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Le Salon de 1765 : Diderot ou la nouvelle critique de l'art

Au milieu du XVIIIe siècle, les Salons rédigés par Diderot apparaissent comme un élément inséparable d'un des plus grands événements parisiens contemporains : le Salon de peinture et de sculpture. Denis Diderot se posait alors en restaurateur d'une œuvre que l'on aurait oublié dans les greniers du Louvre : la critique d'art renaissait sous la plume du génie diderocien.

Gabriel de Saint-Aubin, Le Salon de 1765, plume, lavis, aquarelle et rehauts de gouache, Paris, Musée du Louvre.
Van Loo, Denis Diderot, 1767, Musée du Louvre.

Organisé tous les deux ans par l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, au sein du merveilleux Salon Carré du Louvre, l'évènement accueillait l'exposition d'un ensemble de peintures, gravures et sculptures des élèves de l'Académie. Devenu à partir du XVIIIe siècle un événement public majeur, depuis sa refondation en 1737, le Salon est devenu un véritable stimuli de publications afférentes aux œuvres qui y étaient présentées. A partir de 1759, Diderot participe à la demande de son ami Friedrich Melchior Grimm à la publication de chroniques. Ces écrits, rédigés à l'occasion du Salon de 1765 sur les réalisations picturales de Fragonard, offrent un reflet de ses réflexions propres sur l'art, pleinement inscrites dans une époque où la peinture d'histoire se retrouve en pleine mutation.

Friedrich Melchior von Grimm, gravure, 1769

La hiérarchie des genres, telle qu'imaginée par André Félibien, se délite peu à peu. Cette crise avait été amorcée par les scènes galantes de Watteau au début du siècle, mais également par la grande renommée des peintres de scènes de genres et de pastorales, comme Jean Siméon Chardin et François Boucher. L'Académie Royale, cherchant désespérément un "retour à l'Antique" et au "grand goût", celui de la peinture d'histoire, semble alors fonder ses espoirs dans le morceau de réception présenté par Fragonard, Le Grand prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé. Diderot, au travers de sa critique de Fragonard, semble tout à la fois refléter à la fois les inquiétudes du temps et mettre en place des innovations majeures dans la critique d'art.

J. H. Fragonard, Le Grand-prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé, 1765, H. 3,9 x L. 4 m, Musée du Louvre.

Si Diderot apporte une innovation au sein de la critique d'art, il en n'est pas moins héritier d'une tradition critique qui l'a précédé ; les travaux d'André Félibien, de Charles Le Brun et de Roger de Piles (voir les gravures ci-dessous) sont autant de jalons que Diderot connaissait, ayant notamment lu Félibien et de Piles dès 1748. Par ailleurs, parmi les écrits théorisant la pratique artistique et les oeuvres, les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l'Abbé Du Bos, publiées en 1719, articulaient déjà des renouvellement essentiels. Affirmant que l'art se doit de remuer les coeurs, Du Bos en revient à Horace, le poète latin, afin d'introduire la notion de sensibilité (source de la naissance du sentiment) dans le rapport à l'oeuvre d'art.



Ainsi, à partir des expositions au Salon Carré du Louvre en 1737, des comptes-rendus apparaissent et accroissent la renommée du Salon. Ces derniers prennent des formes variées : manuscrits, journaux, brochures, forme épistolaire. Ces comptes-rendus donnent à voir aux lecteurs les oeuvres qu'ils n'ont pas vues par l'entremise du verbe. Dans ce contexte, les écrits de La Font de Saint-Yenne, notamment ses Réflexions sur l'état de la peinture en France, publiées en 1747 au moment de la vaine tentative de concours de l'académie royale pour relancer la peinture d'histoire, mais également les billets du Comte de Caylus publiés en 1750 - les Mercure de France - forment un corpus de textes fondateurs d'une nouvelle critique d'art. Parallèlement à ces publications novatrices, il faut rendre les honneurs à la critique littéraire qui, tout en favorisant l'émergence du journalisme et d'un nouveau public, apporta aux Salons les lumières de la popularité.

Carmontelle, Denis Diderot et Melchior Grimm

Dès 1753, Grimm rassemble alors un ensemble de comptes-rendus des Salons, et fait appel en 1759 aux talents de son ami Diderot. Ce dernier, sous la forme épistolaire d'un dialogue engagé avec Grimm, va réaliser de longues descriptions des œuvres exposées, souvent agrémentées de réflexions philosophiques à la fois esthétiques et sociales : les Salons voyaient le jour.


Diderot, écrivain, philosophe, fut le fer de lance d'une critique novatrice. Ce n'est pas tant les réflexions esthétiques en elles-mêmes qui constituent l'originalité de Diderot au sein de la critique d'art, mais bien sa méthode heuristique mêlant théorie et pratique. En 1766, le génie des Lumières publie un texte autonome, Essai sur la peinture, où il met en place, allant au-delà de l'ekphrasis, un véritable dispositif analytique des oeuvres qu'il contemple.

Il commence d'abord par décrire l'oeuvre. Pour lui, cette étape est intimement liée à l'imagination. Lorsqu'il décrit Corésus et Callirhoé de Fragonard, il s'adresse à son ami Grimm pour lui raconter un rêve, ce qui lui permet de construire toute une narration autour de l'histoire portée par cette oeuvre :


« Je vais vous faire part d'une vision assez étrange dont je fus tourmenté dans la nuit qui suivit un jour dont j'avois passé la matinée à voir des tableaux, et la soirée à lire quelques Dialogues de Platon. »


Dans un second temps, l'analyse succède à la description. Au travers d'un discours narratif, Diderot reconstruit mentalement le tableau présenté au Salon par Fragonard.

Enfin, dans un dernier mouvement de plume, le critique d'art en herbe décide qu'il est temps de juger l'oeuvre.

Ce qui fait le génie du critique d'art, c'est l'inversion du procédé traditionnel de l'ekphrasis, qui était pourtant le procédé universel pour décrire une oeuvre d'art jusque-là. Il n'est plus question de décrire une oeuvre pour faire l'éloge de la peinture. Diderot s'inscrit dans une rupture avec cette tradition et prône le jugement des oeuvres en fonction du goût. Or, Diderot n'apprécie guère les folies de ce que l'on a appelé le "rococo". Il défend l'idée que seul le "grand genre", celui de la peinture d'histoire, de la peinture religieuse ou mythologique, est apte à permettre à l'individu de s'éduquer soi-même et d'éduquer les autres.

Ainsi, Diderot s'appui sur le langage pictural proposé par Fragonard afin de le transformer, magistralement, en langage littéraire, en une sorte de promenade mentale dans les oeuvres de Fragonard. Ce qui est essentiel pour Denis Diderot, c'est que l'oeuvre soit de bon goût, c'est-à-dire qu'elle respecte les codes du "grand genre", car l'art doit avoir pour vocation, pour direction, pour essence, l'instruction de l'homme.




Si Diderot se hisse loin de l'approche formelle que revêtait la critique d'art avant lui, c'est certainement grâce au choix de la communication épistolaire. D'une part, le format de la lettre délivre à son auteur un plus grand espace de liberté, la pensée y étant toujours plus fluide, plus ample. Tout comme le visiteur-vagabond d'un Musée du Louvre peu rempli en période de crise sanitaire, il semble d'abord détaché de l'oeuvre, pour ensuite mieux s'y pencher, s'y épancher ; c'est alors, qu'en fin de parcours, le visiteur révèle son regard acéré, dévoile la déconstruction de l'oeuvre.


De fait, dans son approche critique de l’œuvre de Fragonard, le grand-prêtre Coresus s’immole pour sauver Callirhoé. Si le texte de Diderot n'était pas précédé du titre de l'oeuvre et du nom de l'artiste, il eût fallu que nous attendions la fin de la lecture pour comprendre l'objet en question. Diderot part en fait d'une narration, celle d'un rêve qu'il aurait fait. Dans ce dernier, il se retrouve dans la caverne du mythe de Platon. Diderot nous dit en fait que, tout comme l'intérieur de la caverne, le tableau de Fragonard n'est qu'un pâle reflet de la nature. Or, dans le mythe, le reflet est tout ce qui est donné à voir et tout ce qui peut être vu ; c’est aussi le cas dans le rêve de Diderot, où il lui est interdit de regarder à l’extérieur de la caverne. En réalité, ce que nous dit Diderot, c'est qu'il ne voit rien au-delà du cadrage donné par Fragonard. L'oeuvre n'est en définitive qu'un écho lointain de la réalité, alors que la peinture d'histoire est censée inspirer au spectateur de grands sentiments, ainsi que de rendre vraisemblable ce qu'elle montre. Diderot met en perspective le mythe de la caverne dans l’œuvre de Fragonard pour la déconstruire. Ainsi, parmi ce qui ne fonctionne pas, Diderot et Grimm relèvent les vêtements du prêtre qui appartiennent au registre féminin, l'indécision du sexe des personnages, ou encore l'aspect de Callirhoé qui semble non pas évanouie mais endormie.

En réalité, vous l'aurez compris, Diderot invente son rêve. Il n'a jamais vraiment existé mais permet, par le biais de la narration, de mettre en place une critique de l'oeuvre. Par ailleurs, rassurez-vous, Diderot n'étant pas un menteur, il avoue son forfait : il était bien présent au Salon au côté de Grimm.



Diderot ne s'efface pas derrière les œuvres qu'il décrit. Bien au contraire, il semble prendre pour prétexte ces dernières dans le but de s'essayer à des exercices de styles littéraires. De fait, au travers de sa démarche inédite de critique, qui devient par ailleurs très rapidement populaire, il est évident que l'on décèle une grande place accordée à la narration, au rêve et au mythe. Non seulement il se sert de son activité d'écrivain pour rédiger ses critiques, mais on peut également dire qu'il devient un écrivain par son activité de critique.

Le discours narratif que mène Diderot est le théâtre d'une histoire dramatique, dans laquelle se profile des descriptions agencées ensemble dans l'intention de faire arrimer l'écriture au drame inexorable. Paradoxalement, tout comme Fragonard avait respecté toutes les règles du théâtre classique - telles que prescrites par Aristote - en mettant en place une catharsis picturale du moment exact du sacrifice de Corésus, se frappant le coeur de son poignard pour sauver Callirhoé, Diderot rend sa critique narrative cathartique.




Diderot aura écrit en tous neuf Salons (de 1759 à 1781) qui auront un retentissement tout au long de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. C'est en proposant une nouvelle méthode pour critiquer les oeuvres présentées au Salon, une méthode indissociable de son style littéraire et ses ambitions d'écrivain, que Diderot donne dans ses écrits un aspect prescriptif du sentiment dominant les oeuvres, celui de leur jugement.

Par son morceau de réception à l'académie, Fragonard semblait porter en lui tous les espoirs quant au renouveau espéré dans la peinture d'histoire. Or, ce dernier, bien plus radicalement que d'autres peintres comme Boucher, tourna le dos au "grand genre". Le texte de Diderot se fait ainsi le témoignage à la fois d'une perception de sentiments en mutations et d'une évolution, progressive, des goûts esthétiques au XVIIIe siècle.


Jérémy Alves.


Pour aller plus loin :


- WRIGLEY. R., The Origins of French Art Criticism. From the Ancien Régime to the Restoration, Clarendon Press, Oxford, 1993


- STAROBINSKI. J., Diderot dans l’espace des peintres, suivi de Le Sacrifice en rêve, Paris, Réunion des musées nationaux, 1991.


- MOUREAU. F., « Diderot et l'art de Boucher à David. Les Salons, 1759-1781», dans Dix-huitième Siècle, n°18, 1986, Littératures françaises, 1984-1985.

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