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Gerhard Richter à la Fondation Louis Vuitton - Variations continues

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Par Noélie Bernard


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Gerhard Richter, Strip, 2011 (CR 921-2) Impression numérique sur papier entre aluminium et Perspex (Diasec) 200 x 440 cm

Fondation Louis Vuitton, ParisCrédit photo : Primae / Louis Bourjac © Gerhard Richter 2025 (18102025)


On est accueilli par une grande photographie de Richter dans son atelier de Cologne (1985). Accroupi sur une chaise devant sa toile Venise (1985), l’artiste semble tenter de déchiffrer le miroir qu’il tient dans ses mains. En arrière-plan sont disposées plusieurs toiles abstraites. La scène condense l’essentiel : l’artiste se trouve, sans toucher le sol, au cœur de ses différentes expérimentations, celles qui façonnent et caractérisent toute son œuvre.


La Fondation Louis Vuitton accueille, du 17 octobre 2025 au 2 mars 2026, une grande exposition rétrospective consacrée à l’artiste allemand Gerhard Richter (né en 1932). Rassemblant quelque 270 œuvres, elle retrace plus de soixante ans de création et constitue, après les grandes expositions du MoMA (2002), du MET (2020), de la Tate puis du Centre Pompidou (2012), l’un des parcours les plus complets jamais dédiés au peintre.


Organisée en neuf chapitres chronologiques, l’exposition met en évidence les variations qui traversent son travail : jeu formel autour de la peinture abstraite, développements autour de la couleur, dialogues entre photographie et peinture. Cette exposition met aussi en première place ses sculptures en verre et en acier, et fait la part belle à ses aquarelles, encres de chine, dessins et photographies. 


Bien que l'exposition adopte un déroulement chronologique, dès les premières salles tous les éléments fondamentaux de la peinture de Richter sont déjà là : le flou qui déstabilise l’image, la tension entre photographie et peinture, l’abstraction comme champ d’expérimentation, et le recours au hasard comme outil de création. Les décennies suivantes apparaissent comme des variations, qui n’ont ni le même rythme, ni la même amplitude, un peu à la manière des compositions de John Cage, auquel l'artiste dédie d’ailleurs une série entière (Cage, 2006), présentée au cœur du parcours. Chez Richter comme chez Cage, les motifs se déplacent et se déploient selon des vitesses et des intensités inconstantes, révélant une œuvre qui progresse en modulations pendant plus de 60 ans. 


Son « tout voir, ne rien comprendre », pourrait ici se traduire en “tout montrer, ne rien classer”. L’exposition fait s’entrelacer les séries selon un découpage qui varie de 5 à 10 années de travail. Un même jeu formel traverse son œuvre : celui que l’on retrouve dans ses miroirs et grands verres, utilisés comme des surfaces de réflexion, de duplication ou de brouillage du réel. Ses sujets glissent sans hiérarchie du politique aux objets du quotidien, des archives personnelles à l’abstraction, comme pour vider ces images de toute référence. Comme un écho lointain à l’expression de Cage « I have nothing to say, and I am saying it », les commissaires Dieter Schwarz (ancien directeur du musée de Winterhur) et Nicholas Serota (historien de l’art ancien directeur de la Tate, complice de Richter depuis toujours) ont décidé de déployer dans l'espace ces différentes expressions, entremêlant une grande variété d’expérimentations dans des salles aux dimensions plutôt intimes. 


Décentrement radical - approcher l’incompréhensible


L’exposition s’ouvre sur les années 1960, décisives dans l’œuvre de Richter, marquée par son départ de l’Allemagne de l’Est en 1961. Arrivé en Allemagne de l’Ouest, Gerhard Richter, avec Sigmar Polke et Konrad Fischer, crée en 1963 le réalisme capitaliste, réponse allemande au pop art américain et aux expérimentations de Warhol. En hybridant l’imagerie pop et les codes du réalisme socialiste, Richter établit très tôt une critique structurelle de la culture de consommation. Le réel est révélé comme un flux capitalisé, la photographie considérée comme un standard reproductible, et la peinture en devient en quelque sorte un instrument d’analyse.


Dans ces premières salles sont exposées les premières peintures-photos (Fotobilder), peintes à partir d’images trouvées dans la presse ou de photographies personnelles, expérimentées dès ses débuts à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf. Dès le départ, le geste formel de Richter est présent : dissoudre l’image, introduire du flou, l’indétermination, retirer au sujet sa charge expressive. Richter se défait volontairement de sa subjectivité, devenant presque un opérateur anonyme. Un tableau présent juste en face de la porte d’entrée, Tisch (Table), 1962, illustre cette méthode : extrait d’un magazine de design italien (Domus), cette table est reproduite à la peinture à l’huile, puis floutée, et enfin recouverte en son centre par un mouvement circulaire de diluant qui en brouille la lisibilité.


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Gerhard Richter, Tisch [Table], 1962 (CR 1) Huile sur toile, 90 x 113 cm

Collection particulière Crédit photo : Jennifer Bornstein© Gerhard Richter 2025 (18102025)


D’autres œuvres de cette période présentées dans les premières salles illustrent le début de la mise en place formelle de son langage, notamment les portraits familiaux Tante Marianne (1965) et Onkel Rudi (1965), issus de son album photo personnel, ou encore Rouleau de papier toilette (1965), dont la présence triviale, presque flottante, peut être lue comme une critique implicite de la pénurie matérielle en RDA.


Toutes les images-sources qui servent de base au travail de Richter, publicités, coupures de presse, documentation politique, photographies intimes, constituent un projet monumental que Richter nomme Atlas, commencé à son arrivée à l’Ouest en 1961 et poursuivi jusqu’en 2015. A la Fondation Louis Vuitton, ce projet est exposé dans les dernières salles. Initialement formé de photos familiales rapportées de RDA, cet Atlas s’est au fur et à mesure du temps nourri de nombre d’images de média pour s'étendre jusqu’à atteindre 802 planches.


La volonté de « peindre le rien », de retirer à l’image tout contenu stable, se manifeste avec une radicalité particulière dans les Graue Bilder, (monochromes gris) commencés en 1967 également présentés dans les premières salles. Le gris  « ni visible, ni invisible » refuse la symbolique. Ces toiles ambitionnent « de ne rien représenter du tout » sinon elles-mêmes. Richter parle ici de « dépeinture » : partir d’une photographie agrandie puis vider l’image jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un champ vibratoire, presque une zone de résonance. La série des Gris de Richter prend place à contre-courant des discours sur la « mort de la peinture » des années 1970 : plutôt que de s’effacer, la peinture y persiste comme lieu d’apparition.


Si les premières salles donnent à voir ces expérimentations initiales, l’exposition montre que Richter ne renonce jamais tout à fait au réel, plutôt qu’il en déplace sans cesse les modes d’appréhension. La présence d’œuvres politiques : le cycle sur la Bande à Baader (18 octobre 1977, 1988), exposé ici au complet et représentant les derniers membres fondateurs de la Fraction armée rouge suicidés dans leur prison, la toile Septembre, 2005, représentant les tours du World Trade Center en train de s’effondrer témoignent d’un rapport au document et à l’actualité où le flou agit comme une suspension critique du politique. La salle consacrée aux 48 Portraits (1971–1972), présentés à la 36ème Biennale de Venise, illustre également cette dimension. Les visages de quarante-huit hommes - scientifiques, écrivains, philosophes, tous occidentaux - sont peints d’après des photographies encyclopédiques. Rien n’est dit de leurs fonctions : le flou homogénéise, anonymise, et impose une tentative d’objectivité.


À côté de ces toiles plus politiques, l’exposition déploie également un ensemble de paysages peints dans les années 70, notamment les ciels et les mers, où Richter utilise la technique du flou pour dissoudre les contours jusqu’à atteindre une atmosphère quasi métaphysique.


Utiliser l'indétermination :  le hasard comme méthode


C’est dans les années 1980 que Richter commence à faire de l’abstraction un véritable laboratoire de méthodes. Il part de l’idée de reproduire directement, sans transformation, des nuanciers et échantillons de couleurs industrielles, faisant de la couleur un matériau standardisé. Pour générer les combinaisons chromatiques, le hasard devient une méthode de composition : les premières expériences donnent quatre variations de 180 tons, puis en 1973 le système s’étend à 1024 couleurs, et en 1974 à 4096 couleurs. Cette logique sérielle culmine avec 4900 Farben (2007), faisant partie des collections de la Fondation Louis Vuitton, où 96 panneaux composés de 96 carrés de peinture émaillée sont organisés d’après un programme informatique, utilisant un algorithme aléatoire comme moteur de création. Cette technique sera par ailleurs utilisée pour le transept sud de la cathédrale de Cologne (2007), dont les dessins préparatoires sont également montrés à la Fondation Louis Vuitton. 


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Gerhard Richter, 4900 Farben [4900 couleurs], 2007 (CR 901), Laque sur Alu-dibond, 680 x 680 cm

Fondation Louis Vuitton, ParisCrédit photo : Primae / Louis Bourjac © Gerhard Richter 2025 (18102025)


À partir des années 1980, Richter développe une peinture abstraite qu’il qualifie de « modèles fictifs ». Le floutage en constitue le principe même : réalisé au pinceau par des mouvements de rotation, de raclage et de balayage, il génère directement les interactions entre les couches, ainsi que les effets d’opacité et de transparence qui structurent l’image. Les couches sont appliquées successivement, à des temporalités différentes, sans qu’aucune ne domine les autres, instaurant une forme de dé-hiérarchisation au sein de l’abstraction. Le geste, volontairement mécanique et dépourvu de charge émotionnelle, combine couleurs primaires vives, additions et retraits de matière à l’aide de brosses, spatules et racloirs. Il produit des formes ambiguës et maintient la peinture dans un état d’indétermination, où couleur et matière deviennent le véritable sujet, c’est par exemple le cas de la toile Lilas (1982).


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Gerhard Richter, Lilak [Lilas], 1982 (494) Huile sur toile, 2 panneaux, 260 x 200 cm chaque, Fondation Louis Vuitton, Paris

Crédit photo : Primae / Louis Bourjac © Gerhard Richter 2025 (18102025)


En 1990, Richter perfectionne ce protocole en systématisant l’alternance d’addition et de retrait. La surface picturale se transforme alors en un palimpseste, traversé par des strates visibles et des traces résiduelles. Le cycle Cage (2006), présenté au cœur de l’exposition, en offre une formulation exemplaire : six toiles abstraites où des rubans de peinture sont déposés puis raclés, laissant émerger des configurations imprévisibles et affirmant le rôle du hasard comme générateur de formes. Richter ne calcule pas ; il observe la peinture advenir.


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Gerhard Richter, Kerze [Bougie], 1982 (CR 511-1), Huile sur toile, 95 x 90 cm, Collection Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes Hirshhorn Purchase Fund, 1994 © Gerhard Richter 2025 (18102025)


Cette abstraction coexiste avec la poursuite de l’exploration de genres traditionnels :  des natures mortes comme par exemple la fameuse Bougie (1982). Ces œuvres dialoguent avec les expériences abstraites, montrant que le hasard et la systématisation peuvent s’appliquer à des objets reconnaissables, et que la peinture devient un espace où figuration et abstraction se redéfinissent mutuellement. Cette logique de décentrement se retrouve également dans ses portraits qu’il peint à la même époque et tout le long de sa carrière, que l’on retrouve dans plusieurs salles, notamment ceux de ses enfants — Moritz (2000), Ella (2007), Theo (2009) — où le flou agit comme un outil de transformation de l’image en document perceptif. 


Si l’expérimentation et les abstractions constituent un enjeu central chez Richter, elle n’exclut pas pour autant des références explicites et récurrentes à l’histoire de l’art, que l’on retrouve tout au long du parcours : référence à Duchamp dans Ema, (1966), le cycle de l’Annonciation d’après Titien (1973) dans lequel il opère une tentative de représenter cette oeuvre. 


Tout au long du parcours, il apparaît que le hasard n’est pas vraiment une improvisation : il est méthodique, structuré et permet à l’artiste de s’éliminer comme auteur. Qu’il s’agisse des nuanciers, des modèles fictifs, des Abstrakte Bilder ou du cycle Cage, Richter laisse la couleur, la matière et les accidents générer l’image.


Comme il le formule lui-même :


« Les toiles abstraites mettent en évidence une méthode : ne pas avoir de sujet, ne pas calculer, mais développer, faire naître. »


Le flou, les racloirs, les nuanciers, les vitraux, les couches superposées et les effets aléatoires deviennent ainsi des outils pour documenter l’expérience où la peinture advient d’elle-même, hors de toute maîtrise individuelle.


Photographies, peinture, papiers, verres - l’expérimentation comme sujet


L’exposition à la Fondation Louis Vuitton consacre un chapitre entier aux travaux de Richter sur papier, de 1985 à 2008, révélant que le sujet de ses peintures, au-delà du réel et de l'abstraction, est en fait l’expérimentation en soi. L’artiste ne cherche pas à représenter ou à reproduire un motif, mais à faire émerger l’œuvre à partir des matériaux, faisant de la démarche expérimentale elle-même le thème central de son œuvre. 


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Gerhard Richter, 9.3.08 GRAUWALD,2008, Laque sur photographie, Sans cadre: 18.5 x 12.5 x 0.0 cm


La photographie joue un rôle majeur dans cette exploration. Si elle a inspiré nombre de ses tableaux, elle devient aussi un médium autonome, transformé et interrogé. L’exposition présente par exemple Grauwald (2008, 9.3.08), une photographie de forêt sur laquelle Richter applique un carré de laque grise, produisant un flou partiel et créant un dialogue entre l’image figurative et l’intervention abstraite. Beaucoup de ses photographies “surpeintes” proviennent de clichés personnels, recouverts, badigeonnés ou manipulés selon un processus aléatoire. 


Les encres de Chine, aquarelles et dessins que Richter réalise notamment lors de ses voyages prolongent cette logique. Ces œuvres sur papier, plus spontanées et immédiates que ses peintures, mettent en avant le geste et le processus. Le dessin Prisonnier (28.5.98) en est un exemple frappant : un corps tronqué aux épaules, présenté sous un titre neutre qui ouvre un espace libre d’interprétation. Comme pour les autres dessins de l’exposition, la forme et la manière dont elle se constitue deviennent l’objet principal, et non ce qu’elle représente.


Cette dimension expérimentale se déploie également dans l’usage du verre et du miroir, qui occupent une position centrale dans l’exposition et structurent le parcours à partir de son deuxième tiers. Ces surfaces réfléchissantes fonctionnent à la fois comme dispositifs de visibilité et comme interfaces perceptives : elles intègrent le spectateur, les œuvres environnantes et l’espace d’exposition dans un même champ de réflexion, produisant des variations perceptives contingentes et non maîtrisables. L’environnement d’exposition devient ainsi un espace d’expérimentation active, où la perception se reconfigure en temps réel. Strip (2011), impression numérique sur papier montée entre aluminium et Perspex, prolonge cette recherche en explorant les relations entre support, matérialité et lumière. L’effet optique n’y constitue plus un simple résultat visuel, mais le principe opératoire et le sujet même de l’œuvre..


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Gerhard Richter, 12.7.2024, 2024, Solvant, mine de plomb, crayon sur papier, 21 x 29,7 cm

Collection privée - Crédit photo: Georgios Michaloudis, farbanalyse, Köln © Gerhard Richter 2025 (18102025)


La démarche de Richter sur papier trouve des échos dans la musique de Cage : le hasard contrôlé, l’attention portée à l’accident et la temporalité du geste deviennent des principes organisateurs. Comme dans les nuanciers ou les Abstrakte Bilder, le processus ne sert pas seulement à produire une image, il constitue l’œuvre. Chaque tracé, chaque superposition, chaque retrait sur papier est à la fois événement et objet, transformant l’expérimentation en matière et en contenu, et donnant au spectateur un accès direct à la logique de création. Ainsi, le chapitre Sur papier 1985‑2008 ainsi que les nombreuses séries, et sculptures sur verres qui jalonnent le parcours, montre que pour Richter, l’expérimentation n’est pas un simple moyen, mais un sujet en soi. Les dessins, encres, aquarelles et photographies surpeintes présentés dans l’exposition font de la méthode et du processus le centre de l’œuvre, où le geste, le hasard et le matériau deviennent le thème principal, ouvrant un espace d’invention, de perception et de réflexion.


En 2017, l’artiste a décidé d’arrêter de peintre et de se concentrer uniquement sur les oeuvres qu’il conçoit pour l’espace public, a partir de dessins que l’on retrouve notamment dans la dernière salle (2017-2025 - Poursuivre le travail), dans lesquels il se penche sur les possibilités du médium en utilisant lignes, frottages et zones ombrées. 


L’exposition, visible jusqu’au 6 mars, présente donc l'œuvre protéiforme de l'un des artistes vivant les plus importants qui, à la manière des compositions de Cage, allie rigueur de composition et liberté d’interprétation depuis plus de soixante ans. À travers un décentrement radical, le hasard comme méthode, l’exploration de l’indétermination et l’expérimentation, l’œuvre de Richter produit chaque processus comme un événement autonome, oscillant entre rigueur et hasard, contrôle et imprévisible. En parallèle, la galerie David Zwirner présente jusqu’au 20 décembre 2025 une exposition conçue par l’artiste lui-même, réunissant peintures, installations en verre et dessins qui complète le parcours de la Fondation Vuitton.

Horaires d’ouverture (hors vacances scolaires)

Lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h - Vendredi de 11h à 21h - Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h - Samedi et dimanche de 10h à 20h - Fermeture le mardi


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