L’émergence de l’agriculture et la disparition progressive des sociétés de chasseurs-cueilleurs à la fin de la préhistoire ont posé une problématique majeure aux sociétés humaines : comment conserver efficacement les denrées récoltées afin de subvenir aux besoins alimentaires d’une population en forte croissance ? La découverte dès l’Antiquité des propriétés du sel comme agent de conservation notamment pour les viandes et poissons ont permis de résoudre cette question. Dès le Moyen Age, la production et la gestion des stocks de sel deviennent un enjeu étatique. Seul moyen de conservation efficace avant la mise au point de la conserve par Nicolas Appert entre les années 1790 et 1810 puis de la pasteurisation vers 1865, le sel est sujet à un monopole royal justifiant l’instauration d’un impôt très impopulaire : la gabelle. Durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le roi Louis XV est convaincu par ses conseillers de l’importance d’augmenter la production de sel dans le royaume de France. A cet effet, il ordonne à l’architecte néoclassique Claude-Nicolas Ledoux de bâtir dans le Jura un nouveau centre d’extraction. L’entreprise voit progressivement le jour sur le site d’Arc-et-Senans entre 1775 et 1779.
Le choix de l’emplacement du nouveau complexe préindustriel n’est pas dû au hasard. Il répond d’abord aux nécessités techniques de l’extraction du sel tel qu’il se pratiquait à l’époque. Arc-et-Senans se situe ainsi à 21 kilomètres de l’ancienne saline de Salins-les-Bains ouverte au XIIIe siècle sur une source souterraine d’eau naturellement salée. C’est depuis celle-ci qu’est acheminée par une grande canalisation la saumure – l’eau chargée en une forte teneur en sodium – dont est extrait le sel. A proximité du complexe se trouve également de vastes zones forestières, dont la forêt de Chaux, qui permet à l’usine de fonctionner à plein régime, 24 heures sur 24. L’usine, qui emploie jusqu’à 200 personnes, engloutie en effet 14 000 stères de bois à l’année pour faire bouillir l’eau permettant d’obtenir par évaporation les 30 000 quintaux de sel annuels. Cette exploitation intensive des ressources environnantes génère dès l’origine de nombreux mécontentements dans la population locale.
Les plans de Ledoux, approuvés directement par le roi, prévoient la construction d’un gigantesque complexe formant un demi-cercle. Cette disposition est motivée par deux raisons : la première est de rationnaliser au maximum les mouvements du personnel de l’établissement entre les différents bâtiments. La seconde, plus artistique, est de faire rythmer l’architecture du site avec la course journalière du soleil. Au centre du complexe est implantée la Maison du directeur. Son architecture monumentale avec sa colonnade aux fûts ronds et carrés ajoutent à la monumentalité de l’ensemble. Elle rappelle que cette partie de l’usine est la représentation du pouvoir royal et qu’elle abrite son administrateur. A ce titre, son allure de temple antique évoque la toute-puissance et la stabilité de l’Etat. Egalement très inspirée de l'art de la Renaissance italienne, la forme architecturale de la Maison n'est pas sans rappeler la Villa Rotonda de Palladio à Vicence. Sur le fronton au-dessus des colonnes est percé un immense oculus par lequel il est possible d’observer l’entièreté des autres bâtiments bordant la cour intérieure, et par la même, de surveiller l’activité des ouvriers.
De part et d’autre du pavillon central sont disposés deux grands corps de bâtiments longs de 80 mètres et hauts de 18 mètres, appelés les « bernes ». Sur les façades extérieures sont sculptées des canalisations déversant de l’eau évoquant l’arrivée de la saumure dans ces ateliers. Dans ces deux bâtiments se trouvaient les grands foyers permettant de faire bouillir l’eau dans quatre cuves. Le travail y était particulièrement difficile avec une température s’élevant à près de 50 degrés. Tandis que les hommes récoltaient le précieux or blanc après cuissons, les femmes étaient chargées de confectionner les pains de sel et les enfants devaient évacuer les cendres accumulées sous les fours.
Faisant face à ces édifices, cinq autres corps sont bâtis sur un même plan : un pavillon central flanqué de deux ailes latérales. Ceux-ci sont prévus pour accueillir d’autres ateliers annexes mais surtout les logements des ouvriers classés selon leurs hiérarchie. Les contremaitres sont donc séparés des simples ouvriers récoltants. Cette division hiérarchique du personnel se reflète encore davantage lors de la messe célébrée dans le grand hall de la Maison du directeur où se trouvait un escalier monumental. Le prêtre y officiait tout en haut tandis que les ouvriers les moins importants prenaient place tout en bas des marches. Entre les deux étaient placés les catégories intermédiaires puis le directeur et sa famille sur les marches les plus hautes.
Tombé en disgrâce et emprisonné à la Révolution, Claude-Nicolas Ledoux avait imaginé dans sa cellule bien plus qu’une simple usine d’extraction du sel sur le site d’Arc-et-Senans. Les documents retrouvés montrent que l’architecte avait l’intention de faire de l’usine le centre d’une ville idéale se déployant autour des bâtiments toujours visibles. Dans ce projet, Ledoux avait ainsi imaginé toute une ville dans laquelle tous les édifices publics nécessaires rayonneraient autour de l’usine permettant aux ouvriers de mener leur vie directement auprès de leur lieu de travail. Ainsi retrouve-t-on derrière l’enceinte de la Saline une église, un marché, une caserne mais aussi une maison d’éducation pour les enfants. Connu pour être un grand penseur de modèles sociaux utopique, Arc-et-Senans est donc sans aucun doute la concrétisation la plus aboutie de cet architecte qui cessa complètement de construire des édifices pour se concentrer pleinement sur des projets qui ne prirent vie que sur le papier.
Par ce grand dessein imaginé à la fin du XVIIIe siècle, Arc-et-Senans se retrouve être la préfiguration des modèles des phalanstères théorisés par le philosophe Charles Fourier. Quelques édifices ou villes pensées pour la vie des ouvriers autour de leurs usines virent ainsi finalement le jour dans la lignée de ces théories. C’est le cas de la ville de Decazeville, fondée par Elie Decazes dans les années 1830 autour de l’exploitation minière dont il était propriétaire ou du Familistère à Guise, construit par l’industriel Jean-Baptiste André Godin à partir de 1858.
Outre cette influence sur les modèles utopiques qui se développèrent au siècle suivant, ce chef-d’œuvre architectural inspire son auteur sur divers autres chantiers qu’il mène les années suivantes. Se voyant confier la construction de nouveaux pavillons pour les octrois des barrières de Paris entre 1784 et 1790, Ledoux reprend notamment l’influence de l’architecture antique et l’alternance des formes circulaires et carrées de la Maison du directeur pour l’édification des octrois de la barrière d’Enfer, aujourd’hui toujours visibles sur la place Denfert-Rochereau. L’influence d’Arc-et-Senans peut aussi se retrouver, de manière toutefois plus légère sur les autres octrois encore conservés comme celui de la Rotonde de la Villette, place de la Bataille-de-Stalingrad dans le 19e arrondissement de la capitale.
Les progrès techniques ayant permis de développer de nouveaux moyens de conservation des aliments, l’importance du sel dans les sociétés occidentales devint de moins en moins prépondérante au fil du XIXe siècle. À la suite de la rupture en 1894 de la canalisation qui reliait Arc-et-Senans à la source de Salins-les-Bains, l’Etat décida d’en faire cesser définitivement l’activité l’année suivante. Abandonnée, l’usine sombra dans l’oubli tandis qu’un incendie ravagea la toiture de la Maison du directeur en 1918. Rachetée par le département du Doubs en 1927, la Saline est sauvée de la disparition par diverses campagnes de travaux dont la première vise à consolider les bernes avec une charpente en béton durant les années 1930. Devenue l’un des plus importants centres culturels de Franche-Comté notamment grâce à son inscription à la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO en 1982, la Saline royale abrite désormais un musée consacré à Claude-Nicolas Ledoux, un parcours permanent sur l’industrie du sel mais aussi des auditoriums accueillant concerts et congrès.
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