Sa tombe au cimetière du Père-Lachaise ne laisse plus planer le doute : Édouard Detaille fait aujourd’hui partie de ces vieux monstres sacrés à la notoriété révolue. Figure artistique et culturelle incontournable de la seconde moitié du XIXe siècle, sa mort et l’éclatement quasi simultané de la Première Guerre mondiale causèrent l’évanouissement de son souvenir. Cet oubli collectif dû aux horreurs de la guerre est quelque peu ironique lorsque l’on replace l’origine de son succès à l’aune de l’humiliation infligée par le nouvel empire allemand, fondé en pleine Galerie des Glaces à Versailles, en 1870. Une défaite qui fera vivre la France dans l’espoir d’une revanche pour laver l’affront et qui favorisera le renouveau de la peinture militaire que promouvait Detaille, art devenu avec le temps le très raillé « art pompier », qui ne put à l’époque être qu’applaudi par la société du temps.
Basile Lemeunier (1852-1922), Édouard Detaille dans son atelier, 1891, huile sur toile, Art Gallery of New South Wales
Né le 5 octobre 1848, Édouard Detaille semble avoir toujours été lié au monde militaire. Son grand-père fut intendant de la Grande Armée au camp de Boulogne tandis que son père, devenu rentier après avoir exercé comme agent de change, répétait à qui voulait l’entendre qu’enfant, il aurait fait chuter l’Empereur de cheval lors d’une revue des troupes stationnées dans la ville. Il n’en fallait pas plus pour faire grandir Édouard et sa fratrie dans l’amour de l’Empire et de la chose militaire. Très vite fasciné par les uniformes, le jeune homme commence à faire la collection de diverses pièces afin de les observer. Démontrant un talent pour le dessin, il aspire à devenir élève d’Alexandre Cabanel qu’il admire. Les circonstances feront que c’est finalement Ernest Meissonier qui le prend sous son aile.
Peut-être le destin a-t-il bien fait, car l’auteur du tableau 1814, La Campagne de France, décèle très rapidement les capacités de son jeune élève. Ce dernier accompagne partout son maître et rencontre de nombreuses personnalités qui resteront, pour certaines d’entre-elles, dans son entourage proche. Citons sa rencontre avec Napoléon III et l’impératrice Eugénie lors de l’Exposition Universelle de 1867, ou encore avec Flaubert, Sainte-Beuve et Frédéric Masson, qui restera son fidèle ami jusqu’à sa mort. Cette introduction dans le milieu des célébrités intellectuelles est due à son premier succès au Salon de 1868 où la critique le félicite de sa Halte des tambours, achetée semble-t-il à 1200 francs par la princesse Mathilde, la cousine de l’empereur régnant.
Jean-Louis-Ernest Meissonier (1815-1891), 1814, La Campagne de France, 1864, huile sur toile, musée d'Orsay
C’est dans cette période que Detaille entreprend quelques voyages, juste après la mort de son père en 1869. D’abord à Londres puis en Tunisie, d’où il reviendra précipitamment, lui et son ami Alphonse de Neuville, l’autre maître en devenir de la peinture militaire, pour participer au conflit contre la Prusse. Engagé dans la défense de Paris, il assiste de près aux événements. Soucieux du détail, il prend de nombreuses notes car il considère déjà le fait militaire sous un angle extrêmement naturaliste.
Revenu à la vie civile dès 1871, il entreprend de réaliser de nombreuses aquarelles montrant des scènes de la guerre qu’il a vécues. Il propose alors pour le Salon de 1872 deux scènes, Les Vainqueurs et Un convoi allemand, dont l’accrochage sera finalement interdit sur la demande du nouveau gouvernement républicain, refusant le risque d’un nouvel incident avec les autorités allemandes. C’est l’année suivante, avec l’exposition de sa toile En retraite, présentée en même temps que les célèbres Dernières Cartouches de son ami de Neuville, que sa notoriété explose. Même si son œuvre n’a pas autant d’échos auprès du public, elle lui vaut cependant le titre de chevalier de la Légion d’honneur.
A gauche : Édouard Detaille (1848-1912), En retraite, 1873, huile sur toile, John and Mable Ringling Museum of Art
A droite : Alphonse-Marie-Adolphe de Neuville (1836-1885), Les Dernières Cartouches, 1873, huile sur toile, Maison de la Dernière Cartouche
Mais est-ce à dire que le travail de Detaille règne alors sans partage sur le monde artistique ? Non, bien au contraire. Nombreux sont ceux qui, à l’image du critique Louis Vauxcelles, lui reprocheront son souci permanent et excessif du détail qui rendrait sa peinture moins forte et trop fade. Le peintre usait pourtant de ce naturalisme à outrance afin de ne pas mentir sur les faits historiques qu’il voulait les plus proches de la réalité. Ainsi n’hésitait-il pas d’ailleurs à interroger les vétérans sur leurs expériences du combat et même à les faire poser. L’objectif était de rendre sur la toile l’héroïsme du soldat qui ne devait alors pas résulter d’un quelconque idéalisme abstrait et artistique mais bien de l’humanité d’un homme rendu vivant et tel que l’artiste avait pu lui-même l’observer sur le champ de bataille. Il fallait qu’en voyant l’œuvre, le spectateur ait pu s’y croire tout en exprimant son émotion devant l’effort courageux et humain des simples soldats.
Les critiques et les quolibets lancés par certains n’empêchent pas Detaille de prendre une part de plus en plus influente dans la vie artistique et culturelle du pays, ce qui le mêle parfois à la sphère politique, trahissant, il faut le dire, une dérive progressive de l’artiste vers un antirépublicanisme de plus en plus prononcé. Ami de Paul Déroulède, qui fut banni pour une tentative avortée de coup d’État en février 1899, ainsi que de Félix Faure, il ne cache pas une certaine sympathie pour le nationalisme ambiant. Il adhère alors à la Ligue des patriotes en 1882 ainsi qu'à la Ligue de la patrie française en 1898, ouvertement antidreyfusarde. Mais cet engagement dans ces dernières ne le fait pas s’impliquer dans l’affaire Dreyfus qui secoue alors violemment l’opinion publique. Il n’exprime que très peu son point de vue mais ne cache pas, par sa proximité avec le monde militaire, son soutien à l’armée dont il faut selon lui, sans conditions, sauver l’honneur. Ainsi soutiendra-t-il, sans failles, l’innocence du véritable coupable de l’affaire, le commandant Esterhazy.
Édouard Detaille (1848-1912), Le Rêve, 1888, huile sur toile, musée d'Orsay
Sa discrétion dans les débats politiques publics et son amitié avec Félix Faure, devenu président de la République en 1895, lui assurèrent dans le même temps d’importantes commandes de l’État et un certain rôle dans l’amélioration des relations diplomatiques françaises. En effet, si Detaille avait déjà fait triompher la France à l’Exposition Universelle de 1889 par la présentation de son gigantesque Rêve, véritable icône de l’exaltation des gloires passées des armées françaises et que l’on vit imprimé dans tous les manuels d’instruction publique de France et de Navarre, il contribua également à améliorer les relations avec l’Angleterre, grâce à son amitié avec le Prince de Galles, le futur Edouard VII ainsi qu'avec la Russie du tsar Nicolas II qu’il peignit à la revue du camp de Châlons lors de sa visite en 1896.
Ses grands décors se voulaient aussi populaires et spectaculaires, notamment par l’élaboration avec de Neuville pour le compte d’une société belge de deux panoramas, l’un représentant la bataille de Champigny, l’autre celle de Rezonville, présentés à Paris et Vienne entre 1882 et 1896 avant d’être vendus découpés en divers fragments. Detaille s’était prêté à l’exercice, quasi inédit en France à l’époque, lui permettant de rendre le combat encore plus réaliste car plus vivant. Il estimait que le panorama permettait de mieux rendre compte de l’action militaire car il donnait à voir une simultanéité de faits et de scènes qu’un seul tableau ne peut qu’ordinairement isoler et figer dans l’espace et le temps. Une telle œuvre, notons-le, préfigure ainsi quelque peu les principes de l’image en mouvement que concrétisera dans les mêmes années le cinématographe des frères Lumières.
Édouard Detaille (1848-1912), Fantassins dans un chemin creux, fragment du panorama de La Bataille de Champigny, 1882, huile sur toile, musée de l'Armée
Édouard Detaille (1848-1912), La Chevauchée de la Gloire, 1905, maquette présentée au Salon de 1905, reproduite in L'Illustration, 19 avril 1905
Lorsque meurt Édouard Detaille, commandeur de la Légion d’honneur, membre de l’Institut, ancien président de la Société des Artistes français de 1895 à 1898, il est honoré lors de ses obsèques par Frédéric Masson, son ami devenu lui-même académicien, Gabriel Guist’hau, ministre de l’Instruction publique ou encore Raymond Poincaré, alors président du Conseil. Pourtant la Première Guerre mondiale chassera bien vite son nom : on lui reprochera d’avoir encouragé la boucherie et le désastre de ces quatre années d’enfer. Mais a-t-il pourtant été juste de conspuer l’œuvre d’Édouard Detaille à ce titre ? N’avait-il pas pendant quarante années été acclamé pour son exaltation des valeurs militaires par la critique et par le public ? S’il était légitime pour les générations de la Grande Guerre de regretter l’esprit va-t-en-guerre de l’après 1870, n’était-il pas un peu dur de reprocher à Detaille d’avoir montré ce que la grande majorité souhaitait voir dans un pays où l’Allemand était un « Boche » et un barbare pour tout un chacun ? Quoi qu’il en soit, après avoir été oublié dans les terribles tourments du XXe siècle, la mémoire de Detaille, homme complexe, a survécu grâce à La Sabretache, société de promotion du patrimoine militaire qu’il avait fondée et qui fut l’un des piliers à l’origine du musée de l’Armée, à La Chevauchée de la Gloire, grand décor peint pour l’abside du Panthéon et enfin grâce au marché de l’art, où il n’est aujourd’hui pas rare de trouver aquarelles et dessins de sa main. Moins nombreuses sont les peintures toujours en circulation mais celles-ci atteignent aisément au marteau la dizaine de milliers d’euros. Les dessins, quant à eux, se vendent pour la plupart plus modestement à quelques centaines d’euros mais trouvent toujours preneur, notamment auprès des galeristes, signe que l’art militaire quasi-encyclopédique de Detaille n’a pas encore dit son dernier mot.
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