top of page

[Paris-Kiev] Rencontre avec Tamara Danylov, fondatrice de l’Office 88



L’œil aiguisé, le tact expert, le pas léger et infatigable des passionnés d’antiquités, vous pouvez faire la rencontre de Tamara Danylov au détour d’une allée du marché Paul-Bert Serpette. Depuis 2018, cette amoureuse de mobilier ancien et de décoration s’est fait l’ambassadrice des arts de la table en Ukraine. A Kiev où elle fonde l’Office 88, Tamara Danylov a longtemps reçu dans sa galerie les décorateurs, les event-maker et les curieux désireux d’apporter à leur table le prestige des productions françaises et la qualité des arts du feu de la fin du XIXe.


Regarder une table dressée par Tamara Danylov vaut le meilleur des portraits, où se dessinerait son sens de la scénographie et sa délicieuse érudition. Cependant, ce serait méconnaitre une inspirante histoire de reconversion professionnelle, de passion, d’audace et de résilience.


Comment avez-vous fondé l’Office 88 ?


Je suis physicienne de formation. Pendant ma thèse, j’étudiais le comportement des particules et les caractéristiques physiques des matériaux. Pendant de nombreuses années, j’ai été commerciale dans une start-up technologique spécialisée dans le matériel scientifique à destination des laboratoires et des centres de recherche. [Rires] Rien à voir avec les arts de la table !

En parallèle de cette activité, j'étais fréquemment amenée à voyager en France. Un jour, une connaissance m’a demandé de faire des achats de mobilier et de céramique de production française pour sa maison. Ce qui était une demande exceptionnelle a pris le pas sur mon activité principale car je me suis retrouvée de plus en plus fréquemment à faire livrer en Ukraine des fournitures de maison. Evidemment, cela me plaisait beaucoup. Je visitais de plus en plus régulièrement les Puces de Saint-Ouen, qui ont éduqué mon regard et furent la meilleure des écoles. Avec le bouche-à-oreille, j’ai eu de plus en plus de demandes émanant de la part de clients kiéviens. Finalement, c’est en cherchant pour les autres que je me suis trouvée moi-même !


Table japonisante. Service « Kakiemon » en porcelaine de la manufacture Haviland, fin du XIXe. Jardinière en argent massif dans le style Louis XV, fin du XIXe. Composition florale signée Ozi Style.
Table japonisante. Service « Kakiemon » en porcelaine de la manufacture Haviland, fin du XIXe. Jardinière en argent massif dans le style Louis XV, fin du XIXe. Composition florale signée Ozi Style.

J’ai donc installé L’Office 88 à Kiev dans l’optique de proposer une double prestation : un office de conseil en décoration pour les tables d'exceptions, avec un service de location de vaisselle ancienne. Ma galerie se compose d'un salon dans lequel j’expose mes services en porcelaine, mes ensembles de cristal et l’argenterie. J’ai sélectionné plusieurs milliers de pièces importées de France pour les mettre à disposition des décorateurs et des event-makers.


Parallèlement, je suis rédactrice pour l’Officiel Ukraine en section Maison. Mes collaborations couvrent les tendances de tables, des interviews d’artisans, mais aussi des sujets patrimoniaux. On m’a laissé carte blanche pour rédiger une histoire de la gravure de mode en France, mais aussi un généalogie du goût « Bleu et Blanc » dans la porcelaine, des premières importations de Chine vers l'Europe à la création contemporaine.



Pour moi, regarder une table bien dressée, c'est contempler un tableau.

Comment est née cette conviction que les arts du feu de production française avaient de beaux jours devant eux sur les tables ukrainiennes ?


En Ukraine, il n'y a pas cette culture de l'art de la table d’un point de vue strictement national. Dans les familles bourgeoises, l'étiquette des repas est héritée des usages français, russes ou allemands. J’ai senti une sorte de fascination pour le coté ritualisé et prestigieux de l’étiquette de bonne conduite à la française. Mais pour ma part, ce n’est pas ce qui m’attire dans l’art de la table, même si j’ai appris ces règles pour satisfaire la curiosité de mes clients à Kiev. En revanche, j’ai également ressenti une fascination pour la beauté de ces objets eux-mêmes. Pour moi, regarder une table bien dressée, c'est contempler un tableau. Le plaisir de manger et de boire est décuplé dans une assiette ou dans un verre de qualité. Quand on s’offre un service de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle c'est un langage, ce n'est pas juste utilitaire.


De ce fait, je proposais également des initiations à mes clients ukrainiens car j’avais très envie de transmette. Dans la galerie de l’Office 88, j'aménageais un décor, je dressais une table thématique pour ensuite inviter mes clients à découvrir cet univers le temps d’un goûter ou d’un déjeuner.


Petit-déjeuné sucré. Service de table en porcelaine de Limoges, service à thé G.Boutigny, Paris. Couvert Cardeilhac. Assiette à pain en porcelaine tendre, manufacture de Sarreguemines, fin du XIXe.
Petit-déjeuner sucré. Service de table en porcelaine de Limoges, service à thé G.Boutigny, Paris. Couvert Cardeilhac. Assiette à pain en porcelaine tendre, manufacture de Sarreguemines, fin du XIXe.

Ces stages étaient l’occasion de délivrer un cours d’histoire de l’art et des techniques de manière immersive. Si une table dressée est un tableau dans lequel on exprime une créativité, elle peut aussi être une period room et se prêter au jeu d’une reconstitution. Il m’est arrivé de créer des tables Art Nouveau. Il faut alors composer une illusion complète et chiner tous les éléments : assiettes, verres, couverts, porte-couteaux, nappes etc. Et tout en goûtant, je racontais les histoires des manufactures et des ateliers de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Par exemple, j'ai rassemblé une collection pédagogique pour illustrer les différentes tailles du cristal. J'apprenais à mes clients à reconnaitre l'argent du métal argenté, comment reconnaitre les styles Louis XIV et Louis XV, l’Art Nouveau et l’Art Déco. Parfois, nos grands-parents ont des trésors dans leur vaisselier, et nous oublions la virtuosité technique que demande la faïence et la porcelaine anciennes. D'où vient la matière première, l’argile, le cristal ? A quelle température doit-on cuire la pièce ? Il y a un souci du matériau que je garde de mon ancienne vie.


Quand je compose une table, je suis fascinée par les verres, car je sais qu'un artisan a pris cinq années en moyenne pour se former aux différentes techniques de taille du cristal. On peut faire une leçon d'histoire de l'art avec un verre, ou on peut simplement décider de boire dedans ! Mais on peut aussi choisir de voir le trésor de savoir-faire qui se lit dans ses reflets. C’est cet émerveillement que je veux cultiver avec mes clients.

De plus, il y a des conséquences réelles à ces méconnaissances. Je vais être réactionnaire, mais je déplore la fast fashion dans le domaine de la décoration. Depuis longtemps maintenant, de grands groupes calquent leur produit sur les services des années 60,70, début du XXe. Cela me parait tellement dommage de payer une mauvaise copie d'assiette ancienne alors que la véritable assiette ancienne ne lui coûte pas plus cher, en tout cas en France. Je comprends qu'il y ait sur le marché des objets de luxe, des productions remarquables qui, à l'usage, ne sont pas adaptés à la vie quotidienne. Mais c'est une erreur de croire que l'objet issu de la main de l’homme, qui a traversé le temps, de bonne qualité, n'est pas pratique et en dehors de notre bourse.


Samovar de style Louis XV, métal argenté, poinçon Minerve 950, 1900, France. Orfèvrerie réalisée par G. Bachelet, médaillé d’or de l’Exposition Universelle de 1889.
Samovar de style Louis XV, métal argenté, poinçon Minerve 950, 1900, France. Orfèvrerie réalisée par G. Bachelet, médaillé d’or de l’Exposition Universelle de 1889.

En tant que marchande, je crois que la période de pandémie a provoqué un virage important pour votre activité.


Avec le covid l'évènementiel était au point mort. Mais un phénomène est arrivé à ce moment-là en France et en Ukraine : il y a eu un véritable regain d’intérêt pour les arts de la table. De manière inattendue, on ne me sollicitait plus pour de la location, mais pour vendre. En passant du temps chez eux pendant les confinements, mes clients ukrainiens ont eu envie d'acquérir des ornements de table de qualité. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à vendre, alors que l'Office se destinait à être un service de location. Désormais, une part de mon activité n’est plus seulement de chiner pour moi, mais pour une clientèle qui a confiance en mon goût. Ces derniers ont souvent une conception élargie de la table de fête. De telles demandes m’emmènent vers la conception d’un décor plus complet comprenant les lampes, les assises, les dessertes, etc.


Aujourd’hui, quelles sont les pièces que vous recherchez particulièrement ?


Je suis à l’affut de beaucoup de choses. Cependant, je me spécialise vers les productions de la fin XIXe, et celle des cristallerie Baccarat et Saint Louis. J’ai un faible pour les productions de la manufacture Haviland de porcelaine de Limoges. Mais ce que je cherche particulièrement ce sont les production multi-brend que les boutiques française concevaient en collaboration avec différentes maisons. Dans ces collections savamment dépareillées, vous pouviez boire dans un verre Baccarat, être servis dans une assiette Haviland, puis boire le thé ou le café dans un service Bernardaud. Ce sont des collections limitées, très raffinées. Le tournant du siècle est très créatif à ce sujet, car les décorateurs souhaitent dépasser la table monostyle, jugée académique. Pour ma part, je me reconnais totalement dans la tradition de ces marchands désireux de produire des tables hétéroclites, dans une esthétique historiciste caractéristique de cette époque. Ce goût de la table dépareillée est resté très moderne car on compose immédiatement des tables très vivantes et personnelles.

De nos jours, même les manufactures modernes créent des collections dans cet état d’esprit : la maison Gien a créé la collection "Dépareillée" composée de six assiettes différentes, dans le même coloris. Il est très amusant de se figurer à quel point cette mode vient de loin.


Vous avez carte blanche pour me raconter l’histoire de quelques pièces remarquables de l’Office !


Je disais précédemment que je recherchais particulièrement les petites productions, tirées en très peu d’exemplaires. J’ai acquis avec beaucoup d’émotion un service réalisé par l’Atelier Le Tallec pour la maison Tiffany. Il s’agissait d’un atelier parisien renommé pour ses décors sur porcelaine. L’Atelier achetait la forme blanche à des producteurs pour ensuite les confier à leurs peinteurs. Le motif chinoisant est d’une finesse magnifique, la dorure est maitrisée, avec un camaïeu de couleurs qui fait frémir quand on sait que chaque ton nécessite une cuisson spécifique. Les passages au four successifs sont autant d'étapes qui peuvent dégrader l'ensemble ! Ce n’est pas une production très ancienne, elle date tout au plus des années 1980. Mais aujourd’hui, Le Tallec a disparu. L’Atelier n’a pas survécu à la crise financière qui a frappé le marché américain a la fin des années 2000 et l’a privé de sa clientèle. C’est un savoir-faire et une âme qui ne se retrouve plus que sur le marché de l’antiquité.


Service Juvisy, verre à vin Roemer, verre à vin, verre à eau, cristal de Baccarat, début du XXe.
Service Juvisy, verre à vin Roemer, verre à vin, verre à eau, cristal de Baccarat, début du XXe.

Récemment, nous avons eu une belle leçon d’art de la table dans l’actualité diplomatique française ! Quand le président de la République Emmanuel Macron a reçu à l’Elysée le Roi Charles III d’Angleterre en septembre dernier, c’est l’historique service Juvisy qui a été utilisé pour la réception. Le modèle du verre Juvisy est conçu en 1867 pour l’Exposition universelle, avec sa taille losangée caractéristique. Cet ensemble en cristal de Baccarat est sélectionné par le 7e président de la IIIe République Emile Loubet pour devenir le service officiel de l’Elysée. Le Juvisy est gravé aux initiales de la République Française et n’est produit que sur commande d’Etat. La mère du Roi Charles III, Elizabeth II, a été reçue avec le Juvisy. Il est exceptionnel de tomber sur ce modèle datant du début du XXe, et une chance de le présenter à l’Office 88.


En préparant cet entretien, je me suis rendu compte que vous aviez trouvé les ressources pour continuer à faire vivre l’Office 88 malgré la guerre entre l’Ukraine et la Russie.


La guerre a tout bouleversé. La vie professionnelle, mais la vie tout court. Le conflit a commencé fin février 2022 à une période très faste en Ukraine, car nous préparons le début du printemps et les fêtes de Pâques. C’est une période de l’année pendant laquelle je suis très sollicitée pour les fêtes en famille.


Quelqu'un est venu chez moi à 5h du matin pour me dire que la guerre avait commencé. Quand l'annonce tombe on se dit que l'on ne pourra jamais retravailler. Alors on regarde sa galerie, ses décors, les livraisons qui viennent d'arriver... et on laisse tout, pour partir. C'est étrange comme tout ce qui nous passionne et nous fait vivre perd tout à coup sa valeur quand il faut mettre sa famille en sécurité. Même depuis la France, j'ai mis beaucoup de temps a reprendre mon activité. Je discutais avec mes collègues marchands, artisans, artistes, restaurateurs, tapissiers, décorateurs, fleuristes et photographes, et il faut bien comprendre que le bouleversement tient non seulement au fait que nos clients disparaissent avec la guerre, mais que c’est une atteinte à notre être profond - cette chose qui inspire notre créativité. Certains de mes collaborateurs sont restés en Ukraine. Mon tapissier est parti faire la guerre.

Service « Kakiemon » en porcelaine de la manufacture Haviland, fin du XIXe. Jardinière en argent massif dans le style Louis XV, fin du XIXe. Composition florale signée Ozi Style.
Service « Kakiemon » en porcelaine de la manufacture Haviland, fin du XIXe. Jardinière en argent massif dans le style Louis XV, fin du XIXe. Composition florale signée Ozi Style.

Pourquoi continuer, alors que préparer un belle table, organiser un shooting, aller en salle des ventes semble tout à coup dérisoire ? Un jour, je reçois un message d'une ancienne cliente. J'étais très émue car elle me contactait pour me dire qu'elle avait abandonné sa maison, et qu'elle avait emporté dans son bagage une petite tasse de porcelaine dans laquelle elle buvait son café le matin. Cela parait futile d'emporter une tasse avec soi, mais c'était un symbole du quotidien, du bonheur pris dans cette maison.


J'ai fait rapatrier une partie de mes stocks en France, mais j'ai laissé beaucoup de choses dans ma galerie à Kiev. Progressivement, les gens sont revenus vers l'Office malgré la guerre. Parce qu'il est urgent de s'aménager un peu de normalité.


 

Pour suivre l'Office 88 :

Tamara Danylov [ @loffice88 ] Instagram https://www.instagram.com/loffice88/?hl=fr


 

Copyrights


Ph.1 © Anastasia Abramova-Guendel

Ph.2 © Tamara Danylov

Ph.3 © Inu Studio

Ph.4 © Anastasia Abramova-Guendel

Ph.5 © Inu Studio

Ph.6 © Inu Studio

Ph.7 © Tamara Danylov


Post: Blog2_Post
bottom of page