Dans le premier épisode de cette série, nous avons vu comment la guerre peut marquer le contexte de création d’un film avec l’exemple du tournage des Enfants du Paradis, œuvre majestueuse de Marcel Carné. Réalisé sous l’Occupation, et malgré des circonstances complexes, qu’il s’agisse des restrictions de matériel ou bien du travail clandestin d’Alexandre Trauner (le décorateur) et de Joseph Kosma (le compositeur de la bande originale), le film apparait comme un chef d’œuvre qui affirme, à sa sortie à la Libération, la puissance créatrice des cinéastes français. Mais la guerre peut également marquer un film dans son histoire a posteriori de sa production, et avoir sur ce dernier des conséquences, que l’on peut croire irrémédiables. Pour ce nouvel article, nous nous intéressons à La Grande Illusion (1937), film de Jean Renoir devenu symbole à la fois de la spoliation cinématographique par les nazis mais aussi des miracles qui peuvent se produire dans la longue quête des copies disparues.
Genèse d’un film au succès mondial
Fils du célèbre peintre Auguste Renoir, Jean nait en 1894. Il commence une carrière militaire en 1913 dans la cavalerie, puis devient, après le début de la Première Guerre mondiale, maréchal des logis. Il est une première fois obligé d’être hospitalisé, puis reprend sa carrière comme chasseur alpin dans les Vosges. Blessé une seconde fois, il manque de perdre une jambe et se fait renvoyer à l’arrière, à Paris où se trouve son père devenu veuf. Depuis la capitale, il découvre le cinéma et est frappé par le contraste entre le front et l’arrière. Une fois remis, il s’engage à nouveau, bien que réformé, et participe à l’élaboration de photographies aériennes. Il est abattu en plein vol, mais survit, sans même être fait prisonnier. A l'Armistice, il est décoré de la croix de guerre. Ce n’est qu’en 1924 qu’il se met au cinéma et réalise ses premiers films comme Nana en 1926. Ces films ne sont alors pas de grands succès, mais lui permettent tout de même (avec l’héritage laissé par son père) de vivre confortablement.
Durant les années trente et en parallèle de sa carrière cinématographique, Renoir s’engage politiquement en se rapprochant du PCF, qui connait ses heures de gloire. Il réalise d’ailleurs pour le parti le film La Vie est à nous, afin qu’il sorte pour les élections législatives de 1936. Mais le visa du film n’est jamais accordé par la censure. Il crée, avec notamment le scénariste Charles Spaak et l’acteur Gaston Modot, la revue Ciné-Liberté qu’il encourage, ainsi que la Fédération du théâtre ouvrier.
C’est dans ce contexte de relative ébullition pour le réalisateur (mais aussi d'ébullition historique) que le projet de la Grande Illusion se dessine. Il retrouve à l’époque un ancien camarade de la guerre, nommé Pinsard, que Renoir décrit comme « mon principal inspirateur, illustre aviateur, un des plus grands as de la guerre, à l'heure actuelle le meilleur professeur non seulement en matière d'aviation, mais encore en matière d'énergie et de valeur humaine » (1). Cet homme raconte maintes fois ses récits d’évasions pendant la guerre au réalisateur, ce qui l'inspire pour un scénario, pour lequel il fait appel à Charles Spaak, fidèle ami et collaborateur. D’abord intitulé L’Evasion, puis Les Evasions du capitaine Maréchal, le projet ne trouve pas les financements, jugé trop peu enthousiasmant pour le public qui ne souhaite qu’oublier la guerre passée et fermer les yeux devant celle, grondante, qui se prépare. Finalement, grâce à l’accord de Jean Gabin pour jouer le rôle du lieutenant Maréchal, l’un des rôles principaux, le tournage se met en marche. Pendant les préparatifs du tournage, le directeur de la production rencontre le grand réalisateur austro-hongrois Erich Von Stroheim et lui propose de jouer un personnage très secondaire, ce qu’il accepte. Apprenant cela, Renoir, qui voue à ce réalisateur une admiration profonde, modifie le scénario avec Spaak, afin de lui créer un rôle plus important, celui du commandant von Rauffenstein.
Le film prend donc place pendant la Première Guerre mondiale. L’avion du lieutenant Maréchal (Jean Gabin) et du capitaine de Boëldieu (Pierre Fresnay) est abattu par le commandant von Rauffenstein (Erich von Stroheim). Les deux hommes sont faits prisonniers et rencontrent une (malgré tout) joyeuse équipe d’autres prisonniers de guerre avec qui ils élaborent un plan pour s’échapper, en creusant un tunnel. La veille de leur évasion, les prisonniers sont transférés dans un autre camp. Le temps passe, tout comme les différents camps et les différentes tentatives d’évasions. Puis Boëldieu et Maréchal arrivent finalement dans un camp justement dirigé par le commandant von Rauffenstein. Ce dernier réalise qu’il connait la famille de Boëldieu, car étant tous deux membres de l'aristocratie, et une relation complexe s’établit entre les deux personnages. Le Français tente cependant toujours de mettre au point un moyen de s’échapper avec ses camarades. Durant l’évasion, Boëldieu finit par se sacrifier en couvrant la fuite de ses camarades et est tué à contre-cœur par von Rauffenstein, qui reste à ses côtés pendant son agonie. Maréchal et Rosenthal, un fils de banquier juif (Marcel Dalio), arrivent dans leur fuite dans une petite maison allemande où ils sont accueillis par Elsa (Dita Parlo) et sa fille Lotte. Une histoire d’amour se crée entre Elsa et Maréchal, mais ce dernier doit à tout prix rejoindre la Suisse, zone neutre, pour être sain et sauf. Ils arrivent in extremis à rejoindre la frontière, échappant à des tirs allemands.
Le film sort le 8 juin 1937 au cinéma le Marivaux à Paris. Dès le lendemain, la salle est comble et le film est projeté sans interruption de 10 à 2 heures du matin. En deux mois, il est projeté à environ 200 000 spectateurs et ce dans une seule salle. Il devient également un film représentatif de la mémoire des soldats, et est projeté en hommage à ceux-ci le 11 novembre 1937, dans 52 salles françaises. Bien que relativement pacifiste, La Grande Illusion est encensé par la presse de droite comme de gauche.
Triomphe français, donc, mais pas seulement. Sélectionné pour l’Exposition internationale d’art cinématographique de Venise, il remporte la coupe du meilleur ensemble artistique (bien qu’on le dise favori pour la Coupe Mussolini, finalement remise à Julien Duvivier pour Carnet de Bal). Certains écrits affirment de même qu’Hitler, qui fait évidemment censurer le film à sa sortie en Allemagne, était très mécontent que son confrère fasciste laisse récompenser ce film. (Les deux années suivantes de ce qui sera la Mostra de Venise se font d’ailleurs sous le contrôle des deux régimes autoritaires, ce qui conduit à la création, par les nations démocratiques antifascistes du premier Festival de Cannes, en 1939.) Le film est ensuite censuré en Italie, ainsi qu’au Japon et en Hongrie, car jugé trop patriotique. En Angleterre et aux États-Unis c’est un triomphe équivalent à celui du territoire français. La critique américaine lui décerne le prix du meilleur film étranger de l’année en 1938.
Une postérité miraculée
Au début de la Seconde Guerre mondiale, le film est censuré car jugé trop pacifiste et prônant une alliance avec l’ennemi. La censure se poursuit ensuite sous l’Occupation et sous Vichy, car cette fois le film est jugé trop patriotique envers la nation française. En 1942, parti aux États-Unis après le début de l’Occupation, Renoir apprend que le laboratoire de Saint Maurice conservant le négatif du film est bombardé et croit alors sa pellicule originale perdue. A la Libération, le film continue d’être interdit pour l’image ambivalente qu’il donne des Allemands. Après de longues négociations, il est finalement accepté que le film ressorte en août 1946, mais à condition que certaines scènes soient retirées, notamment celle où les Allemands célèbrent la chute du fort de Douaumont, ainsi que toute la romance entre Maréchal et Elsa, impossibles à accepter à la sortie de guerre. Renoir consent donc à ce que les copies sauvées pendant la guerre soient découpées. Il continue de chercher le reste des copies existantes, afin de tenter de remonter le film dans une version la plus proche possible de celle de 1937. Il réalise un nouveau remontage en 1958 avec l’aide de Renée Lichtig grâce à des copies en plutôt bon état. La même année, le film est proclamé par un collectif de critiques et de cinéastes cinquième meilleur film du monde.
Les années passent, et Renoir accepte finalement de se résoudre à la perte de la version originale du film. Il vit aux États-Unis avec sa famille où il s’est installé depuis la Seconde Guerre mondiale et continue de tourner des films, comme Le Fleuve (The River, 1951) ou bien French Cancan (1955), produit par la France et l’Italie. En 1975, François Giroud, qui fut la scripte de La Grande Illusion, lui remet le statut d’officier de la Légion d’honneur. Il meurt en 1979.
A sa mort, l’on est persuadé que le film dans sa première version a totalement disparu. Or, dans les années 1960, la Cinémathèque de Toulouse avec à sa tête Raymond Borde (2) échange avec Victor Privato, directeur du Gosfilmofond de Moscou (créé en 1949) de nombreuses copies de films, spoliées par l’Allemagne nazie au sein des laboratoires et maisons de distributions. Ces pellicules ont en effet atterri, après la prise du Reichfilmarchiv en 1945 par les Russes, au Gosfilmofond où elles étaient conservées depuis. Étant donné le nombre important de copies échangées, rien n’est remarqué concernant une potentielle pellicule de La Grande Illusion, d’autant plus que tous sont persuadés que le négatif a disparu dans l’incendie du laboratoire de tirage. Ce n’est qu’au début des années 1980 que la Cinémathèque de Toulouse remarque un négatif de la Grande Illusion dans ses stocks. Il fait alors appel à la monteuse Renée Lichtig pour identifier la pellicule, qui s’avère être, après examen, le négatif original du film. Marqués par l'importance de cette redécouverte, la Cinémathèque de Toulouse et les ayant-droits de Renoir décident de procéder en 1997 à une restauration du film dans sa version originale, que nous connaissons à présent.
L’histoire de ce film, de sa création à sa réception en passant par son histoire matérielle, est à la fois complexe est passionnante. La conservation du négatif original et sa trouvaille dans les collections de la Cinémathèque de Toulouse, tiennent à de nombreux hasards et coups de chance qui relèvent du miracle. Avec son histoire matérielle rocambolesque, le film déjà reconnu comme un chef-d’œuvre, acquiert une autre préciosité pour les historiens du cinéma. L’on peut seulement regretter que Renoir n’ait pas pu assister à la redécouverte de ce négatif qu’il a tant cherché.
(1) Renoir, Le Petit Marseillais, 14 octobre 1937, cité dans La Grande Illusion, Jean Renoir, Etude critique par Olivier Curchod, Synopsis, Nathan, 1994
(2) Un livre intitulé Raymond Borde. Une autre histoire du cinéma co-écrit par Christophe Gauthier et Natacha Laurent et dédié à ce personnage important de l’histoire du cinéma est paru le 29 septembre dernier.
Bibliographie :
La Grande Illusion, Jean Renoir, Etude critique par Olivier Curchod, Synopsis, Nathan, 1994
« « La Grande illusion », ou la redécouverte d’un film disparu », 20 juillet 2021, CNC,
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