Les portraits sculptés d’Antinoüs qui nous sont parvenus comptent parmi les plus nombreux de la Rome antique, tant par leurs quantités que par leurs variations iconographiques. Ils illustrent la volonté de véhiculer une image officielle du pouvoir impérial de Rome au IIème siècle de notre ère, ainsi qu’un renouvellement des pratiques sculpturales des ateliers de l’Empire à cette époque.
Des recherches sont effectuées depuis le XXème siècle afin d’établir un catalogue raisonné et une identification typologique des représentations de ce jeune homme, proche du cercle impérial d’Hadrien.
Le visage d’Antinoüs nous paraît encore familier aujourd’hui et est devenu, au sein de notre imaginaire collectif, un archétype de la beauté masculine tiré de la statuaire antique.
Son histoire quasi-légendaire, mêlant véracité historique et faits mystérieux, nous laisse percevoir une des dernières survivances de récits mythologiques gréco-romains.
Antinoüs, figure corrélée au pouvoir impérial d’Hadrien
Il n’est guère possible d’aborder la figure d’Antinoüs sans se référer à l’empereur Hadrien qui vécut de 76 à 138 de notre ère et régna de 117 à 138. Hadrien est un empereur érudit, amateur d’arts et doué de créativité, participant lui-même en tant qu’architecte à l’élaboration de son imposante Villa de Tibur, aujourd’hui villa de Tivoli.
Nous supposons aussi que l'empereur eut une grande influence dans la restauration architecturale du Panthéon d'Agrippa en 125, suite à sa destruction par un incendie en 110 (sous le règne de Trajan).
De plus, l'érudition d'Hadrien se retrouve même dans son surnom : "Graeculus" , à savoir "le petit grec", car il était passionné de culture hellénique, que ce soit par les traditions, la poésie, la philosophie ou encore la rhétorique dont il fit assidûment l’apprentissage durant son enfance.
Il règne sur la Rome Antique lorsque celle-ci est à son apogée et connait son extension territoriale maximale. Décrit comme pacifiste, il souhaite ne pas conserver certaines provinces conquises par son prédécesseur et père adoptif Trajan, comme l’Arménie, la Mésopotamie et l’Assyrie ; privilégiant la consolidation du territoire et de ses frontières derrière le limes, c’est à dire les fortifications établies le long des frontières de l’Empire. Il fit notamment construire en actuelle Angleterre le mur qui porte son nom, vers 122-127 après J.-C.
L’existence d’Antinoüs ne nous serait pas parvenue si Hadrien n'avait pas fait pas la rencontre de ce jeune Bythinien en l’an 124 de notre ère, lors de ses visites officielles à travers les différentes provinces de l’Empire.
L'Empereur, charmé par la beauté juvénile d’Antinoüs, en fit son favori et institua une relation semblable à celles courantes en Grèce entre un éphèbe et un homme d’âge mûr. Antinoüs l'accompagna lors de la suite de ses voyages officiels jusqu’en 130, date de sa noyade mystérieuse dans le Nil.
À cet évènement, Hadrien répond à son chagrin en divinisant le jeune homme à qui un culte est voué, surtout au sein des provinces orientales. Une ville est par ailleurs fondée en son honneur, Antinoë ou Antinoupolis, actuelle Cheikh Abadèh et se situe près du lieu de son décès, à Hermopolis .
Les représentations d’Antinoüs, sources et manifestations
L’histoire d’Antinoüs est appréciable à travers deux sources littéraires antiques ; les écrits de Dion Cassius, auteur de l’époque des Sévères à travers son Histoire romaine, ainsi qu’Aurelius Victor dans son Histoire auguste.
Ces auteurs relatent tous deux la notion de sacrifice au nom d’un ésotérisme cher à l’Empereur Hadrien et de sa volonté de prolonger son existence autant que possible. Par ces visions, il est possible de comprendre pourquoi les représentations d’Hadrien et d’Antinoüs comptent parmi les plus nombreux portraits réalisés de l’Antiquité romaine avec ceux d’Octave-Auguste, premier souverain du Principat. En effet, il est possible d’y percevoir une fonction politique et commémorative ; perpétuer la mémoire, donnant sens aux craintes d’Hadrien face à la mort.
Un autre auteur antique peut aussi apporter quelques éclaircissements. Il s’agit de Suétone, secrétaire personnel d’Hadrien et auteur de La Vie des Douze Césars, même si cet ouvrage n‘est pas descriptif de la vie d’Hadrien car allant de César à Domitien.
Dans cette lecture, il faut percevoir un rapport au culte égyptien d’Osiris auquel Antinoüs a souvent été associé, comme nous le prouve un portrait sculpté en marbre conservé au Musée du Louvre et retrouvé lors de fouilles au sein de la Villa d’Hadrien de Tivoli.
La sculpture romaine nous permet d'appréhender de façon tangible l’introduction et l’assimilation de nouvelles divinités de culte, comme peut l’être la figure d’Antinoüs.
Par ailleurs, la sculpture romaine et le portrait impérial se renouvellent à cette époque au travers des évènements contemporains. Un épisode particulier de la vie du souverain constitue souvent une occasion de créer un nouveau type de portrait, afin d’actualiser l’image officielle. Cela est manifeste pour l’époque hadrianique durant laquelle, selon le catalogue raisonné de Cécile Evers intitulé Les Portraits d’Hadrien. Typologie et ateliers, nous pouvons lister 147 portraits d’Hadrien répartis en différentes typologies.
Antinoüs est aussi la manifestation d’une certaine démocratisation concernant les représentations, la divinisation ou encore la représentation frappée sur des monnaies, privilèges qui n'étaient alors accordés qu'aux membres de la famille impériale.
La divinisation fut par ailleurs introduite à la genèse du régime impérial de Rome, avec Auguste divinisé et perceptible à travers la sculpture d’Auguste en Pontifex Maximus du Palazzo Massimo alle Terme, même si le premier exemple de divinisation posthume est celui de Jules César, à la demande des triumvirs de cette époque des derniers instants de la République (Marc-Antoine, Lépide et Octave le futur Auguste).
Concernant la divinisation d’Antinoüs, ce sont surtout les communautés égyptiennes sur place qui ont favorisé le culte de ce jeune homme que rien ne prédestinait à fréquenter le cercle impérial. L’Égypte se retrouve évoquée avec l’Obélisque Barberini du Mont Pincio en granit rose, initialement situé sur la Via Labicana, qui présente sur sa face une source épigraphique mentionnant Antinoüs, son destin tragique, sa divinisation, son entrée parmi les autres divinités et la création de la ville d’Antinoupolis, le tout en hiéroglyphes égyptiens.
Ainsi, l’exemple d’Antinoüs est remarquable dans la mesure où celui-ci fit l’objet de très nombreuses représentations, notamment sculptées. Seuls les empereurs Auguste et Hadrien le surpassent en nombre de portraits réalisés.
Les propos de Marguerite Yourcenar à cet égard sont très exhaustifs. Elle s’exprime, en tant qu’Hadrien à la première personne, en ces termes dans les Mémoires d’Hadrien :
« L'art du portrait m'intéressait peu. Sitôt qu'il compta dans ma vie, l'art cessa d'être un luxe, devint une ressource, une forme de secours. J'ai imposé au monde cette image : il existe aujourd'hui plus de portraits de cet enfant que de n'importe quel homme illustre, de n'importe quelle reine ».
Des représentations iconographiquement variées
Les représentations d’Antinoüs sont multiformes, en ce sens que son portrait est multiplié à travers un large éventail d’iconographies. Celui-ci, selon les régions où un culte lui est voué, peut revêtir l’aspect de Dionysos, Apollon, Pan ou encore celui d'un prêtre du culte impérial (Musée du Louvre).
Ces différentes représentations d’Antinoüs peuvent être mises en rapport avec la numismatique romaine, aux différentes et nombreuses monnaies frappées à son effigie qui ont notamment permis l’identification de certains types de portraits sculptés et leur provenance précise.
La Villa d’Hadrien de Tivoli, ensemble construit en plusieurs phases entre 118 et 138 de notre ère, constitue également un lieu hautement symbolique en ce qui concerne la figure d’Antinoüs. Celui-ci se voit dédié l’édifice que l’on nomme Le Canope, qui évoque l’Égypte et autres contrées orientales, souvenir des voyages impériaux d’Hadrien. C’est au sein de cette villa du plateau tiburtin et plus précisément au sud du bassin du Canope, dans le Sérapéum (édifice dédié à la divinité Sérapis), que de nombreuses statues d’Antinoüs ont été retrouvées. Elles indiquent que la mémoire du favori de l’empereur Hadrien y était célébrée à travers un culte bien défini et en lien avec les traditions religieuses et spirituelles.
Une partie du Sérapéum de la Villa d’Hadrien a fait l’objet d’une reconstruction/reconstitution au sein des Musées du Vatican et où sont d’ailleurs visibles des portraits d’Antinoüs assimilés aux cultes d’Isis et d’Osiris.
D'autres exemples probants sont les tondi d’Hadrien remployés sur l’Arc de Constantin : l'on y retrouve des représentations d’Antinoüs, parfois sujettes à caution car certains historiens de l’art ont tendance aussi à penser à une confusion avec la figure d’Apollon.
De plus, certains portraits on été retaillés à l’époque de Constantin pour ressembler à des personnages contemporains de ce dernier, trahissant les représentations de l’époque hadrianique. Mais il ne fait nul doute que nous puissions reconnaître le profil d’Antinoüs entre les deux cavaliers du Tondo représentant une chasse au sanglier comme le souligne Cécile Evers au sein de ses recherches.
Représentations d’Antinoüs ; À la recherche du modèle archétypal
La représentation d’Antinoüs, en dépit de ses variations, conserve des caractéristiques semblables. En effet, Antinoüs conserve ce côté juvénile et adolescent, un regard froid projeté vers l’horizon ou légèrement vers le sol lorsque sa tête se voit inclinée vers le bas ; poncif se retrouvant dans des copies d’époque moderne comme peut l’être l’Antinoüs d’Écouen du XVIIIème siècle et conservé aujourd’hui au Musée du Louvre.
La représentation d’Antinoüs semble appartenir au registre de la statuaire classique grecque, avec un faciès idéalisé. Sa mélancolie est semblable à celle de l’Hermès du Belvédère, sculpture par ailleurs longtemps nommée Antinoüs du Belvédère car contemporaine de l’époque d’Hadrien et inspirée de bronzes de l’école de Praxitèle.
De plus, cette sculpture possède des caractéristiques semblables à l’Antinoüs Albani, que ce soit par l’inclinaison de la tête, le sens général de la statue ainsi que le hanchement prononcé et le mouvement induit par la position des jambes.
La question du portrait initial, de la création de l’archétype, se pose depuis la seconde moitié des années 1960, à travers les recherches de Ch. W. Clairmont qui souligne que ce n’est pas du côté de l’Égypte qu’il faut chercher mais plutôt du côté de la Grèce et plus précisément de Delphes, sans minimiser l’importance de la Statue d’Antinoüs en marbre de Paros et actuellement conservée au Musée archéologique de Delphes.
Cette création archétypale est à rapprocher des années 131-132, lors du troisième voyage officiel de l’Empereur Hadrien en Grèce.
Nous pouvons aussi par principe dès lors écarter les types « Mandragones » et « Osiris-Antinoüs » comme types archétypaux du fait qu’ils constituent des représentations divinisées voire idéalisées du jeune Bythinien, tant bien même l’Antinoüs en Dionysos du musée du Louvre semble se rapprocher, par le traitements des traits du visage et des mèches de cheveux, de la statue du Musée archéologique de Delphes.
Les typologies de la portraiture d’Antinoüs sont ainsi nombreuses et sont le marqueur d’un retour en force d’un philhellènisme sous l’impulsion des goûts et des inspirations de l’Empereur Hadrien. De plus, Antinoüs, à travers ses diverses représentations, est l’exemple de l’expansion territoriale de Rome, par le biais d’une multiplication des assimilations culturelles des différentes provinces, dans notre cas, celles des provinces orientales comme l’Égypte.
Par ailleurs, les représentations d’Antinoüs sont l’exemple d’une diffusion des portraits au sein de différents ateliers à travers les multiples provinces de la Rome Impériale de l’époque hadrianique.
De plus, la sculpture de cette période se diversifie et parfois se modernise. C’est à cette époque notamment que la pupille n’est plus peinte mais commence à être représentée plastiquement en étant sculptée à-même le marbre.
Ainsi, la sculpture contemporaine au règne de l’Empereur Hadrien semble insuffler de la nouveauté, que ce soit par la technique ou l’iconographie ; notons qu’Hadrien introduit pour la première fois au portrait impérial la représentation de la barbe qui fait référence à l’image du philosophe grec. Cette barbe sera ensuite reprise dans le portrait impérial de ses successeurs, la dynastie des Antonins, autant que l’association à une iconographie divine ou héroïque comme peut le démontrer l’exemple du Buste de Commode en Hercule, en marbre de Luni et conservé aux Musées du Capitole.
L’intérêt pour la sculpture antique et notamment pour les portraits d’Antinoüs est encore actuel, comme en témoigne l’exposition temporaire qui eut lieu en 2006 au sein de la Fondation Henry Moore au Royaume-Uni, avec pour titre « Antinoüs : le visage de l’Antique ».
Alban Pitault
BIBLIOGRAPHIE /
-Christoph W. Clairmont, Die Bildnisse des Antinous. Ein Beitrag zur Portraitplastik unter Kaiser Hadrian, Institut suisse à Rome, Rome, 1966.
-Evers, Cécile. Les Portraits d'Hadrien: Typologie Et Ateliers. Bruxelles: Académie royale de
Belgique, 1994.
-Hugo Meyer: Antinoos. Die archäologischen Denkmäler unter Einbeziehung des numismatischen und epigraphischen Materials sowie der literarischen Nachrichten. Ein Beitrag zur Kunst- und Kulturgeschichte der hadrianisch-frühantoninischen Zeit, Fink, Munich, 1991.
-Caroline Vout, « Antinoüs, Archaeology and History », The Journal of Roman Studies, vol. 95 (2005), p. 80-96.
-Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Paris, Éditions Plon, 1951.
-Antinoüs, de la pierre à l'écriture de Mémoires d'Hadrien, hors-série édité par le CIDMY, 175 p., 2007.
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