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A la recherche d’un temps suspendu, la Vue de Delft de Vermeer

Par Célia De Saint Riquier


La Vue de Delft, Johannes Vermeer, 1660-1661, Huile sur toile, 97x116 cm, Mauritshuis, La Haye ©CéliaDeSaintRiquier
« Depuis que j'ai vu au musée de la Haye la Vue de Delft, j'ai su que j'avais vu le plus beau tableau du monde. Dans Du côté de chez Swann, je n'ai pas pu m'empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Vermeer. »

Marcel Proust, Lettre à Jean-Louis Vaudoyer mai 1921


En 1902, Marcel Proust fait un voyage aux Pays-Bas. Durant sa visite au Mauritshuis, il est frappé par la Vue de Delft de Johannes Vermeer. Vermeer devient le peintre préféré de Proust. Dans l’œuvre de sa vie ; A la recherche du temps perdu, il ne peut s’empêcher de s’y référer, avec les recherches de Charles Swann ou avec l’épisode de la mort de l’écrivain Bergotte, dans La Prisonnière (Tome V) faisant la renommée du « petit pan de mur jaune » visible en partie droite du tableau de la Haye.

Cet intérêt pour le peintre, Proust le partage avec bon nombre d’autres passionnés, dont énormément d’artistes. Rien d’étonnant à cela ; Vermeer est le maître d’un monde silencieux, voué à une contemplation pieuse du quotidien suspendu.

Dès 1579, l’Union d’Utrecht unifie les sept provinces protestantes du nord pour former les Provinces-Unies, ayant pour but de se dégager de la mainmise du roi espagnol qui tentait de conserver le pouvoir sur ce territoire ayant appartenu à Charles Quint. Le traité de Münster, en 1648, consacre leur indépendance. Les Provinces-Unies s’enrichissent rapidement, notamment grâce à la Compagnie des Indes (la VOC). Leur flotte dépasse ainsi celle de l’Angleterre et de la France. La fortune rapide d’une classe bourgeoise permet l’éclosion d’un nouvel engouement pour une peinture à lire et à contempler.


Les peintres de Delft témoignent d’une peinture plus lisse, plus précieuse que les œuvres de Rembrandt ou Hals, et se côtoient les uns les autres, comme en témoignent les proximités palpables entre l’œuvre de De Hooch et de Vermeer par exemple.

Peter De Hooch, L’Arrière-Cour, 1658, Huile sur toile, 73,5 x 60 cm, National Gallery, Londres ©CéliaDeSaintRiquier

« Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n'avais jamais entendu parler de lui; vit-il encore? Est-ce qu'on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu'il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu'on sent toujours en train de réfléchir (...) »

Marcel Proust, Du coté de chez Swann, (tome premier de La recherche du temps perdu), 1913


Le Siècle d’or hollandais a vu éclore un certain nombre de génies. Hals, Fabritius, Vermeer, dont plusieurs d’entre eux sont tombés dans l’oubli du grand public à leur mort. Il a fallu attendre le XIXème siècle pour que des recherches soient faites sur ces peintres de l’ombre. Vermeer en hérite un surnom : le 'Sphinx de Delft', donné par Étienne-Joseph-Théophile Thoré, dit William Bürger, critique qui publia une série d’articles en 1866 sur le peintre, dans la Gazette des Beaux-Arts. L’explication de ce surnom est finalement moins poétique qu’elle n’en a l’air et provient du mystère chronologique et identitaire du peintre, les sources documentaires de sa vie étant peu nombreuses et le nom de « Ver Meer » ou « Vermeer » ayant été assez commun à l’époque. Une certaine confusion rendit donc plus ardue la tâche du critique.

Johannes Vermeer, La Ruelle, vers 1658, Huile sur toile, 54,3 × 44 cm, Rijksmuseum, Amsterdam

La vie de Vermeer tient en quelques dates dont les sources sont sûres. Il naît à Delft en 1632, il est le fils d’un tisserand. Il se fait baptiser dans l’église de la Nieuwe Kerk (la nouvelle église), visible dans le tableau de la Vue de Delft. En 1653, il se marie et rentre dans la guilde de saint-Luc de Delft. Il meurt en 1675 et est enterré dans l’Oude Kerk (la vieille église) de sa ville qu’il n’a jamais quittée.

Sa ville, pourtant, il ne la représente que très peu, surtout si l’on met son Œuvre en parallèle de celui de Peter De Hooch, qui réalise un grand nombre de vues extérieures (cette part de son oeuvre a récemment fait l'objet d'une exposition dans le musée Prinsenhof de Delft). De Vermeer, nous ne connaissons actuellement que deux tableaux montrant l’extérieur : la Ruelle (vers 1658, Rijksmuseum) et la Vue de Delft.


(Détail) La Vue de Delft, Johannes Vermeer, 1660-1661, Huile sur toile, 97x116cm, Mauritshuis, La Haye ©CéliaDeSaintRiquier

Tout l’art de Vermeer est présent dans ce tableau. Ce qui frappe d’emblée c’est le calme. Aucun mouvement brusque n’est présent. A peine pourrait-on peut-être entendre le clocher de l’église. L’eau est calme, les petits personnages immobiles. Le sphinx de Delft n’est-il pas aussi appelé le peintre du silence ? Le temps s’est étiré. De petites touches suggèrent les reflets de l’eau ou un accroc de lumière sur les toits dorés. Un nuage sombre plonge la ville proche dans des couleurs plus brunes, tandis qu’une forte lumière éclaire l’arrière de la toile, ce qui a pour effet d’allonger la perspective et de guider l’œil du spectateur. Si nous nous doutons qu’il a eu, comme pour beaucoup d’autres de ses peintures, recours à la camera obscura (chambre noire en français, instrument optique qui permet d'avoir projeté en deux dimension sur une surface plane la lumière donnant une vue très proche de la vision humaine), Vermeer joue cependant quelque peu avec la réalité topographique, en accentuant la ligne d’horizon par une égalisation des toits des maisons. Les bâtiments restent cependant largement reconnaissables, notamment la porte de Schiedam au centre, qui permettait d’accéder à la ville. Le ciel aux gros nuages cotonneux éternise la composition, sans la figer pour autant. Là est l’art du peintre, la facilité de rendre la scène pleine de mystère tout en ne laissant aucun indice assez éloquent pour le percer. Certains historiens de l’art ont même fait de la lumière dorée enveloppant le clocher de la Nieuwe Kerk un symbole de l’indépendance des Pays-Bas, puisqu’elle abrite le cercueil de Guillaume Ier d’Orange, appelé le « Libérateur des Provinces-Unies » depuis 1584.


Avec sa Vue de Delft, Vermeer s'inscrit pleinement dans le développement du genre du paysage qui touche le XVIIème siècle. Poussés par un marché de l'art dominé par les riches bourgeois, les artistes du Nord développent ce genre, qui a le mérite de mettre en avant les richesses et la prospérité urbaine et agricole d'une république en quête d'indépendance. Longtemps dominé par un traitement qu'on qualifié de tonal par l'utilisation d'une palette restreinte, le genre trouve un second souffle dans la seconde moitié du XVIIème siècle par l'intermédiaire d'artistes comme Jacob van Ruisdael qui ramène les éclats colorés. La Vue de Delft s'inscrit ainsi dans la suite de ce retour de la couleur avec des touches vives qui viennent souligner certains détails comme l'ardoise des toits ou la brique des murs.


En tout cas, cette ville dorée fièrement protégée participe à la profondeur de la toile, pour guider le spectateur vers sa propre introspection. Ainsi le Sphinx de Delft mérite finalement bien son surnom. Il pose une énigme silencieuse et nous laisse, en vain, chercher une réponse, méticuleusement, dans l’abondance de détails qui ravissent les yeux et l’imaginaire.

Enfin, l’œuvre de Johannes Vermeer projette la réflexion sur les autres arts, comme le fait par exemple l’écrivain Bergotte du tome V de La Recherche, juste avant de mourir sur la banquette en face du tableau :


« C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. »

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, La prisonnière (Tome 5), 1923


 

KARPELES (E.), Le Musée imaginaire de Marcel Proust, Tous les tableaux de A la recherche du temps perdu, Thames and Hudson, 2008 (édition originale), 2017 (traduction française par Pierre Saint-Jean)

PROTAIS (J.), ROUSSEAU (E.), Vermeer et les maitres hollandais, Larousse, 2017

PROUST (M.) A la recherche du temps perdu, I. Du côté de chez Swann, 1913

PROUST (M.) A la recherche du temps perdu, V. La Prisonnière, 1923 (publié à titre posthume)

SCHÜTZ (K.), Vermeer, L’œuvre complet, Taschen

Mauritshuis, Cabinet royal de peinture, Chefs-d’œuvre de la collection, 2017

Emission France Culture : Le Mystère Vermeer (4 Épisodes), Épisode 3 : Proust face à « La vue de Delft », publiée le 05/04/2017, Ecoutée le 25/04/2020

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