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Baudelaire à la BnF : modernité et tourments d'un poète au XIXe siècle




Etienne Carjat (1828-1906), Baudelaire, 1866, épreuve argentique de 1900 par Cautin et Berger, provenant de la collection de Maurice Barrès, BnF département des Estampes et de la photographie

C’est une institution française qui nous habitue décidément à des expositions passionnantes. La Bibliothèque nationale de France propose dans ses espaces du Quai François Mauriac une exposition dont on se souviendra sans doute longtemps, autour de la célèbre figure de Charles Baudelaire. Après le bicentenaire de la mort de Napoléon et celui de la naissance de Gustave Flaubert, l’année 2021, assurément riche en anniversaires historiques, célèbre les deux cents ans de la naissance de l’auteur de L’Albatros. A l’aide d’un impressionnant corpus d’œuvres, la bibliothèque François Mitterrand revient jusqu’au 13 février 2022 sur la vie et la personnalité complexe de l’un des plus illustres représentants de l’art français du XIXe siècle.


Aussitôt après avoir passé le contrôle des tickets, le visiteur est transporté dans une autre époque. Le voilà introduit dans l'atmosphère baudelairienne d'une vie de bohème, telle que l'a connue très tôt le poète. A cette époque déjà, l’existence de ce dernier se teinte de mélancolie. Elle lui vient d’abord de l'ennui qu'il éprouve à l'école, puis de l'incompréhension de sa famille, y compris de sa mère dont il était pourtant proche, concernant ses fréquentations artistiques. Rejeté par ceux qu'il aime pour ce qu'il aimait, il apprend ainsi l'amertume de la vie. C'est comme cela que l'on devient Baudelaire. Dans son appartement aux murs décorés de gravures de Delacroix, il vit son inspiration artistique. Il assume toujours ce qu'il est, et ce même s’il ne peut pas compter sur le soutien de son beau-père. C'est ainsi que dès 1839 son quotidien se compose d’ennuis pécuniaires et de déménagements successifs. Viendra ensuite la tutelle financière imposée par sa mère. Chez Baudelaire on peut sans doute dire qu'il y a un peu de Balzac.


De gauche à droite :

Fig. 1 : Eugène Delacroix (1798-1863), Hamlet : treize sujets (extrait), 1843, lithographie, Paris, Gihaut frères, BnF département des Estampes et de la photographie.

Fig. 2 : Charles Baudelaire (1821-1867), Lettre à sa mère, 27 février 1858, BnF département des Manuscrits, l'auteur proteste avec colère et virulence auprès de sa mère à propos de son "conseil financier" qui gère ses dettes depuis 1844.

Fig. 3 : Gustave Moreau (1826-1898), Le jardin de Mme Aupick (mère de Baudelaire) à Honfleur, vers 1868, aquarelle, musée national Gustave Moreau.


Et pourtant, malgré la désapprobation familiale, nous ne pouvons qu’être impressionnés par l’entourage du jeune homme. Le commissariat d’exposition nous en fait prendre la mesure très justement du début à la fin de son programme en proposant alternativement correspondances épistolaires, journaux d’époque et arts graphiques de toutes natures. Tous les grands noms sont là : Courbet, Guys, Nadar, Barbey d’Aurevilly, Gautier, Hugo… le lecteur pardonnera que nous ne les citions pas tous, il faudra se déplacer pour s’en donner une meilleure idée.


Odilon Redon (1840-1916), Si par une nuit lourde et sombre..., 1890, dessin (fusain, graphite, papier calque), Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris

Quoi qu’il en soit, c’est un véritable phénomène d’émulation artistique qui se met en place dans ce petit monde. Charles Baudelaire n’y est pas pour rien. Si nous pouvons reconnaître qu'en France au XIXe siècle, Victor Hugo fut l'artiste le plus complet en termes de création, la BnF se charge de nous rappeler que c'est sans aucun doute Baudelaire qui le fut en termes d'influence. Sa mélancolie, voire son mal-être chronique vis-à-vis de la société, parlent autant que ses idées modernistes à ses contemporains. Il inspira ainsi des générations de peintres, mais aussi la critique d'art, le journalisme, la poésie, la photographie, peut-être même, dans une moindre mesure, la musique. Un peu de son univers éclabousse les pages des livres et les toiles des maîtres de son entourage.


Partisan de la modernité de son temps, il publie ses ambitions et ses envies d’art moderne dans les journaux. Le parcours proposé nous rappelle ainsi que, plus qu'un concept d'intellectuel, il s’agissait d’un style de vie qui le conduisait par exemple naturellement à la célébration du dandysme. Une mode reprise par l’un de ses proches, Jules Barbey d'Aurevilly, dont nos lecteurs n'oublieront pas de lire ou relire à ce sujet les très belles pages du début des Diaboliques (1874).


De gauche à droite :

Fig. 1 : Charles Baudelaire (1821-1867), "Le Peintre de la vie moderne", 3e partie, Figaro, 3 décembre 1863, BnF département Droit, économie, politique.

Fig. 2 : Constantin Guys (1802-1892), Au cercle, entre 1870 et 1875, dessin (plume, encre brune, lavis), musée Carnavalet - Histoire de Paris.

Fig. 3 : Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), Du dandysme et de G. Brummel, 1845, Caen, B. Mancel, Chancellerie des Universités de Paris - Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.


Écouté par ses amis, Baudelaire ne l’est pas toujours par la société et le voilà écœuré par la vie. C’est toute cette ambivalence de sa personnalité que l’exposition nous donne à voir. L'esprit du poète est empreint de son temps : c’est celui-là même qui court les Salons de peintures depuis 1845 pour en donner la critique. Pour autant, Baudelaire supporte mal l’éloignement forcé dans l’hémisphère Sud ordonné par son beau-père puis sa condamnation pour « outrage aux bonnes mœurs » lors de la publication des Fleurs du Mal.


Charles Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du Mal, 1857, collection Jean Bonnat, il s'agit de l'exemplaire envoyé par Baudelaire à Apollonie Sabatier avec à l'intérieur un dessin réalisé par l'auteur représentant sa maîtresse Jeanne Duval. "Son idéal" a été ajouté en légende par la détentrice du livre.

En définitive, le paradoxe de sa personnalité qui met en avant l’homme moderne mais renie sa société est comme le vin. Dans un essai paru en 1851 où il célèbre les vertus de la boisson dionysiaque, cette dernière est présentée comme ce qui donne lieu à la délectation, jusqu’au moment où sa consommation entraîne les errements de l’ivresse. Dans la suite de son raisonnement, il en conclut alors que « le vin est semblable à l'homme : on ne saura jamais jusqu'à quel point on peut l'estimer et le mépriser, l'aimer et le haïr, ni de combien d'actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Ne soyons donc pas plus cruels envers lui qu'envers nous-mêmes, et traitons le comme notre égal » (Du vin et du haschisch comparés comme moyens de multiplication de l’individualité, 1851).


Concernant l’organisation de l’exposition et les médias proposés au public, saluons tout d’abord l'emploi de lectures audio de lettres et de poèmes s’activant à l’aide d’un minuteur. Chaque dispositif installé dans les salles vient en complément des documents exposés et permet parfois de comprendre certains d’entre eux, pas toujours aisément déchiffrables. S’ajoutent aussi des lectures de poèmes biens connus que le visiteur reconnaîtra, et même l’écoute d’un texte mis en musique dès le XIXe siècle. Soulignons que ces compléments auditifs disséminés dans le parcours sont toujours agréables à entendre, et à un volume sonore adéquat pour ne pas déranger les visiteurs de la salle toute entière.


N’oublions pas non plus les textes de qualité qui viennent commenter les vitrines et les cimaises : ceux-ci sont souvent brefs mais brillent par leur pertinence, ce qui ne manque pas d'être satisfaisant. Lorsque nous parlons d’ailleurs ici de qualité des textes, nous ne parlons pas là que du fond mais aussi de la forme. Il est bien agréable de profiter d’un style littéraire particulièrement soigné et qui sera donc à apprécier, nous devons bien être reconnaissant aux auteurs qui ne se sont décidément pas joués de leur public.


Charles Baudelaire (1821-1867), Autoportrait, vers 1860, dessin (plume, encre brune, crayon rouge), musée d'Orsay

La conclusion bien naturelle qu’il faut tirer de Baudelaire, la modernité mélancolique est qu’il ne faut pas hésiter à y entrer. Il est assez rare de pouvoir profiter d’un tel événement, d’autant que la BnF évite manifestement les écueils habituels (et forts regrettables !) des expositions « blockbusters » de plus en plus nombreuses dans les grands musées et centres culturels. Les efforts de présentation sont visibles et cela se remarque. L’éclairage, si important pour une bonne muséographie, n’a notamment pas été négligé. Les œuvres choisies sont pertinentes, savamment exposées. Grâce à cela, on prend la mesure, à travers l'ambitieux projet réussi de raconter Charles Baudelaire, que c'est aussi un peu grâce à lui que son siècle tout entier peut s'exprimer sous nos yeux.


 

L'exposition Baudelaire, la modernité mélancolique est à voir à la Bibliothèque nationale de France du 03/10/2021 au 13/02/2022, pour plus d'informations sur l'exposition, cliquez ici.


Commissariat d'exposition :


Commissaire général : Jean-Marc Chatelain, directeur de la Réserve des livres rares


Commissaires associés : Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la photographie


Julien Dimerman, conservateur au département Littérature et art


Andrea Schellino, maître de conférences à l'université Roma III et responsable du Groupe Baudelaire à l'ITEM (ENS-CNRS)

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