Le 17 juin 1816, quatre bateaux quittent le port d’Aix en direction du Sénégal, afin d’y rétablir la domination française et d’y débarquer le nouveau gouverneur, le colonel Julien Schmaltz. Cette flottille est dirigée par une frégate dont le nom restera tristement célèbre : La Méduse.
La tragédie comme2 juillet 1816, lorsque le bateau, dirigé par un vicomte limousin revenu d’exil et n’ayant pas navigué depuis des années, s’échoue sur un piège bien connu des marins, le banc d’Arguin, au large de la Mauritanie. Sur les 400 hommes qui voyageaient à bord du voilier, 149 ne peuvent monter sur les chaloupes de sauvetage et sont alors placés sur un immense radeau de fortune que tirent péniblement les six canots. Cependant, le poids est trop lourd, les amarres lâchent (ou sont volontairement rompues) et 148 hommes et une femme se retrouvent ainsi livrés à eux-mêmes à une centaine de kilomètres des côtes, avec comme seules provisions : vingt-cinq livres de biscuits trempés, deux barriques d’eau douce et six barriques de vin. Au bout d’un jour seulement, il ne reste déjà plus rien à manger. La situation s’envenime alors, des émeutes éclatent sous l’effet de la peur, du désespoir et de l’ivresse. Au septième jour, seul vingt-sept personnes sont encore en vie. La folie, est là, présente chez tous. Les blessés sont jetés à la mer, on s’entretue pour quelques gouttes de vin et on repaît sa faim de la chair des cadavres encore chauds. Lorsque l’Argus, bateau de la flottille partie avec la Méduse, recueille au bout de treize jours les survivants, il ne reste que dix-sept hommes dont seulement trois parviendront à se remettre de l’évènement. Les autres mourront dans les cinquante premiers jours après le sauvetage.
Il faut attendre le 22 novembre 1817, pour que l’histoire fasse enfin grand bruit avec le témoignage dans la presse de deux survivants : l'aide-chirurgien Henri Savigny et l‘ingénieur-géographe Alexandre Corréard. C’est sans doute par ce biais que Théodore Géricault, tout juste revenu d’Italie où il était parti à ses propres frais après son échec au prix de Rome, découvre l’histoire. Le jeune peintre, déjà auréolé d’une certaine renommée après le succès d’estime de son Cuirassier blessé quittant le feu au salon de 1814, cherche alors à créer une composition qui fera date au Salon. Il avait d’abord en tête de représenter un fait divers sordide à teneur locale : l’assassinat du procureur de l’Aveyron. Il réalisa un certain nombre d’études préparatoires sur ce thème, mais l’histoire de la Méduse lui parut alors bien plus adéquate.
Géricault se met immédiatement au travail, dans une quête de réalisme qui lui est propre à l’époque. Il est ainsi fasciné notamment par l’âme humaine et sa psychologie à une période où le romantisme commence à s’affirmer. Avec sa nouvelle œuvre, Géricault, marqué par le travail de Gros (élève de David aux tableaux empreints d’une certaine humanité et d’une palette éloignées de la rigueur néoclassique) s’éloigne consciemment de ce qui faisait alors un grand tableau : le sujet d’histoire à valeur moralisante et une composition rigoureusement construite sur le modèle classique.
Avec l’aide des survivants avec qui il s’entretient, Géricault fait recréer une maquette du radeau et fait poser ses modèles et amis, dont Delacroix, afin de recréer au plus près du réel le sentiment de profond désespoir du moment choisi, celui où les survivants aperçoivent au loin un bateau et se rendent compte qu’il ne les voit pas. Cette recherche de réalisme s’accompagne par des études sur le vif de cadavres humains et par un voyage au Havre pour y étudier la mer. Géricault se lance dans un véritable travail documentaire où la part d’invention se retrouve subalterne par rapport à la volonté de représenter le vrai, même si une partie de l’œuvre sera romancée (notamment la tempête).
Pour sa composition, le peintre hésite, essaye, corrige. Il aboutit finalement à une composition basée sur deux pyramides. Une première, à droite, créée par l’espoir des hommes qui se relèvent et qui s’agitent comme ranimés par la vue, au loin, d’une voile blanche. Une seconde, à gauche, marquée, elle, au contraire par le désespoir. Cette seconde pyramide, structurée par le mat chancelant du radeau qui rappelle l’équilibre précaire de cette survie, accueille un homme à la barbe épaisse méditant sur la mort qui l’entoure. Au sein de cette composition, Géricault cherche à montrer l’horreur de la scène. Il peint les cadavres avec une rudesse poignante sans doute héritée de l’art du Caravage qu’il avait pu admirer à Rome. Géricault est un peintre profondément marqué par ses prédécesseurs. Cette peinture, révolutionnaire par bien des aspects (thème contemporain, recherche d’un réalisme, représentation d'un fait divers...) est le fruit d’une profonde méditation sur les maîtres du passé et du présent. Nous pouvons citer Caravage comme nous l’avons vu, Michel-Ange pour la composition créée par un amoncellement de corps, David et Poussin pour la rhétorique des gestes ou encore Gros pour l’harmonie sévère de tons sourds. Géricault produit ainsi une révolution dans la tradition, la marque des grands chefs d’œuvre.
Cependant au salon de 1819, une partie de la critique n’est pas de cet avis. L’exacerbation des émotions, à l’opposé de la contenance néoclassique, et le choix d’un aussi grand format pour un fait divers, choquent. Le tableau avait pourtant été présenté sous un titre désactualisé « Scène de naufrage » mais cela ne trompe personne. Marie-Philippe Coupin de la Couperie commente : « Monsieur Géricault semble se tromper. Le but de la peinture est de parler à l'âme et aux yeux, et non de repousser le public. ». De plus, l’œuvre crée une controverse politique ; les libéraux y voyant une critique de la monarchie par l’évènement même de l’abandon d’hommes par un vicomte et au-delà assimilant métaphoriquement le naufrage à celui de la Restauration. Si Géricault se défend de toute idéologie politique, le scandale assoit la renommée de l’œuvre.
La critique reste mitigée, mais Géricault, qui a alors seulement vingt-six ans et dont la vie s’arrêtera brutalement en 1824, marque un grand coup artistiquement. Son Radeau de la Méduse marque une génération entière d’artistes qui feront triompher le romantisme avec, à leur tête, Delacroix. Ce dernier, qui a pu assister de très près à la genèse de l’œuvre puisqu’il y a été modèle, y perçoit une voie nouvelle face à l’académisme dans laquelle il va immédiatement s’engouffrer. La Liberté guidant le peuple de 1830-31 est ainsi inimaginable sans le Radeau. Au-delà de cet héritage immédiat, l’œuvre de Géricault amène un certain nombre de recherches qui marqueront les générations suivantes. Il faut citer notamment le réalisme de Gustave Courbet qui en tirera l’attention aux sujets contemporains, la palette rugueuse et l’attention aux détails réalistes.
Encore aujourd’hui, Le Radeau de la Méduse, continue à fasciner. C’est en effet l’un des tableaux les plus admirés du musée du Louvre. Néanmoins, l’œuvre semble condamnée. En effet, le bitume de Judée utilisé par Géricault est très difficilement restaurable et provoque un noircissement qui va en s’accentuant et qui pourrait être irrémédiable. Cependant, cette hypothèse avancée dans les années 1980 est, aujourd’hui, remise en question et les altérations pourraient venir d’ailleurs. Dans tous les cas et par mesure de précaution il faudra, à la réouverture du Louvre, se presser pour admirer ce phare de la peinture du XIXème siècle français.
Antoine Lavastre
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