Les Portraits dāAntinoüs
- Alban Pitault
- 20 nov. 2020
- 8 min de lecture

Les portraits sculptĆ©s dāAntinoüs qui nous sont parvenus comptent parmi les plus nombreux de la Rome antique, tant par leurs quantitĆ©s que par leurs variations iconographiques. Ils illustrent la volontĆ© de vĆ©hiculer une image officielle du pouvoir impĆ©rial de Rome au IIĆØme siĆØcle de notre ĆØre, ainsi quāun renouvellement des pratiques sculpturales des ateliers de lāEmpire Ć cette Ć©poque.
Des recherches sont effectuĆ©es depuis le XXĆØme siĆØcle afin dāĆ©tablir un catalogue raisonnĆ© et une identification typologique des reprĆ©sentations de ce jeune homme, proche du cercle impĆ©rial dāHadrien.
Le visage dāAntinoüs nous paraĆ®t encore familier aujourdāhui et est devenu, au sein de notre imaginaire collectif, un archĆ©type de la beautĆ© masculine tirĆ© de la statuaire antique.
Son histoire quasi-légendaire, mêlant véracité historique et faits mystérieux, nous laisse percevoir une des dernières survivances de récits mythologiques gréco-romains.
Antinoüs, figure corrĆ©lĆ©e au pouvoir impĆ©rial dāHadrien
Il nāest guĆØre possible dāaborder la figure dāAntinoüs sans se rĆ©fĆ©rer Ć lāempereur Hadrien qui vĆ©cut de 76 Ć 138 de notre ĆØre et rĆ©gna de 117 Ć 138. Hadrien est un empereur Ć©rudit, amateur dāarts et douĆ© de crĆ©ativitĆ©, participant lui-mĆŖme en tant quāarchitecte Ć lāĆ©laboration de son imposante Villa de Tibur, aujourdāhui villa de Tivoli.
Nous supposons aussi que l'empereur eut une grande influence dans la restauration architecturale du Panthéon d'Agrippa en 125, suite à sa destruction par un incendie en 110 (sous le règne de Trajan).
De plus, l'Ć©rudition d'Hadrien se retrouve mĆŖme dans son surnom : "Graeculus" , Ć savoir "le petit grec", car il Ć©tait passionnĆ© de culture hellĆ©nique, que ce soit par les traditions, la poĆ©sie, la philosophie ou encore la rhĆ©torique dont il fit assidĆ»ment lāapprentissage durant son enfance.
Il rĆØgne sur la Rome Antique lorsque celle-ci est Ć son apogĆ©e et connait son extension territoriale maximale. DĆ©crit comme pacifiste, il souhaite ne pas conserver certaines provinces conquises par son prĆ©dĆ©cesseur et pĆØre adoptif Trajan, comme lāArmĆ©nie, la MĆ©sopotamie et lāAssyrie ; privilĆ©giant la consolidation du territoire et de ses frontiĆØres derriĆØre le limes, cāest Ć dire les fortifications Ć©tablies le long des frontiĆØres de lāEmpire. Il fit notamment construire en actuelle Angleterre le mur qui porte son nom, vers 122-127 aprĆØs J.-C.

Lāexistence dāAntinoüs ne nous serait pas parvenue si Hadrien n'avait pas fait pas la rencontre de ce jeune Bythinien en lāan 124 de notre ĆØre, lors de ses visites officielles Ć travers les diffĆ©rentes provinces de lāEmpire.
L'Empereur, charmĆ© par la beautĆ© juvĆ©nile dāAntinoüs, en fit son favori et institua une relation semblable Ć celles courantes en GrĆØce entre un Ć©phĆØbe et un homme dāĆ¢ge mĆ»r. Antinoüs l'accompagna lors de la suite de ses voyages officiels jusquāen 130, date de sa noyade mystĆ©rieuse dans le Nil.
à cet évènement, Hadrien répond à son chagrin en divinisant le jeune homme à qui un culte est voué, surtout au sein des provinces orientales. Une ville est par ailleurs fondée en son honneur, Antinoë ou Antinoupolis, actuelle Cheikh Abadèh et se situe près du lieu de son décès, à Hermopolis .
Les reprĆ©sentations dāAntinoüs, sources et manifestations
Lāhistoire dāAntinoüs est apprĆ©ciable Ć travers deux sources littĆ©raires antiques ; les Ć©crits de Dion Cassius, auteur de lāĆ©poque des SĆ©vĆØres Ć travers son Histoire romaine, ainsi quāAurelius Victor dans son Histoire auguste.
Ces auteurs relatent tous deux la notion de sacrifice au nom dāun Ć©sotĆ©risme cher Ć lāEmpereur Hadrien et de sa volontĆ© de prolonger son existence autant que possible. Par ces visions, il est possible de comprendre pourquoi les reprĆ©sentations dāHadrien et dāAntinoüs comptent parmi les plus nombreux portraits rĆ©alisĆ©s de lāAntiquitĆ© romaine avec ceux dāOctave-Auguste, premier souverain du Principat. En effet, il est possible dāy percevoir une fonction politique et commĆ©morative ; perpĆ©tuer la mĆ©moire, donnant sens aux craintes dāHadrien face Ć la mort.
Un autre auteur antique peut aussi apporter quelques Ć©claircissements. Il sāagit de SuĆ©tone, secrĆ©taire personnel dāHadrien et auteur de La Vie des Douze CĆ©sars, mĆŖme si cet ouvrage nāest pas descriptif de la vie dāHadrien car allant de CĆ©sar Ć Domitien.
Dans cette lecture, il faut percevoir un rapport au culte Ć©gyptien dāOsiris auquel Antinoüs a souvent Ć©tĆ© associĆ©, comme nous le prouve un portrait sculptĆ© en marbre conservĆ© au MusĆ©e du Louvre et retrouvĆ© lors de fouilles au sein de la Villa dāHadrien de Tivoli.

La sculpture romaine nous permet d'apprĆ©hender de faƧon tangible lāintroduction et lāassimilation de nouvelles divinitĆ©s de culte, comme peut lāĆŖtre la figure dāAntinoüs.
Par ailleurs, la sculpture romaine et le portrait impĆ©rial se renouvellent Ć cette Ć©poque au travers des Ć©vĆØnements contemporains. Un Ć©pisode particulier de la vie du souverain constitue souvent une occasion de crĆ©er un nouveau type de portrait, afin dāactualiser lāimage officielle. Cela est manifeste pour lāĆ©poque hadrianique durant laquelle, selon le catalogue raisonnĆ© de CĆ©cile Evers intitulĆ© Les Portraits dāHadrien. Typologie et ateliers, nous pouvons lister 147 portraits dāHadrien rĆ©partis en diffĆ©rentes typologies.
Antinoüs est aussi la manifestation dāune certaine dĆ©mocratisation concernant les reprĆ©sentations, la divinisation ou encore la reprĆ©sentation frappĆ©e sur des monnaies, privilĆØges qui n'Ć©taient alors accordĆ©s qu'aux membres de la famille impĆ©riale.
La divinisation fut par ailleurs introduite Ć la genĆØse du rĆ©gime impĆ©rial de Rome, avec Auguste divinisĆ© et perceptible Ć travers la sculpture dāAuguste en Pontifex Maximus du Palazzo Massimo alle Terme, mĆŖme si le premier exemple de divinisation posthume est celui de Jules CĆ©sar, Ć la demande des triumvirs de cette Ć©poque des derniers instants de la RĆ©publique (Marc-Antoine, LĆ©pide et Octave le futur Auguste).
Concernant la divinisation dāAntinoüs, ce sont surtout les communautĆ©s Ć©gyptiennes sur place qui ont favorisĆ© le culte de ce jeune homme que rien ne prĆ©destinait Ć frĆ©quenter le cercle impĆ©rial. LāĆgypte se retrouve Ć©voquĆ©e avec lāObĆ©lisque Barberini du Mont Pincio en granit rose, initialement situĆ© sur la Via Labicana, qui prĆ©sente sur sa face une source Ć©pigraphique mentionnant Antinoüs, son destin tragique, sa divinisation, son entrĆ©e parmi les autres divinitĆ©s et la crĆ©ation de la ville dāAntinoupolis, le tout en hiĆ©roglyphes Ć©gyptiens.

Ainsi, lāexemple dāAntinoüs est remarquable dans la mesure où celui-ci fit lāobjet de trĆØs nombreuses reprĆ©sentations, notamment sculptĆ©es. Seuls les empereurs Auguste et Hadrien le surpassent en nombre de portraits rĆ©alisĆ©s.
Les propos de Marguerite Yourcenar Ć cet Ć©gard sont trĆØs exhaustifs. Elle sāexprime, en tant quāHadrien Ć la premiĆØre personne, en ces termes dans les MĆ©moires dāHadrien :
« L'art du portrait m'intéressait peu. SitÓt qu'il compta dans ma vie, l'art cessa d'être un luxe, devint une ressource, une forme de secours. J'ai imposé au monde cette image : il existe aujourd'hui plus de portraits de cet enfant que de n'importe quel homme illustre, de n'importe quelle reine ».
Des reprƩsentations iconographiquement variƩes
Les reprĆ©sentations dāAntinoüs sont multiformes, en ce sens que son portrait est multipliĆ© Ć travers un large Ć©ventail dāiconographies. Celui-ci, selon les rĆ©gions où un culte lui est vouĆ©, peut revĆŖtir lāaspect de Dionysos, Apollon, Pan ou encore celui d'un prĆŖtre du culte impĆ©rial (MusĆ©e du Louvre).
Ces diffĆ©rentes reprĆ©sentations dāAntinoüs peuvent ĆŖtre mises en rapport avec la numismatique romaine, aux diffĆ©rentes et nombreuses monnaies frappĆ©es Ć son effigie qui ont notamment permis lāidentification de certains types de portraits sculptĆ©s et leur provenance prĆ©cise.

La Villa dāHadrien de Tivoli, ensemble construit en plusieurs phases entre 118 et 138 de notre ĆØre, constitue Ć©galement un lieu hautement symbolique en ce qui concerne la figure dāAntinoüs. Celui-ci se voit dĆ©diĆ© lāĆ©difice que lāon nomme Le Canope, qui Ć©voque lāĆgypte et autres contrĆ©es orientales, souvenir des voyages impĆ©riaux dāHadrien. Cāest au sein de cette villa du plateau tiburtin et plus prĆ©cisĆ©ment au sud du bassin du Canope, dans le SĆ©rapĆ©um (Ć©difice dĆ©diĆ© Ć la divinitĆ© SĆ©rapis), que de nombreuses statues dāAntinoüs ont Ć©tĆ© retrouvĆ©es. Elles indiquent que la mĆ©moire du favori de lāempereur Hadrien y Ć©tait cĆ©lĆ©brĆ©e Ć travers un culte bien dĆ©fini et en lien avec les traditions religieuses et spirituelles.
Une partie du SĆ©rapĆ©um de la Villa dāHadrien a fait lāobjet dāune reconstruction/reconstitution au sein des MusĆ©es du Vatican et où sont dāailleurs visibles des portraits dāAntinoüs assimilĆ©s aux cultes dāIsis et dāOsiris.
D'autres exemples probants sont les tondi dāHadrien remployĆ©s sur lāArc de Constantin : l'on y retrouve des reprĆ©sentations dāAntinoüs, parfois sujettes Ć caution car certains historiens de lāart ont tendance aussi Ć penser Ć une confusion avec la figure dāApollon.
De plus, certains portraits on Ć©tĆ© retaillĆ©s Ć lāĆ©poque de Constantin pour ressembler Ć des personnages contemporains de ce dernier, trahissant les reprĆ©sentations de lāĆ©poque hadrianique. Mais il ne fait nul doute que nous puissions reconnaĆ®tre le profil dāAntinoüs entre les deux cavaliers du Tondo reprĆ©sentant une chasse au sanglier comme le souligne CĆ©cile Evers au sein de ses recherches.
ReprĆ©sentations dāAntinoüs ; Ć la recherche du modĆØle archĆ©typal
La reprĆ©sentation dāAntinoüs, en dĆ©pit de ses variations, conserve des caractĆ©ristiques semblables. En effet, Antinoüs conserve ce cĆ“tĆ© juvĆ©nile et adolescent, un regard froid projetĆ© vers lāhorizon ou lĆ©gĆØrement vers le sol lorsque sa tĆŖte se voit inclinĆ©e vers le bas ; poncif se retrouvant dans des copies dāĆ©poque moderne comme peut lāĆŖtre lāAntinoüs dāĆcouen du XVIIIĆØme siĆØcle et conservĆ© aujourdāhui au MusĆ©e du Louvre.
La reprĆ©sentation dāAntinoüs semble appartenir au registre de la statuaire classique grecque, avec un faciĆØs idĆ©alisĆ©. Sa mĆ©lancolie est semblable Ć celle de lāHermĆØs du BelvĆ©dĆØre, sculpture par ailleurs longtemps nommĆ©e Antinoüs du BelvĆ©dĆØre car contemporaine de lāĆ©poque dāHadrien et inspirĆ©e de bronzes de lāĆ©cole de PraxitĆØle.

De plus, cette sculpture possĆØde des caractĆ©ristiques semblables Ć lāAntinoüs Albani, que ce soit par lāinclinaison de la tĆŖte, le sens gĆ©nĆ©ral de la statue ainsi que le hanchement prononcĆ© et le mouvement induit par la position des jambes.
La question du portrait initial, de la crĆ©ation de lāarchĆ©type, se pose depuis la seconde moitiĆ© des annĆ©es 1960, Ć travers les recherches de Ch. W. Clairmont qui souligne que ce nāest pas du cĆ“tĆ© de lāĆgypte quāil faut chercher mais plutĆ“t du cĆ“tĆ© de la GrĆØce et plus prĆ©cisĆ©ment de Delphes, sans minimiser lāimportance de la Statue dāAntinoüs en marbre de Paros et actuellement conservĆ©e au MusĆ©e archĆ©ologique de Delphes.
Cette crĆ©ation archĆ©typale est Ć rapprocher des annĆ©es 131-132, lors du troisiĆØme voyage officiel de lāEmpereur Hadrien en GrĆØce.

Nous pouvons aussi par principe dĆØs lors Ć©carter les types Ā« Mandragones Ā» et Ā« Osiris-Antinoüs Ā» comme types archĆ©typaux du fait quāils constituent des reprĆ©sentations divinisĆ©es voire idĆ©alisĆ©es du jeune Bythinien, tant bien mĆŖme lāAntinoüs en Dionysos du musĆ©e du Louvre semble se rapprocher, par le traitements des traits du visage et des mĆØches de cheveux, de la statue du MusĆ©e archĆ©ologique de Delphes.

Les typologies de la portraiture dāAntinoüs sont ainsi nombreuses et sont le marqueur dāun retour en force dāun philhellĆØnisme sous lāimpulsion des goĆ»ts et des inspirations de lāEmpereur Hadrien. De plus, Antinoüs, Ć travers ses diverses reprĆ©sentations, est lāexemple de lāexpansion territoriale de Rome, par le biais dāune multiplication des assimilations culturelles des diffĆ©rentes provinces, dans notre cas, celles des provinces orientales comme lāĆgypte.
Par ailleurs, les reprĆ©sentations dāAntinoüs sont lāexemple dāune diffusion des portraits au sein de diffĆ©rents ateliers Ć travers les multiples provinces de la Rome ImpĆ©riale de lāĆ©poque hadrianique.
De plus, la sculpture de cette pĆ©riode se diversifie et parfois se modernise. Cāest Ć cette Ć©poque notamment que la pupille nāest plus peinte mais commence Ć ĆŖtre reprĆ©sentĆ©e plastiquement en Ć©tant sculptĆ©e Ć -mĆŖme le marbre.
Ainsi, la sculpture contemporaine au rĆØgne de lāEmpereur Hadrien semble insuffler de la nouveautĆ©, que ce soit par la technique ou lāiconographie ; notons quāHadrien introduit pour la premiĆØre fois au portrait impĆ©rial la reprĆ©sentation de la barbe qui fait rĆ©fĆ©rence Ć lāimage du philosophe grec. Cette barbe sera ensuite reprise dans le portrait impĆ©rial de ses successeurs, la dynastie des Antonins, autant que lāassociation Ć une iconographie divine ou hĆ©roĆÆque comme peut le dĆ©montrer lāexemple du Buste de Commode en Hercule, en marbre de Luni et conservĆ© aux MusĆ©es du Capitole.

LāintĆ©rĆŖt pour la sculpture antique et notamment pour les portraits dāAntinoüs est encore actuel, comme en tĆ©moigne lāexposition temporaire qui eut lieu en 2006 au sein de la Fondation Henry Moore au Royaume-Uni, avec pour titre Ā« Antinoüs : le visage de lāAntique Ā».

Alban Pitault
BIBLIOGRAPHIE /
-Christoph W. Clairmont, Die Bildnisse des Antinous. Ein Beitrag zur Portraitplastik unter Kaiser Hadrian, Institut suisse Ć Rome, Rome, 1966.
-Evers, CƩcile. Les Portraits d'Hadrien: Typologie Et Ateliers. Bruxelles: AcadƩmie royale de
Belgique, 1994.
-Hugo Meyer: Antinoos. Die archäologischen Denkmäler unter Einbeziehung des numismatischen und epigraphischen Materials sowie der literarischen Nachrichten. Ein Beitrag zur Kunst- und Kulturgeschichte der hadrianisch-frühantoninischen Zeit, Fink, Munich, 1991.
-Caroline Vout, « Antinoüs, Archaeology and History », The Journal of Roman Studies, vol. 95 (2005), p. 80-96.
-Marguerite Yourcenar, MĆ©moires d'Hadrien, Paris, Ćditions Plon, 1951.
-Antinoüs, de la pierre à l'écriture de Mémoires d'Hadrien, hors-série édité par le CIDMY, 175 p., 2007.