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Mont-Saint-Michel : du haut de ce clocher, dix siècles nous contemplent


« Le Mont-Saint-Michel est pour la France ce que la Grande Pyramide est pour l’Égypte » écrivait le non moins célèbre Victor Hugo. C’est dire l’importance que revêt aujourd’hui dans le patrimoine français la célèbre abbaye. Adulé des touristes du monde entier avec 2,8 millions de visiteurs l’an dernier, le monument au cœur d’une fameuse querelle régionaliste fut un symbole fort de la chrétienté mais aussi du pouvoir civil et militaire de la France. Abbatiale et scriptorium, siège de l’un des plus grands ordres de chevalerie français, forteresse et prison, le Mont-Saint-Michel eut mille visages entre l’époque de sa création et l’an 2023 où il célèbre désormais son millénaire d’existence.


Le Mont-Saint-Michel en 2018 ©Amaustan, Wikimedia Commons

Retracer l’histoire d’un monument aussi remarquable n’est pas une tâche facile mais elle reste possible grâce au foisonnement des sources qui nous sont parvenues. Plusieurs ouvrages de référence nous renseignent notamment sur son rattachement « administratif » au début du Moyen Âge. Dans son Histoire du Mont-Saint-Michel, l’historien Patrick Sbalchiero a mené l’enquête pour trancher la délicate question attribuant le Mont aux Bretons pour les uns et aux Normands pour les autres.


La Vision de saint Aubert, in Cartulaire du Mont-Saint-Michel, encre et or sur parchemin, vers 1150, Scriptorial d'Avranches

À l’origine, le site du Mont-Saint-Michel n’était bien entendu qu’un site naturel perdu au milieu d’une baie entre Avranches et Pontorson. Le mont Tombe, comme il s’appelait alors, dépendait de la vicomté de la première ville précitée. Il ne connaissait alors que deux petits oratoires dont l’un d’eux fut consacré en 708 à l’archange saint Michel. Celui-ci aurait été construit après que l’évêque Aubert d’Avranches reçut par trois fois la visite de l’archange pendant son sommeil. Ce dernier lui aurait intimé l’ordre de bâtir un site religieux en cet endroit.


Figure protectrice du Bien terrassant le Mal dans les Écritures et l’iconographie chrétienne, saint Michel permet au petit sanctuaire de gagner en popularité à l’heure où les raids vikings se font de plus en plus nombreux sur les côtes du Nord de la France. D’un point de vue géopolitique, la vicomté d’Avranches est rattachée au royaume de Bretagne à partir de 867 et le reste jusqu’en 933. Avantage : Bretagne.


Sitôt la vicomté redevenue la propriété de Richard Ier de Normandie, le Mont connaît alors son étape la plus importante : le duc décide en 966 d’y installer durablement une communauté de moines bénédictins et une église abbatiale romane est érigée au sommet du rocher en 1023. Jeu, set et match, la Normandie l’emporte, les Bretons devant se contenter de la Loire Atlantique… En 1204, alors que le roi Philippe Auguste rattache la Normandie au domaine royal, ce sont encore les Bretons, opposés à la politique du royaume de France, qui incendient le Mont. Qu’à cela ne tienne, un nouvel ensemble gothique est commandé pour l’édifice et achevé vers 1228.


Durant ces premières années, le Mont-Saint-Michel devient alors l’un des lieux de pèlerinage les plus importants de la chrétienté dont l’influence ne cesse de croître en Occident. Au fil de son histoire, plusieurs souverains s’y rendent pour s'assurer du salut de leur âme : Henri II Plantagenêt, Louis IX, dit Saint Louis, ou encore François Ier.


Le Privilège de Jean XIII, in Cartulaire du Mont-Saint-Michel, encre sur parchemin, vers 1150, Scriptorial d'Avranches

C’est également à partir de la fondation de l’abbatiale que le Mont devient un centre intellectuel majeur. Les moines faisant partie de la classe sociale la plus éduquée de la société du temps, c’est à eux que revient la tâche de recopier et d’enluminer sur parchemin les textes des auteurs antiques et contemporains. L’abbatiale devient l’un des lieux renfermant la mémoire intellectuelle de l’Europe. Il conserve des chefs-d’œuvre majeurs de l’histoire de l’art médiévale, inestimables témoignages de l’histoire du site et de la France comme le Cartulaire du Mont-Saint-Michel recensant les chartes et actes juridiques de l’époque depuis le XIIe jusqu’au XVe siècle, le tout enrichi d’illustrations. Au XVIIIe siècle, c’est encore une édition originale de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui fait son entrée dans la collection du monastère.


La renommée du Mont ne s’arrête pas là car celui-ci se retrouve pris dans les conflits de la guerre de Cent Ans. Toujours contrôlé par les Français durant cette période, il fut pourtant sujet à convoitise de la part de nos voisins Anglais. Ceux-ci en firent le siège à partir de 1423 et s’installèrent sur le rocher voisin de Tombelaine pour mieux le surveiller. Les remparts de la petite cité et la position naturelle avantageuse du site permirent aux habitants de sortir victorieux des assauts anglais qui cessèrent en 1434. Seul territoire normand non occupé par la « perfide Albion » durant la guerre, le Mont-Saint-Michel devint le symbole de la résistance française sur l’ennemi anglais à l’heure où le sentiment national commençait tout juste à poindre dans les esprits de part et d’autre de la Manche.

Attribué à Jean Hey (1455 - après 1505), Saint Michel apparaissant à Charles VIII, frontispice des statuts de l'ordre de Saint Michel pour Charles VIII, enluminure sur parchemin, vers 1493-1494, Bibliothèque nationale de France

Quelques années plus tard, le 1er août 1469, le Mont accroit encore son rôle dans la construction de la nation française. Le roi Louis XI ordonne l’institution de l’ordre de Saint-Michel, un ordre de chevalerie français composé de trente-six membres, destiné à concurrencer le célèbre ordre bourguignon de la Toison d’Or créé en 1430 et l’ordre anglais de la Jarretière créé en 1348. Les armoiries des anciens chevaliers sont systématiquement peintes dans la grande salle de l’ordre au sein de l’abbatiale.


Arrivée à l’apogée de son influence, l’abbaye connaît alors un déclin progressif au fil des siècles suivants : le pouvoir royal se concentrant désormais en région parisienne et dans la vallée de la Loire et étant donné l’éloignement géographique de l’abbatiale, le roi Henri II décrète le transfert de l’ordre à la Sainte-Chapelle du château de Vincennes en 1557. De plus, l’attrait des croyants pour le pèlerinage diminue de plus en plus alors que la Réforme protestante de Luther et Calvin fait reculer la cause catholique en Europe du Nord et centrale.


Thomas Drake (1818-1895), Vue du Mont St Michel, in L'Album vendéen, estampe, 1856

Les rois de France, désireux d’exiler leurs opposants dans un lieu à l’écart de Paris, décident au cours du XVIIe siècle de transformer une partie du Mont en prison. Une fonction qui vaut au lieu le surnom de « Bastille des mers ». La nationalisation des biens de l’Église par l’État dans les années 1790, en pleine Révolution française, chasse les derniers moines et achève de transformer les lieux en prison. En 1791, les quatre mille volumes de l’abbaye sont confiés à la ville d’Avranches où ils subsistent toujours. La maison centrale du Mont-Saint-Michel accueille alors une multitude de prisonniers jusqu’au milieu du XIXe siècle. Parmi eux se trouvent d’illustres personnalités comme Auguste Blanqui, l’homme révolté du siècle, surnommé de son vivant « l’Enfermé » en hommage aux trente-cinq années de sa vie passées derrière les barreaux.


Totalement délaissée, l’abbaye tombe dans un triste état. Elle subit même un important incendie en 1834. En découvrant le Mont abandonné à son sort, le même Victor Hugo que nous citions en introduction évoque l’image d’un « crapaud dans un reliquaire ». Les instances patrimoniales tout juste naissantes décident d’agir à l’heure où la sauvegarde du patrimoine médiéval devient une cause presque nationale. La prison est fermée en 1863 et l’abbaye est classée Monument historique en 1874. Une campagne de restauration est menée sur l’édifice pour le sauvegarder et l’étudier. Edouard Corroyer, élève d’Eugène Viollet-le-Duc – qui dessina lui-même les façades extérieures du Mont – est chargé des travaux. L’architecte Victor Petitgrand reprend le projet à partir de 1888 jusqu’à la fin des travaux en 1893. À la fin du chantier, les parties romanes, le réfectoire et le cloître sont remis en état, le transept qui risquait de s’effondrer est renforcé et les tombes de Robert de Torigny et Martin de Furmendi, deux abbés du XIIe siècle, sont retrouvées. Enfin, la croisée du transept de l’église abbatiale est entièrement reconstruite et une flèche de style néogothique est ajoutée au clocher néo-roman.


Emmanuel Fremiet (1824-1910), Saint Michel terrassant le dragon, cuivre doré, 1897, église Saint-Michel des Batignolles

C’est dans la continuité de ces restaurations qu’en 1897 est installé au sommet de la flèche le groupe sculpté en cuivre doré d’Emmanuel Fremiet représentant saint Michel terrassant le dragon. Celui-ci est l’agrandissement à 2,2 mètres d’une statuette haute de 50 centimètres, exécutée en 1879 par l’artiste à des fins commerciales. À noter que deux autres exemplaires de la statue sont réalisés : l’un pour l’église Saint-Michel des Batignolles à Paris et l’autre pour le magasin commercial de l’artiste aujourd’hui conservé dans la grande nef du musée d’Orsay.


Résistant à l’ennemi, le Mont-Saint-Michel ne restera hélas pas invaincu. Le 20 juin 1940, les troupes allemandes parviennent au pied de l’édifice. N’ayant que peu d’intérêt stratégique, il est épargné par l’Occupation. L’abbaye ne verra finalement défiler que de nombreux soldats allemands en permission, venus visiter le site en s’acquittant d’un droit d’entrée individuel de cinq francs. Après le Débarquement du 6 juin 1944, les lieux sont totalement désertés par l’occupant fuyant devant l’avancée des troupes alliées qui libèrent officiellement le monument dans les derniers jours du mois de juillet 1944.


L’après-guerre marque enfin la renaissance du Mont puisque l’année 1969 voit le retour d’une communauté de moines bénédictins. Celle-ci est remplacée en 2001 par les Fraternités monastiques de Jérusalem qui assurent une présence d’une douzaine de moines et moniales. Couronnement ultime, le Mont-Saint-Michel et sa baie sont classés en 1979 sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité par l’UNESCO faisant d'eux l’un des premiers sites classés en France par l’institution internationale.


Loin d’être délaissé aujourd’hui, le Mont-Saint-Michel est un bijou patrimonial pour lequel l’État et les collectivités territoriales ne lésinent pas sur les moyens. Le Scriptorial, musée dédié aux manuscrits du Mont-Saint-Michel est ouvert depuis août 2006 pour permettre aux visiteurs de découvrir les trésors manuscrits et imprimés d’un fonds de 14 000 ouvrages dans des conditions d’exposition et de conservation optimales. En 2015, après vingt années de travaux, la baie du Mont est désensablée permettant à la « Merveille » de redevenir une île les jours de grande marée. Un an plus tard, l'image du Mont est diffusée dans le monde entier à l'occasion du grand départ du Tour de France. La célébration du millénaire de la fondation de l’abbaye fut enfin l’occasion de nombreux événements : une exposition et un colloque sous le patronage de la DRAC de Normandie et de l’université de Caen ainsi qu’une visite officielle du Président de la République en juin dernier.


Frères de Limbourg (vers 1380-1416), La Fête de l'Archange : le Mont-Saint-Michel, in Les Très Riches Heures du Duc de Berry, enluminure sur parchemin, entre 1411-1416, musée Condé, Chantilly

En outre, le Mont-Saint-Michel, en tant que deuxième destination touristique de France après Paris, est bien entendu confronté à une sur-fréquentation nécessitant aujourd’hui des réflexions sur la régulation des flux. L’une des pistes envisagées serait d’étaler les activités touristiques à l’ensemble de la baie et non de les concentrer dans le seul monument. Ces mesures seraient les bienvenues afin d’assurer la préservation patrimoniale et environnementale d’un site classé à plusieurs titres. Rappelons de même qu’il en va de la tranquillité des 27 habitants permanents que compte cette commune insulaire au combien merveilleuse et atypique, symbole de la France mais aussi et surtout, produit du génie humain universel.

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