Beato Angelico : peindre l’invisible
- Domitilla Giordano

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Par Domitilla Giordano
Beato Angelico.
Rien d’autre. Aucun sous-titre pour orienter le regard du visiteur. Un choix qui tient lieu de manifeste pour une exposition répartie entre le Palazzo Strozzi et le Museo di San Marco, consacrée à l’un des peintres les plus célébrés du premier Quattrocento florentin. Après des décennies d’études et de grandes rétrospectives internationales, la question s’impose : que reste-t-il encore à découvrir chez Beato Angelico ?
La réponse ne se joue pas dans le discours, mais dans une entreprise concrète : la reconstitution, presque complète, de polyptyques dispersés dans les musées du monde entier et, surtout, une vaste campagne de restaurations. En entrant dans les salles, on est littéralement saisi par un éclat doré. Ces restaurations ont révélé ce que le temps avait atténué : la lumière de l’Angelico, dans son intensité originelle.
L’or appartient à la tradition du gothique tardif ; Angelico en fait le véritable protagoniste de ses œuvres. Comment la feuille d’or peut-elle produire une lumière aussi vivante ? Par une maîtrise technique exceptionnelle, l’artiste incise la surface dorée en faisceaux de lignes parallèles, capables de générer des effets optiques variables selon le déplacement du spectateur. La surface vibre, réagit, s’anime, produisant des reflets presque métalliques. Une technique savante, loin de toute naïveté décorative.



Frère dominicain, Angelico peint des images religieuses. Mais s’arrêter à ce constat serait réducteur. Dans la culture dominicaine, nourrie par la pensée de saint Thomas d’Aquin, la lumière n’est pas une simple métaphore poétique : elle est le seul élément du monde sensible à être à la fois visible et immatériel. Par sa nature même, elle devient manifestation du transcendant, traduction picturale de ce qui ne peut être figuré. Chez Angelico, le visible n’épuise jamais le sens ; il renvoie sans cesse à un ailleurs. D’où l’appellation, aujourd’hui canonisée par la critique, de Pictor lux.
Il existe pourtant une autre facette de l’artiste : son dialogue avec la culture nordique, particulièrement marqué dans ses œuvres tardives. Le Cristo come Re dei re provenant de Livourne révèle une intensité presque « flamande » : épidermes vibrants, épines acérées, dans une iconographie qui évoque certains prototypes de Van Eyck ou un panneau de la même période de Dirk Bouts, également présenté dans l’exposition. Il y a à peine quelques mois, une œuvre très proche de ce panneau et attribuée à un maître flamand passait en vente chez Ader, atteignant 403 000 euros, frais compris : un chiffre qui témoigne surtout de la persistance d’un goût pour ce virtuosisme descriptif. Cette attention extrême au détail valut jadis à Angelico l’appellation de « pendant italien de Van Eyck », selon l’historienne de l’art Liana Castelfranchi Vegas. Une définition aujourd’hui problématique, mais révélatrice d’une certaine tradition critique passée.


Tout ce qui précède semble toutefois entrer en tension avec une observation formulée par Georges Didi-Huberman dans les années 1990 — une fracture qui, à y regarder de plus près, n’est qu’apparente.
Dans les couloirs du couvent de San Marco à Florence, cœur de l’humanisme renaissant, Angelico introduit en effet quelque chose d’inattendu : de larges zones de peinture qui ne représentent rien.
La Madonna delle Ombre en est l’exemple le plus frappant. Dans la partie supérieure, une scène figurative, rendue encore plus réaliste par des effets lumineux de trompe-l’œil qui se projettent sur les tissus et l’architecture peinte, créant de longues ombres. Mais dans la partie inférieure, quatre panneaux de faux marbre — déjà luxueux et incongrus dans l’austérité du couvent — sont traversés par une pluie de taches chromatiques. La matière picturale s’impose, annulant toute prétention mimétique.



Didi-Huberman a parlé, de manière volontairement provocatrice, d’un « dripping ante litteram ». La comparaison avec Jackson Pollock est extrême, mais elle touche un point essentiel : ces surfaces au pinceau lâché ne représentent rien et, précisément pour cette raison, interrogent l’ensemble de la représentation.
Pourquoi introduire, dans une scène rigoureusement construite, des zones de non-figuration ?
S’inspirant de la réflexion augustinienne sur la dissimilitudo, le philosophe français propose de les lire comme des zones de dissemblance. Par leur distance manifeste, par l’écart qu’elles instaurent avec la scène figurative qui les surplombe, elles renvoient efficacement à une autre dimension, à ce qui ne peut être représenté.
Dans la Madonna delle Ombre, les taches de couleur deviennent ainsi l’expression la plus claire de l’infigurable. Et c’est là la finalité des fresques de San Marco : guider les frères dominicains vers la méditation spirituelle.
Cette anomalie n’en est donc pas vraiment une. Si l’or rend sensible la lumière divine, la dissemblance en préserve le mystère. Angelico apparaît alors pour ce qu’il est réellement : non seulement le peintre de la lumière, mais un artiste capable de faire coexister splendeur et fracture, clarté et opacité. Au-delà de sa beauté immédiate, sa peinture continue de nous interroger, révélant toute sa complexité.







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