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Voyage dans l’univers rêvé de Sylvain Corentin, artiste outsider contemporain

L'article du mois : nous publions de manière mensuelle l'article d'un rédacteur invité.


Par Leïla Somaï


L'artiste dans son atelier

Né en 1962 à Montpellier, Sylvain Corentin est un artiste plasticien associé à l’art Outsider contemporain. Enfant introverti et solitaire grandissant dans un paysage de HLM, il se réfugie dans des mondes imaginaires, insoumis à la rigueur de son éducation, des lois mathématiques et des bâtiments dans lesquels il vit. Son espace pendant l’enfance est une feuille de papier et un crayon, lui offrant de quoi laisser libre cours à son imagination. Il s’ouvre plus tard à un travail de sculpture et d’assemblage. Après un DEUG et une Licence en Arts plastiques et Histoire de l’art à l’Université d’Aix-en-Provence, durant lesquels il prend conscience de l’exigence du métier d’artiste, il se lance, rejoignant un réseau d’artistes singuliers au cours du 11e Festival d’Aubagne en 2010. Il se fait remarquer pour son originalité et expose par la suite à New York et à Paris. Nous sommes allés à sa rencontre pour une visite de son atelier au pied du Pic Saint-Loup, où il nous invita à la découverte de son univers artistique. Avant de se focaliser sur l’œuvre de Sylvain Corentin, la définition d’art outsider interroge. Employée pour la première fois en 1972 par le théoricien britannique Roger Cardinal, spécialiste du surréalisme, comme titre de son ouvrage sur l’art brut, cette expression était l’équivalent anglais du concept d’art brut inventé par Jean Dubuffet au milieu des années 1940. Selon Colin Rhodes, elle est cependant bien moins restrictive : elle comprend à la fois des œuvres d’autodidactes, de médiums, de malades mentaux ou de criminels, mais également celles des créateurs en marge par leur situation géographique.


« Tous auraient en effet la caractéristique de se situer à l’écart de la culture dominante et d’offrir par conséquent des œuvres préservées de son influence », d’où sa signification d’ « art marginal ».


« Ce que j’ai toujours visé sous le nom d’ « art brut » est la création à son état brut […], non inhibée […] par les normes culturelles. C’est en somme l’art hors les normes ». Jean Dubuffet au Dr Alfred Bader, 1974.


A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Jean Dubuffet s’affirma comme l’un des plus principaux défenseurs de l’art produit en dehors des courants majeurs. « Toute forme sauvage de création est art brut pour Dubuffet qui oppose l’art brut à ce qu’il appelle l’art culturel, c’est-à-dire un art académique, reconnu par le milieu artistique et les institutions. […] Comme toute vraie création, l’art brut est une activité obsessionnelle, un art très mental, condensé, introverti, qui tend au symbolisme et à la schématisation pour figurer non le réel extérieur […] mais, à la façon d’une écriture, les mouvements et représentations de la pensée. » Laurent Danchin, Art Brut ; l’instinct créateur


Le travail de Sylvain Corentin en couverture du magazine Artension 2015

A la fin des années 1970, deux expositions bouleversent l’art brut et permettent la définition d’un courant parallèle représenté par des artistes marginaux. La première, au musée d’Art moderne de la ville de Paris en 1978 s’intitule « Les singuliers de l’art – Des inspirés aux habitants-paysagistes ». Elle présente notamment les formats inédits de treize environnements d’architecture spontanée, dont le Palais idéal du facteur Cheval, exposés par des photographies, des vidéos et des installations. Prolongée de deux mois, enregistrant 200 000 visiteurs, cette exposition lance le concept d’art singulier en France, variante de la notion d’art brut. L’année suivante à Londres, s’ouvre à la Hayward Gallery, l’exposition « Outsiders », regroupant autour des créateurs d’art brut autant de « singuliers » français.


Palais idéal du facteur Cheval - Photo Benoît Prieur

Comme le rapporte Laurent Danchin, à la fin des années 1980, le milieu restreint de l’art brut est animé d’une commune prise de conscience face au mépris ou à l’indifférence de l’art contemporain officiel, forme d’art élitiste, très intellectualisée, qui monopolise les foires internationales, les institutions officielles et les grands médias. Par ses propres moyens, très modestes, un réseau alternatif s’organise pour les créateurs bruts ou singuliers. Ce sont des fanzines, originaires du Sud de la France, qui poursuivent la prise de conscience du milieu par lui-même : Les Friches de l’art à Libourne, Création franche à Bègles. Le magazine Artension, s’ouvre à l’art brut, mais c’est Raw Vision, une publication basée à Londres, qui donne en 1989 une extension internationale à l’art brut européen en l’ouvrant à l’Amérique. New York devient par la suite le centre du marché international de l’art outsider.


Sylvain Corentin, dont le travail a été mis à l’honneur dans plusieurs expositions intitulées « Architectures de l’imaginaire » à Montpellier et Pont-de-Vaux, fait partie de ces architectes de l’imaginaire dont l’un des créateurs les plus importants fut le facteur Cheval, avec son Palais Idéal – que son auteur appelait Temple de la Nature. Selon Laurent Danchin, « conçu au début comme une grotte, un tombeau ou une pyramide, et nourri des images coloniales des illustrés et des cartes postales, il mélange volontairement tous les styles du temple hindou au château fort, poussant à son paroxysme l’esthétique rocaille. » Son architecture foisonnante et hétéroclite, la dimension onirique de l’ensemble et son ode à la nature rapproche l’art de Corentin de cette œuvre exceptionnelle, classé monument historique grâce à André Malraux en 1969.

Cabane reconstruite par Richard Greaves

De même, Sylvain Corentin est surnommé l’« anarchitecte » en référence au mouvement d’ « anarchitecture » dont le chef de file est Richard Greaves, sculpteur-récupérateur canadien. A partir de 1989, l’artiste autodidacte se consacre à la création d’un vaste environnement architectural constitué d’une vingtaine de cabanes et d’abris voués à la démolition. Corentin fait référence en 2013, dans la revue Regard à son « processus de destruction constructive ». Il adopte ainsi un mode de création similaire à celui de Greaves. Selon Valérie Rousseau, commissaire de l’exposition « Richard Greaves, anarchitecte », ce dernier démonte chaque pièce de ces cabanes pour les reconstruire à sa manière sans aucun outil de mesure. Elles défient ainsi les lois de la pesanteur en célébrant l'asymétrie. Ces constructions donnent à voir tassement et déformation, deux défauts majeurs au regard de l'architecture conventionnelle. Comme les cabanes imaginées par Corentin, elles nous font basculer dans un monde de rêve, en mettant nos sens à l’épreuve.


« Être artiste singulier et outsider, c'est œuvrer de façon indépendante en toute liberté, c'est être atypique et exubérant. Être artiste singulier, c'est être parent de l'Art brut, dans un courant encore non officiel et à redéfinir. » Sylvain Corentin, interview pour le magazine Artension


Une des tours de l'artiste, en plein air

Le travail de Sylvain Corentin s'inscrit profondément dans le réel et sa matérialité pour construire des témoignages de mondes imaginaires. A la croisée de l'architecture et de la sculpture, ses œuvres sont constituées de matériaux variés qui nous sont familiers : papier, branches, paniers d'osier, coquillages, os, ustensiles... La nature demeure sa principale source d’inspiration et le théâtre dans lequel ses constructions doivent prendre vie, en atteste le projet « Grandeur nature », où l’artiste imagine dans un photomontage ses œuvres beaucoup plus hautes, 10m environ. Elles prendraient place dans la nature ou en milieu urbain, dans une tentative de ramener la nature à la ville. L’artiste a d’ailleurs été mis à l’honneur dans l’ouvrage de la plasticienne et illustratrice Valérie Belmokhtar : l’artiste et le vivant, paru en octobre 2022 aux éditions Pyramyd. L’autrice y montre comment la préservation des ressources et le réenchantement du monde ont été et sont encore des préoccupations majeures dans l’histoire de l’art. Ainsi, elle propose un panorama de la création contemporaine en lien avec cette problématique. Les tours de Sylvain Corentin illustrent bien une vision rêvée sur le monde de demain, à contre-courant du regard généralement dystopique que peuvent livrer l’art contemporain remarque Valérie Belmokhtar. Ces hautes cabanes faites de matériaux récupérés nous font réfléchir à une autre façon d’habiter le monde, en communion avec la nature et ce qu’elle a à offrir, dans la protection et non plus dans la destruction d’écosystèmes. Sylvain Corentin nous rappelle à travers son travail que l’humain et la nature ne font qu’un. « L’homme doit retrouver sa juste place dans la nature. » Selon lui, la rigueur, la domination et le dédain de l’homme sur l’environnement dans lequel il vit l’éloignent de son premier instinct créatif, dans les grottes au Paléolithique supérieur. Passionné d’archéologie, Sylvain Corentin s’intéresse à l’art pariétal qui, comme dans son œuvre, laisse très peu de place à l’homme pour rendre hommage à la biodiversité. Toutefois, son art demeure une réalité et non un idéal. Le premier sentiment de l’homme face à la nature fut celui de la contemplation, d’une forme de respect et d’humilité. Cette spiritualité, comme fondement de la culture, fait de nous des hommes. Pour Sylvain Corentin, ce passé a son importance pour s’inscrire dans une continuité.


Photomontage "Grandeur nature"

De même, ses œuvres, en matériaux périssables, sont fragiles et éphémères, à la manière des constructions néolithiques. La nature se renouvelle toujours et les matériaux qu’il utilise dans ses sculptures ont une histoire. Le bois mort a été vivant et poursuit son existence dans son œuvre. L’artiste montre que la nature est bien faite, loin d’être régulière, symétrique, soignée, sa beauté et sa perfection résident dans une part d’aléatoire, de chaos. « Toute construction peut partir d’une idée de chaos. Le fait que mes œuvres tiennent debout malgré leur apparent équilibre rappelle cela. » nous confie-t-il.


Habitant dans la nature « entre garrigue et Méditerranée, près d’une rivière », l’artiste est touché par son environnement actuel, qui contraste avec ses souvenirs des HLM, aux bâtiments standardisés. Ses œuvres doivent être vues à l’image de l’homme, chacune est unique, tortueuse, fragile. Elles montrent que la vie n’est pas un long fleuve tranquille dans une ère de recherche de perfectionnisme et de performances chiffrées. L’aversion de l’artiste pour les chiffres se retrouve dans l’absence permanente de mesure dans son travail. « Elles sont agitées et pourtant me conduisent à la sérénité ».


Inspiré par l'élévation des temples d'Asie du Sud-Est, les hauteurs des cathédrales, et surtout par les maisons des esprits thaï, Corentin investit ses sculptures d'une valeur sacrée. Attiré par l'aura et la majesté de ces demeures inoccupées, le spectateur est invité à y pénétrer par leurs portes ouvertes. Ces abris doivent rester vides pour permettre au spectateur de les visiter, d’où l’absence systématique de personnages définis. Comme dans l'architecture des temples hindous, microcosmes incarnant la demeure du dieu sur terre, la dimension sacrée procède de l'accumulation, de la démultiplication d'éléments architecturaux dans la toiture et de sa complexification au fil du temps. Ces toitures, dont le nombre d’étages est toujours impair, à l’instar d’Angkor Vat au Cambodge, symbolisent le Mont Meru, montagne mythique considérée comme le séjour des dieux. De la même manière, Sylvain Corentin, par l'élévation de ses tours, s'inspire à la fois de la montagne naturelle et de la monumentalité des architectures sacrées. Les formes de ces sculptures dérivent de celles des cathédrales, qui ont été ses premières sources d’émerveillement. « Mes premiers contacts avec l’art sont venus de l’art sacré, des cathédrales. J’étais hyper émotif et cela me fascinait ». Mais au-delà du temple, ses œuvres peuvent être vues comme des reliquaires ou des ossuaires. Elles incarnent la trace d'un passage. Leur blancheur les sacralise et leur confère une valeur mortifère, évocatrice de la matérialité des os et des visions fantomatiques. Mais cette page blanche en trois dimensions lui offre aussi la liberté d’une ornementation par le dessin, sa première production artistique. Les constructions se couvrent alors de trajectoires sinueuses, de parures, de colliers, au crayon ou au silicone. Par sa liberté et la souplesse de ses courbes, le dessin équilibre l'aspect rectiligne des sculptures.



Les différentes productions de Corentin observent une cohérence dans leur rapport à la nature. Une exploration de ces mondes imaginaires est réalisable à différentes échelles. Ses cartes en relief évoquant la formation de planètes sont à l’échelle universelle. D’autres, à échelle plus réduite, rendent compte de la géographie fantaisiste d’une zone, avec, le plus souvent, la mise en valeur d’un cours d’eau. Les sculptures, quant à elles, peuvent se lire comme des éléments à taille humaine extraits de ces univers en vue satellitaire. Elles sont parfois balisées, cartographiées par des directions inscrites au crayon que la blancheur du support met en valeur. « Figurer l'homme ne m'intéresse pas trop, je l'évite. D'autres sources d'inspiration sont possibles. Les vues satellitaires par exemple, technologiques, modernes. Redécouvrir ainsi les fleuves, les montagnes, c'est fabuleux. Toute cicatrice, scarification, est une forme violente de dessin. Du ciel, on voit la déforestation, les inondations. Cela me touche beaucoup. Je recrée plastiquement des événements planétaires. Sans tomber dans le mélodrame. J'observe les transformations. »



L'artiste semble aussi bien marqué par la nature et sa géographie que par la fécondité de l'imagination. « Je travaille d’instinct, dans l’improvisation ». C’est le travail par l’instinct qui fait la force et l’originalité du travail de Sylvain Corentin. Ses productions sont très souvent le fruit d'improvisation et d'inventivité. Elles sont ouvertes aux accidents de l'immédiateté. L’artiste utilise le minimum d’outils et des matériaux qui ne demandent pas de temps de pose ou de cuisson pour travailler le plus possible dans la spontanéité de sa pensée et éviter les interférences. A la manière des improvisations de jazz, et des solos de guitare électrique qui résonnent dans son atelier, chaque tour est une mélodie, résultat matériel d’une méditation.

L’artiste se confronte ainsi au vivant et au mouvement, jouant des métamorphoses sur le modèle de l’animateur et réalisateur Hayao Miyazaki. Ainsi les gargouilles des cathédrales gothiques deviennent dans les sculptures de Corentin une immense forme animale traversant l’œuvre, à mi-chemin entre un esprit, gardien du sanctuaire, et une montagne sur laquelle pousse déjà une végétation. De même, les architectures dessinées prennent peu à peu la forme de figures humaines, animales ou d’insectes. L'art de Corentin semble en constante expansion, aussi bien dans ses dessins que dans ses œuvres tridimensionnelles. Son récent projet de façade illustre bien cette idée. Son monde se déploie en bas-relief, mêlant sa blancheur caractéristique à une gamme de couleurs restreinte, majoritairement du bleu et du brun, sur lequel se meuvent des créatures, bouquetins fantomatiques, masques rituels, totems, feuillages stylisés et ses hautes maisons qui font sa signature.


Façade de la maison Corentin, Prades-le-Lez (Hérault)

Son exposition aux côtés de Gérard Cambon au Carré d’Art Louis-Jeanjean à Mèze (Hérault), s’est récemment terminée le 16 juillet. Sylvain Corentin expose dans le monde entier depuis plus de trente ans. Ses œuvres sont entrées dans les collections de l’American Folk Art Museum à New York, du Musée d’Art Brut de Montpellier et du Musée des Arts Buissonniers à Saint-Sever-du-Moustier. Il est en permanence exposé chez Cavin-Morris Gallery et Galerie Pol Lemetais.


 

Bibliographie


Laurent Danchin, L’art brut, L’instinct créateur, Découvertes Gallimard, Paris, 2006

Colin Rhodes, L’art outsider, Art brut et création hors normes au XXe siècle, Editions Thames & Hudson, Paris, 2001


Marie Morel, Regard n°119, Sylvain Corentin, février 2013, Le Petit-Abergement


Sylvain Corentin, site officiel de l’artiste, www.corentin.info


Sarah Lombardi et Valérie Rousseau, Richard Greaves, anarchitecte, Milan, 5 Continents, 2005


Valérie Belmokhtar, L’artiste et le vivant, Pour un art écologique, inclusif et engagé, Pyramid-editions, 2022


Magazine Artension Hors-Série n°15, Guide des galeries 2015-2016, 634 galeries d’art actuel à connaître en France et 27 autres en Belgique, Sas Artension Editions

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