Par Antoine Lavastre
Théodore Géricault fait partie de ces artistes, à l’image de Raphaël ou de Keith Haring, morts dans la fleur de l’âge alors même qu’ils avaient atteint un niveau élevé de renommée et que leur art était déjà destiné à traverser le temps. C’est en effet à l’âge de 32 ans que l’artiste a quitté la scène à la suite d’un malencontreux accident de cheval (selon la thèse officielle ; plus vraisemblablement d’une maladie vénérienne). Si aujourd’hui son nom est resté comme celui du peintre du Radeau de la Méduse et de l’amoureux des chevaux, sa carrière ne se limite pas à cela. Il fut un artiste voyageur d’une insatiable curiosité. À l’occasion des 200 ans de sa disparition, il s’agira donc de redécouvrir un aspect méconnu de la vie de Géricault : son amour de l’Angleterre, où il se rendit à trois reprises.
Le premier séjour
Celui-ci eut lieu entre le 23 et le 30 mars 1819 en compagnie de son ami Horace Vernet. De ce premier séjour à Londres, presque rien n’est connu. Le peintre était alors plongé dans l’exécution de son Radeau de la Méduse et s’était originellement rendu au Havre pour y étudier la mer et le ciel. C'est de là qu'il embarque à la fin du mois de mars pour un court séjour anglais, dans un but sans doute purement touristique. L’Angleterre était alors une destination à la mode dans cette première moitié du XIXe siècle, et ce surtout pour la jeune génération romantique marquée par la culture britannique. L’attrait portait sur une vie différente, celle d’une mode plus relâchée, de l’amour de la course équestre, et d’un goût pour la littérature fantastique et historique (représentée par Walter Scott, Lord Byron, ou encore Mary Shelley).
Le second séjour
Ce premier séjour eut forcément une grande influence sur le jeune artiste puisqu’à peine un an plus tard, accompagné du peintre et graveur Charlet, il embarque de nouveau direction l’outre-Manche. Il quitte donc Calais le 10 avril 1820 pour un séjour d’un peu plus de trois mois. Cette fois, il n’est plus question de faire du tourisme mais d’ouvrir de nouvelles perspectives professionnelles et artistiques. Le 6 mai, il visite ainsi l’équivalent anglais du Salon c’est-à-dire l’exposition de la Royal Academy et en ressort fortement marqué. Il écrit alors à Horace Vernet :
« Je disais, il y a quelques jours, à mon père qu’il ne manquait qu’une chose à votre talent, c’était d’être trempé à l’école anglaise […] L’exposition qui vient de s’ouvrir, m’a plus confirmé encore qu’ici seulement on connaît ou l’on sent la couleur de l’effet. Vous ne pouvez pas vous faire une idée des beaux portraits de cette année et d’un grand nombre de paysages et de tableaux de genre, des animaux peints par Ward et par Landseer, âgé de 18 ans : les maîtres n’ont rien produit de mieux en ce genre ; il ne faut point rougir de retourner à l’école ; […] Je ne crains pas que vous me taxiez d’anglomanie ; vous savez comme moi ce que nous avons de bon et ce qui nous manque. »
Au-delà de ces visites artistiques, Géricault est à Londres pour une raison bien précise : l’exposition du Radeau de la Méduse. Particulièrement touché par l’accueil qu’il ne juge pas à sa hauteur au Salon, il vient en effet de refuser de vendre son tableau à l’État français pour une somme qu’il trouve dérisoire. Ne voyant pas de collectionneur prêt à acquérir l’œuvre pour une somme plus conséquente, l’artiste décide donc de tenter sa chance à l’étranger, en l’occurrence en Angleterre. Dès l’automne 1819, il tombe d’accord avec William Bullock pour exposer le tableau à l’Egyptian Hall. Ce lieu, inauguré en 1812, est alors particulièrement connu sur la scène londonienne. Bullock, qui y expose sa collection personnelle, y organise aussi des expositions à entrée payante autour d’objets ou d’œuvres à sensation. En 1816, la présentation de la « Calèche de voyage » de Napoléon saisie à Waterloo attire ainsi près de 800 000 visiteurs. Avec Le Radeau de la Méduse, Bullock pense tenir un nouvel élément moteur pour l’attractivité de son Hall. Il est en effet convaincu de l’amour des Anglais pour la peinture française et sait que l’histoire, le fait-divers derrière le tableau, a eu un grand retentissement local (l’ouvrage de Corréard et Savigny narrant la catastrophe a ainsi été traduit en Anglais dès 1818).
L’homme ne s’était pas trompé puisqu’entre son ouverture le 12 juin et sa fermeture le 30 novembre, l’exposition du Radeau va attirer près de 50 000 visiteurs : un beau succès. D’un point de vue financier, c’est une très belle réussite pour Géricault qui, s’il ne parvient pas à vendre l’œuvre, récolte tout de même près de 20 000 francs dans l’opération. Pour Bullock aussi, l’exposition est une réussite au point de décider de la rendre itinérante. Du 5 février au 21 mars 1821, le tableau est ainsi exposé à Dublin, à la Rotonda. Malheureusement, le succès londonien ne se reproduit pas et l’exposition est un vaste échec, marquant ainsi la fin de la collaboration entre Géricault et Bullock.
La présentation à l’Egyptian Hall, au-delà de la manne financière qu’elle constitue pour le peintre, est aussi pour lui l’occasion de faire des rencontres. C’est le cas de l’imprimeur/graveur Charles Hullmandel avec qui il travaille dès 1820 pour l’édition d’une lithographie publicitaire destinée à accompagner l’exposition. Tirée à de très nombreux exemplaires, à l’image de nos flyers modernes, cette œuvre n’est sans doute pas de la main de Géricault mais plus vraisemblablement de celle de son ami Charlet, avec qui il est venu à Londres. En effet, la lithographie présente de très nombreux points de divergence avec l’œuvre peinte à l’image de la place réduite laissée à la mer ou encore du point de vue qui passe du niveau des naufragés à une légère plongée sur la scène.
De cette rencontre ne naît pas que cette reproduction mais un projet bien plus vaste, prenant place sur le temps long. Hullmandel, qui cherche à développer l’art de la lithographie en Angleterre, voit ainsi en Géricault l’artiste idéal. En effet, ce dernier maîtrisait déjà la technique (Les Boxeurs dès 1818 par exemple) et était particulièrement connu suite au succès de l’exposition de l’Egyptian Hall. Il l’engage donc pour la création d’une série de douze planches, plus un frontispice, intitulée Various Subjects drawn from life and on stone. Il se charge de l’impression et laisse le soin de l’édition à Rodwell & Martin.
Le 19 juin 1820, Géricault quitte Londres et travaille alors depuis Paris au projet fourni par Hullmandel, qui vient lui-même en France en août pour finaliser le contrat.
Le troisième séjour
Géricault revient à Londres dès le mois de janvier 1821 pour finaliser le projet lithographique dont la publication débute dès le mois suivant. Toutes les planches ne sont sans doute pas achevées à cette date puisque l’artiste écrit le 12 février à son ami Dedreux-Dorcy :
« Je travaille et lithographie à force. Me voilà voué pour quelque temps à ce genre qui, étant tout neuf à Londres, y a une vogue inconcevable; avec un peu plus de ténacité que je n'en ai, je suis sûr que l'on pourrait faire une fortune considérable. »
Les douze œuvres que produit alors Géricault peuvent être classées en deux catégories :
Neuf portent sur un sujet équestre.
Trois montrent la vie dans les rues londoniennes.
Si Géricault s’adapte au goût anglais en reprenant le thème très apprécié du cheval, il s’oppose cependant aux iconographies typiques. En effet, il ne représente qu’en une seule occasion des chevaux de courses (pl. 6) et c’est dans le cadre de leurs exercices d’entraînement. Le reste des iconographies tourne autour du rapport entre l’homme et le cheval, dans une recherche innovante de réalisme. Géricault grave la garde équestre, le travail des maréchaux-ferrants (à trois reprises), les chevaux de carrioles, ou encore le transport des bêtes en vue d’une foire. L’impression est celle d’un artiste cherchant à faire l’inventaire de la place et de l’utilité du cheval dans la société. Une seule œuvre équestre de la série se détache pleinement de l’ambiance générale réaliste, la planche 8 qui figure dans un paysage désertique un cheval arabe et son palefrenier.
De gauche à droite :
Théodore Géricault, A French Farrier (pl. 12), 1821, Cleveland, Museum of Art.
Théodore Géricault, An Arabian Horse (pl. 8), 1821, Cleveland, Museum of Art.
Théodore Géricault, The Coal waggon (pl. 7), 1821, Cleveland, Museum of Art.
Là où Géricault laisse néanmoins le plus libre court à sa volonté propre sont les trois sujets autres de la série. L’artiste y figure la vie dans les rues londoniennes avec un regard acerbe. Il ne cherche pas à figurer la haute société se pavanant en beau costume mais le petit peuple, celui des miséreux, qui représente alors l’essentiel des habitants de la capitale. Il écrit ainsi toujours à Dedreux-Dorcy :
« Vous supposez peut-être, mon cher ami, d'après la disposition naturelle de votre esprit, que je prends ici beaucoup de plaisir ; rien cependant n'est moins vrai ; je ne m'amuse pas du tout, et ma vie est absolument celle que je mène à Paris, travaillant beaucoup dans ma chambre et rodant ensuite, pour me délasser, dans les rues où il y a toujours un mouvement, et une variété si grande que je suis sûr que vous n'en sortiriez pas. »
Ses sujets sont alors la femme paralytique trainée sur son fauteuil sous le regard médisant d’une passante, le mendiant laissé pour mort au pied d’une riche demeure, ou encore un joueur de cornemuse en guenilles. Géricault s’approprie l’héritage de Hogarth mais en retire la caricature et l’aspect moralisant pour donner une vision brute du Londres des bas-fonds. En cela, il préfigure avec presque trente ans d’avance les écrits de Dickens.
De gauche à droite :
Théodore Géricault, Pity the sorrows of a pool old Man ! (pl. 2), 1821, Cleveland, Museum of Art.
Théodore Géricault, A paraleytic woman (pl. 9), 1821, Cleveland, Museum of Art.
Ces innovations sont peut-être un peu trop fortes pour le public anglais déjà peu habitué à acquérir des lithographies. La série connait en effet un échec commercial cuisant, au point où Géricault devra, à la fin, couvrir lui-même les frais d’impression. En 1824, Hullmandel écrira, sans doute avec un goût amer, dans son livre The art of drawing on stone :
« En France, des gravures représentant toutes sortes de sujets trouvent des acquéreurs parmi les mêmes classes de la société qui les considèrent en Angleterre avec autant de mépris que s’il s’agissait de hiéroglyphes. »
Chez Elmore
Lors de la réalisation de ce projet, Géricault est hébergé durant de longues semaines chez un riche marchand de chevaux, Adam Elmore. Chez lui, au plus près des bêtes, il va prendre des leçons d’équitation et apprendre à mieux connaître l’anatomie chevaline. Si cela lui sert sans doute pour ses Various subjects drawn from life, il en tire surtout la réalisation de quelques tableaux d’importance dont le fameux Derby d’Epsom (1821, musée du Louvre) tout comme de beaux dessins de femmes en amazone cavalant dans la campagne anglaise (Boijmans museum de Rotterdam ou encore une en collection particulière). Il peint aussi des portraits de la famille de son hôte (Adam et son épouse Zoë). Ces derniers ont récemment été vendus par Sotheby’s (février 2024) après un premier passage avorté à Paris en mars 2023. Toutes les œuvres réalisées chez Elmore témoignent de l’influence de l’art anglais sur la palette et la touche de Géricault. Il peint ainsi avec plus de rapidité, une touche plus libre, et des couleurs plus expressives.
Quelques jours après le retour définitif en France de Géricault en décembre, l’architecte anglais Charles-Robert Cockerell témoigne ainsi de l’impression et de l’influence qu’a laissées Géricault au public anglais :
« Grande admiration pour son talent. Sa modestie tellement inhabituelle et remarquable pour un Français […] Géricault n'a même pas présenté 10 œuvres au public pourtant sa réputation est grande. »
Les séjours en Angleterre de Géricault trouvent un prolongement quelques années plus tard dans la vie de l’un de ses plus proches amis, Eugène Delacroix. Ce dernier, profondément marqué par le talent, la vie et le décès soudain de son ami, décida en 1825 de partir sur ses traces. Il pousse l’imitation au point de se rendre lui aussi chez Elmore où il reçoit à son tour des leçons d’équitation. Ce fut aussi l’occasion pour le peintre de pouvoir admirer les œuvres exécutées par Géricault chez le célèbre marchand de chevaux. De cela résulte notamment une très belle aquarelle conservée aux Beaux-arts de Paris figurant à son tour une femme montant en amazone dans la campagne anglaise, preuve de l’influence immédiate des séjours anglais de Géricault.
De gauche à droite :
Eugène Delacroix, Femme montant en amazone, 1825, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts.
Théodore Géricault, Femme montant en amazone, vers 1820-1821, Rotterdam, Boijmans van Beuningen.
Bibliographie :
Brugerolles, Emmanuelle. Le dessin romantique : de Géricault à Victor Hugo : [exposition, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, Cabinet des dessins Jean Bonna, de mars à juin 2021]. Paris: Beaux-arts de Paris éditions Ministère de la Culture, 2021.
Bocher, Nathalie. Charlet : aux origines de la légende napoléonienne : 1792-1845 : [exposition, la Roche-sur-Yon, Musée municipal, 10 octobre 2008 - 17 janvier 2009 ; Boulogne-Billancourt, Bibliothèque Paul Marmottan, 5 mars-27 juin 2009]. Paris Boulogne-Billancourt La Roche-sur-Yon: B. Giovanangeli Bibliothèque Paul-Marmottan Musée municipal, 2008.
Brugerolles Emmanuelle et al. Géricault : dessins & estampes des collections de l’École des beaux-arts : [exposition, Paris], école nationale supérieure des beaux-arts, 25 novembre 1997 - 25 janvier 1998 ; Cambridge, Fitzwilliam museum, 26 mars 1998 - 24 mai 1998. Paris: École nationale supérieure des beaux-arts, 1997.
Michel, Régis. Géricault : [exposition], Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 10 octobre 1991 - 6 janvier 1992. Paris: Réunion des musées nationaux, 1991.
Comments