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Chardin surprise et splendeurs de la nature morte chez Artcurial

Le 22 mars prochain, le marteau va s’abattre sur de très beaux fruits. À cette date, la maison de vente aux enchères Artcurial proposera une sélection consacrée aux maîtres anciens, orchestrée par Matthieu Fournier (commissaire-priseur). L'occasion de découvrir un éventail particulièrement intéressant de natures mortes. Attardons-nous donc quelques instants sur les lots présentés.


Jean-Siméon Chardin, Le grand buffet, huile sur toile, vers 1728, vente Artcurial (lot 52) ©Artcurial
Copie d'après Chardin, Le grand buffet, vente Sotheby's ©Artcurial

Découverte d’un Chardin


Au sein du catalogue de vente, une œuvre attire particulièrement l’attention : un Chardin, connu jusqu’alors uniquement par une copie du XVIIIe siècle. Bien que non datée, le style de l’œuvre permet de proposer une estimation assez fiable de l’époque de création : la fin des années 1720. Pour Chardin, il s’agit d’un moment décisif puisqu’en 1728 l’artiste vient d’être admis à l’Académie royale de peinture et de sculpture, après présentation au public de deux natures mortes : La Raie et Le Buffet. Pour en savoir plus sur ces deux œuvres, nous renvoyons à l'article d'Alexis Consigny.



Chardin, Le Buffet, 1728, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris © RMN, Musée du Louvre

Chardin, La Raie, 1728, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris © RMN, Musée du Louvre















Alexandre-François Desportes, Buffet d'orfèvrerie, vers 1726-1730, Met, New-York © 2000–2023 The Metropolitan Museum of Art

Tout comme Le Buffet, l'oeuvre redécouverte s'inscrit pleinement dans la tradition française. La composition en buffet n’est pas sans rappeler les nombreuses occurrences imaginées par des peintres tel qu'Alexandre-François Desportes (la copie du lot qui nous intéresse avait d'ailleurs été attribuée à l'entourage de Desportes lors de sa vente à Sotheby's en 2011).

Ce sous-genre de la nature morte, très populaire dans le premier tiers du XVIIIe siècle, présente souvent dans un agencement assez rigide des pièces d’orfèvreries, des porcelaines, des monceaux de fruits et de friandises, le tout artistiquement mis en valeur sur des entablements de pierre à l’allure plus ou moins antiquisante.

Mais l'œuvre de Chardin est une belle infidèle. À l'instar de La Raie, l'œuvre regarde aussi du côté de la peinture néerlandaise avec une tonalité d’ensemble qui tend vers plus d’intimité et de rusticité. Alors qu’habituellement ces buffets sont présentés de front, presque à la manière d’une vue topographique, ici le cadrage se rapproche et se fait plus plongeant, comme les ontbijten néerlandais. Cette attirance ostensible pour la nature morte nordique se fait également sentir dans le choix des objets présentés. Les produits d’importation tels que les oranges, le thé ou la porcelaine dialoguent avec les produits de base de l’alimentation de l'Époque moderne : pain, vin, pâté en croûte. Ce dernier fait une apparition aussi surprenante que réjouissante dans la toile. Unique occurrence de ce met ouvert dans l'œuvre de Chardin, ce pâté rend à la fois hommage à un motif récurrent de la peinture hollandaise du XVIIe siècle tout en permettant au peintre de montrer un tour de force technique, en donnant à voir de façon saisissante la farce sous la croûte, ce qui n’est pas sans rappeler les effets de chair travaillés dans La Raie.

Jean-Siméon Chardin, Le grand buffet, huile sur toile, vers 1728, vente Artcurial (lot 52) - détail ©Artcurial

Ainsi, la présence très visible de ces deux traditions laisse deviner un Chardin encore jeune qui cherche son style propre et tente de rivaliser avec les mastodontes présents et passés de la nature morte. Cette légère maladresse juvénile se ressent dans certains détails, comme cette petite théière qui ne semble pas se soucier de l’impact que la pesanteur est censée exercer sur elle et flotte innocemment sur la table. Et l’on ne peut aussi que regretter que le tableau ait été réduit dans sa hauteur (l’œuvre de départ avait les mêmes dimensions que Le Buffet du Louvre), ce qui empêche de mesurer pleinement l’effet produit par cette composition et donne une fausse impression de surcharge.

Jean-Siméon Chardin, Le panier de fraises des bois, huile sur toile, 1761, vente Artcurial ©Artcurial

Nous avons ici affaire à un tableau dont la vente sera sans aucun doute un succès. Artcurial est loin d’en être à sa première aventure chardinienne et sait théâtraliser avec brio son planning : un an exactement avant cette vente (à un jour près), la maison mettait aux enchères Le panier de fraises des bois. La vente avait fait grand bruit du fait de la somme record dépensée pour l'acquisition des fraises (plus de 24,3 millions d’euros). L'autre fait marquant était la suspension de ladite transaction par la France qui avait alors décrété l’œuvre trésor national, déclenchant le compte à rebours (30 mois) pour rassembler les fonds nécessaires à l'acquisition du tableau. Au vu de cette affaire, il est fort à parier que le Louvre ne se portera pas acquéreur lors de cette nouvelle vente, mais il reste hautement probable qu’un autre musée se laissera séduire par Le grand buffet.



Tour d’Europe de la nature morte à l’Époque moderne

Le nom de Chardin suffit à comprendre l'estimation du Grand Buffet (3 millions d’euros, estimation haute) et promet d’attirer l’attention des potentiels acheteurs sur la vente. C'est pourtant une œuvre de Pensionante del Saraceni qu'Artcurial a choisie comme pièce maîtresse (c'est elle qui figure en première de couverture de catalogue et qui ouvre le bal des lots consacrés aux chefs-d'œuvre de la nature morte).

Pensionante del Saraceni, Melon, pastèque et fruits sur un entablement, huile sur toile, vers 1610-1620, vente Artcurial (lot 51) ©Artcurial

Les qualités formelles de l’œuvre à elles seules peuvent amplement justifier cette stratégie. Sur un fond d'ombre poudreuse, des fruits éclatés et éclatants semblent avoir été négligemment jetés sur la dalle de pierre. Un clou perce discrètement l’arrière-plan et construit avec simplicité et virtuosité une impression de profondeur. La touche n’a rien à voir avec le vacillement des formes et les reflet métalliques que l'on observe chez Chardin. Saraceni, lui, semble davantage fasciné par la géométrie sous-jacente aux forme des denrées, ce qui n'est pas sans rappeler une approche assez hispanisante de la nature morte.

Le prix de vente de l’œuvre (2 millions d’euros pour l’estimation haute) trouve sûrement également des raisons plus prosaïques. L’œuvre est redécouverte en 1988 mais il faut attendre les années 2000 et encore davantage la première moitié des années 2010 pour voir les experts et universitaires se pencher sur cet artiste (voir à ce titre la bibliographie établie dans le catalogue de vente). En résulte une renommée grandissante qui contribue sûrement à comprendre la fourchette de prix.

Luis Egidio Meléndez, Nature morte avec pastèques et pommes dans un paysage. Museo Nacional del Prado, Madrid © Photographic Archive Museo Nacional del Prado

Soulignons également un autre élément qui a pu être décisif : la proximité formelle entre cette œuvre et la nature morte de Meléndez que le Louvre a choisie comme image de marque pour sa récente exposition « Les Choses ». Sans s'appesantir sur l’exposition, le catalogue semble néanmoins marcher dans ses pas lorsqu’il emploie entre guillemets l’expression désormais consacrée de « choses » pour décrire le buffet de Chardin.


Si nous nous sommes concentrés sur les deux premiers lots de natures mortes de la vente, ce sont loin d’être les seuls grands noms présents. Et un des intérêts majeurs d’un tel regroupement d’œuvres consiste sûrement à rapprocher, comparer et donner matière à penser sur des notions comme celles d’école et de transfert artistique. Chardin se promène entre les influences françaises et hollandaises et Saraceni l’Italien semble fasciné par les bodegones espagnoles. Frans Snyders le Flamand, dont on pourra voir une nature morte cynégétique, semble quant à lui avoir rapporté de son séjour à Rome un goût très baroque et caravagesque pour les paniers de fruits. À l’inverse, l’italien Bartolomeo Bimbi (lot 55) a préféré une vue plus éclatée, et disséminée, clin d’œil au goût des merveilles à la Jan Brueghel l'Ancien.

Frans Snyders, Gibier, corbeille de fruits et vase de fleurs sur une table, près de laquelle se tiennent deux chiens, huile sur toile, vente Artcurial (lot 53) ©Artcurial

Ainsi, le catalogue de vente promet de belles découvertes, à venir admirer du 17 au 21 mars, de 11h à 18h à l’Hôtel Marcel Dassault.

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