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De sucre et de stuc : l’influence de l’architecture dans la pâtisserie d’Antonin Carême (1783-1833)



« Les beaux-arts sont au nombre de cinq, à savoir : la peinture, la sculpture, la poésie, la musique, l’architecture, laquelle a pour branche principale la pâtisserie. » Cette étonnante profession de foi est à mettre au compte d’un des pères fondateurs de la gastronomie française : Antonin Carême. Ce nom est bien connu des gourmets et l’essor des food studies champ de recherche interdisciplinaire ayant l'alimentation pour objet d'étude au cours des vingt dernières années a encore accru la renommée du chef pâtissier. Au croisement de l’histoire de l’art et des cultural studies, arrêtons-nous un instant sur ce personnage atypique et sur ses pâtisseries architecturales.


Jules Gouffé, "Maison italienne en nougat sur rocher", in Le Livre de pâtisserie, 1873. BNF. Ce type d'illustration ultérieur permet de se représenter l'apparence que pouvaient avoir les pièces montées de Carême, à la différence près que celui-ci privilégiait des teintes pastels.


« Le roi des chefs et le chef des rois »


Son nom complet : Marie-Antoine Carême. Mais dans la France post-révolutionnaire, il est de bon ton de ne pas avoir le même nom que la dernière reine de France. C’est pourquoi Carême se fait appeler Antonin. Issu d'un milieu modeste et livré à lui-même dès ses huit ans, le jeune homme se fraye progressivement un chemin dans les cuisines parisiennes (les premiers restaurants font leur apparition dans la capitale après la Révolution). À treize ans, il entre en apprentissage chez l'un des pâtissiers les plus appréciés de son temps, Sylvain Bailly, près du Palais-Royal. Formé et encouragé par Bailly, il ouvre rapidement sa première pâtisserie. S’ensuit une rapide ascension ainsi qu’une extension de son champ d’expertise à la cuisine.

Les grands noms pour lesquels il concocte menus et délices parlent d’eux-mêmes : Talleyrand, le tsar Alexandre Ier, François Ier d’Autriche et le banquier James de Rothschild pour ne citer qu’eux. Si le succès est au rendez-vous, c’est que le prodige des fourneaux a su se démarquer en renouvelant la cuisine d’Ancien Régime, l'orientant vers plus de simplicité et d’élégance : exit les sauces épicées et les beignets, à présent le temps est aux potages et aux pièces montées extraordinaires. Carême a conscience d’être l'un des grands hommes de son temps et laisse à la postérité de nombreux écrits, allant du recueil de modèles pour ses pièces montées à ses mémoires en passant par des manuels plus techniques. Les sources autobiographiques sont donc nombreuses et c’est en grande partie sur celles-ci, ainsi que sur les témoignages épistolaires de ses connaissances que les historiens s’appuient aujourd’hui pour appréhender le phénomène Antoine Carême (c'est sur ce type de source que s'appuie l'historienne Marie-Pierre Ray pour le dernier ouvrage en date sur le sujet : Le Premier des Chefs, Flammarion, 2021).


Antonin Carême, Le pâtissier Pittoresque (4e ed.), planche 97. BNF.

Charles Percier, Villa italienne en bord de mer, 1797, aquarelle. Musée du Louvre.

Le goût pour l’architecture


Déjà lors de sa formation chez le pâtissier Bailly, Carême montre un goût prononcé pour l’architecture. Son temps libre est régulièrement consacré à l’étude des traités d’architecture qu’il consulte à la Bibliothèque nationale et à son Cabinet des Estampes. De son propre aveu, Carême aurait rêvé d'être architecte. Et si le sort en a décidé autrement, l’homme n’en alimente pas moins cette passion tout au long de sa vie, notamment en côtoyant les architectes phares de l’époque, Percier et Fontaine, qui souvent travaillent pour les mêmes prestigieux employeurs que Carême. Le pâtissier finit pas se mesurer lui-même à la conception architecturale et fournit deux projets d’arcs de triomphe. Ainsi, celui qui eut tôt fait d’être surnommé le « Palladio de la pâtisserie » nourrit une passion tenace pour l’architecture. Et sa pâtisserie s’en ressent.



Des pièces-montées au bon goût d’historicisme


Un de ses best-sellers, Le Pâtisserier pittoresque, nous permet de comprendre comment l’architecture alimente le travail du chef. Publié pour la première fois en 1815 et republié à maintes reprises, l’ouvrage se divise en sections très diverses, tantôt biographiques, tantôt techniques et comprend également 125 planches, majoritairement de pièces montées, dessinées par l’auteur lui-même avant d'être gravées au trait. Mais ce qui marque véritablement l’entrée fracassante de l’architecture dans le manuel, c’est la reproduction quelque peu incongrue au milieu du recueil du Traité des cinq ordres d’architecture de Vignole (manuel canonique publié pour la première fois en France en 1632 qu’il a sûrement pu étudier à la BNF) à partir de la troisième édition, blottie entre des conseils sur la réalisation de la pâte à sucre et les dessins des pâtisseries. Cette configuration parle d’elle-même et déplace le statut de l’ouvrage de livre de recette à celui de traité d’architecture pâtissière. De la même manière, il ajoute en fin d'ouvrage des planches détaillant les cinq grands ordres d'architecture, tirées du livre de J.-N.-L. Durand : Parallèle des Monuments antiques et modernes (1800).

Par-delà ces pièces rapportées, ce sont les dessins de pièces montées eux-mêmes qui en disent long sur l’angle d’approche du roi des chefs. Tout y parle d’architecture, à commencer par le fait que chaque réalisation est pensée comme une réduction de pièce d’architecture, tant et si bien que sorties de leurs contextes, il serait aisé de confondre ces illustrations avec des dessins d’élévations. Si la ligne de la gravure au trait harmonise l'ensemble, les architectures évoquées sont à l'inverse très variées. On assiste à un joyeux mélange des styles, des genres et des époques, où le "pavillon athénien" arbore des arcs trilobés, tandis que "l'hermitage gaulois" revêt l'apparence d'un charmant belvédère aux colonnes faites de troncs d'arbres.


Antonin Carême, Le pâtissier Pittoresque (4e ed.), planche 59. BNF.

La variété de l’effet d’ensemble prévaut sur la rigueur de la référence et l’on retrouve les codes habituels du pittoresque alors en vogue : pierre qui s’effrite et nature qui reprend ses droits dans une atmosphère romantique. Ces créations semblent également être directement inspirées par les architectures de jardin : pavillons, fabriques et rotondes. L’ouvrage constitue donc un témoignage du goût pour le pittoresque mais peut également être perçu comme une déclinaison du mouvement historiciste contemporain. Mais ici il semblerait que l’auteur aille plus loin qu'une simple immersion dans une époque passée. Loin de se contenter d’accumuler les références, il montre également un travail de fragmentation, de réinterprétation, de recombinaison de celles-ci, à tel point que l’on serait tenté d’y voir une forme d’éclectisme architectural, si ce mouvement n’était pas né seulement une vingtaine d'années plus tard.


Antonin Carême, Le pâtissier Pittoresque (4e ed.), planche 95. BNF.

Notre bref excursus dans le Pâtissier Pittoresque permet de comprendre pourquoi Carême est aujourd’hui considéré comme un des premiers jalons de « l’artification du culinaire », formule issue de l’ouvrage éponyme d'Evelyne Cohen et Julia Csergo désignant le processus par lequel la cuisine s'approprie les codes des arts canoniques. Plus généralement, Antonin Carême apparaît comme parfaitement en adéquation avec son époque, le Paris de la première moitié du XIXe siècle, qui consomme les modes, fantasme l’ailleurs - qu’il soit géographique ou temporel - et goûte avec passion aux plaisirs de la table.


 

Bibliographie :


  • Cohen, Evelyne. Csergo, Julia. L'artification du Culinaire. Editions de la Sorbonne. 2013.

  • Csergo, Julia. Desbuissons, Frédérique (dir.) Le cuisinier et l’art. Menu Fretin. 2018.

  • Di Palma, Vittoria. “Empire Gastronomy.” AA Files, no. 68 (2014): 114–24. http://www.jstor.org/stable/23781463.

  • Hayden, Peter. “The Fabriques of Antonin Carême.” Garden History 24, no. 1 (1996): 39–44. https://doi.org/10.2307/1587096.

  • Parkhurst Ferguson, Priscilla. “Writing Out of the Kitchen: Carême and the Invention of French Cuisine.” Gastronomica 3, no. 3 (2003): 40–51. https://doi.org/10.1525/gfc.2003.3.3.40.

  • Parkhurst Ferguson, Priscilla “A Cultural Field in the Making: Gastronomy in 19th‐Century France.” American Journal of Sociology, vol. 104, no. 3, 1998, pp. 597–641. JSTOR, https://doi.org/10.1086/210082.

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