qui, malgré une existence écourtée par l’incendie de 1933, préfigurera l’acmé de l’Art déco au travers du monumental Normandie. Supportant un dôme éclairé d’un grand lustre de Raymond Subes, dix colonnes en palissandre verni rythment la structure ovale du salon et alternent visuellement avec les panneaux de laque de Dunand. Comme pour la salle à manger, le répertoire animalier est une nouvelle fois choisi pour peupler le décor stylisé de stries dorées sur fond noir.


Réalisé deux ans plus tard, le Normandie fut considéré comme le plus grand, le plus rapide et le plus luxueux paquebot du monde. Provoquant l’émerveillement de ses quelques deux mille passagers, les grands espaces décorés par les artistes les plus en vue de l’époque se succèdent. Grand hall-foyer, salons de musique et de correspondance, fumoir, jardin d’hiver et salle de spectacle rivalisent de grandeur et de raffinement. Parmi les réalisations les plus exceptionnelles, le grand salon des premières classes reçoit l’œuvre monumentale du peintre Jean Dupas (1882-1964) et du maître verrier Jacques Charles Champigneulle (1907-1955) : quatre ensembles de cent panneaux chacun de verre églomisé, gravé, peint, doré et argenté contant l’histoire de la navigation. Le grand salon jouxte le salon-fumoir. Derrière la paroi coulissante faisant communiquer les deux pièces se cache le chef-d’œuvre de Jean Dunand : les Jeux et joies de l’homme constituant cinq ensembles décoratifs de six mètres de hauteur exécutés d’après les dessins de Dupas. Au total, ce sont quelques mille-soixante-dix-huit panneaux de laque juxtaposés, sculptés en bas-relief à la gouge puis peints et rehaussés de feuilles d’or, représentant La Chasse, La Pêche, La Conquête du cheval, Les Sports et Les Vendanges.


Jean Dunand, La Conquête du Cheval, ca. 1935, panneau de laque, 80 x 170 cm © MuMa Le Havre / Charles Maslard

Difficile d'esquisser un portrait exhaustif de Jean Dunand et de décrire son Œuvre en quelques lignes tant sa vie fut riche de rencontres marquantes, son travail varié, son imagination inépuisable et sa fantaisie sans limite. La monographie rédigée par Félix Marcilhac (1941-2020) en 1991, rééditée et mise à jour en 2020 avec l'aide de sa fille Amélie, elle-même experte en arts décoratifs du XXe siècle, constitue la somme la plus aboutie sur le créateur. Original artisan de métaux, Jean Dunand aura su tirer le meilleur de ses illustres maîtres pour porter l'art de la laque vers un genre nouveau auquel ses successeurs continuent aujourd'hui encore de se référer. En novembre 1931, le journaliste, collectionneur et critique d'art Arsène Alexandre résumait très justement dans un article de La Renaissance : "Jean Dunand a commencé avec modestie, créé avec persévérance et abouti avec ampleur."

 

Bibliographie :


Ouvrages /

- Marcilhac Félix, Marcilhac Amélie, Jean Dunand (1877-1942). Norma, 2020.

- Marcilhac Félix, Jean Dunand - Vie et Œuvre. Les Éditions de l'Amateur, 1991.

- Rivoirard Philippe (dir.), Bréon Emmanuel (dir.), 1925 : quand l'Art déco séduit le monde. Norma, 2013


Articles /

- Bousser Nicolas, Les félins laqués de Jean Dunand, maître de l’art déco. La Gazette Drouot, 2 décembre 2021


Ressources /

- Gallica - BnF (pour les revues anciennes reproduites dans cet article)

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