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Folies d’enchères, Léonard de Vinci à tout prix


Le désormais bien connu Salvator Mundi, vendu chez Christie’s en 2017 pour 450 M€, fait de nouveau parler de lui. Ce mardi 13 avril, France 5 diffuse à partir de 20h50 un documentaire retraçant l’histoire de ce tableau depuis sa redécouverte, de son premier passage en vente en 2005, sur une estimation d'environ 1000 $, à cette enchère multimillionnaire et son achat par Mohammed ben Salmane après être passé dans les mains de Dimitri Rybolovlev.


Fig.1 : Léonard de Vinci et atelier ?, Salvator Mundi, version dite Cook, Huile sur bois, vers 1500. 66x45 cm. Localisation inconnue. Tableau vendu 450M$ en 2017, chez Christie's à New York


Lorsque le milliardaire russe décide de vendre l’œuvre en 2016, la maison Christie’s emploie les grands moyens et un mode d’opération alors quelque peu inédit. Comme le rappelle Nicolas Joly, expert en Peinture ancienne et ancien vice-président de Sotheby’s France, dans le documentaire diffusé ce jour sur France 5, le tableau est venu s’insérer dans le catalogue d’une vente d’art contemporain, s’adressant à un public moins au fait du monde des tableaux anciens, des notions d’attribution, de repeints et autres débats de restaurations. L’argument marketing massue se résume seulement à un nom, Léonard de Vinci, appuyé par une publicité monstre mais également par un éminent spécialiste convaincu de l’authenticité du tableau depuis 2011, Martin Kemp, qui signe un essai dans le catalogue de la vente.


L’adjudication record de ce tableau, douze ans après sa redécouverte et six ans après son exposition quelque peu discutée à la National Gallery dans le cadre de l’exposition consacrée aux années milanaises du maître italien, est venue couronner une "Leonardo mania" déjà bien en place. Pour une maison de vente aux enchères, évoquer de près ou de loin Vinci dans une notice revient à s’assurer la vente de l’œuvre en question. Retour sur quelques adjudications léonardesques de ces dix dernières années.


4 juillet 2012 : Une Flore estimée 50 000 £ en emporte 937 250 chez Christie’s à Londres


Cette « Colombine », portrait d'une femme en Flore dans une robe blanche brodée avec une broche en rubis et une écharpe bleue, était présentée au catalogue de la vente Maîtres anciens de juillet 2012 comme étant de la main d’un suiveur de Léonard de Vinci et datée du XVIe siècle. La composition est bien connue et renvoie à un fameux élève du maître, Francesco Melzi, autant d'éléments pouvant expliquer son prix malgré une qualité assez moyenne.


Dans sa monographie sur le sujet, M.A. Gukovsky énumère sept versions possibles de cette composition, parmi lesquelles un tableau de l’Ermitage attribué avec une quasi-certitude à Melzi. S’ajoutent entre autres un tableau d’une faible qualité du Musée des beaux-arts de Blois et trois tableaux introuvables, qui figuraient auparavant dans les collections de Lord Northbrook, du duc de Sutherland à Stafford House et de Lord Kinnaird au Rossie Priory. Il n'est pas impossible que cette version présentée par Christie’s ait fait partie de l'une de ces trois collections.


Fig.2 : Suiveur de Léonard de Vinci, "La Colombine" Portrait d'une femme en Flore, Huile sur panneau, XVIe siècle. 68x50,8 cm. Localisation inconnue. Tableau vendu 937 250 £ le 4 juillet 2012, chez Christie's à Londres

Fig.3 : Francesco Melzi, Flore, Huile sur panneau transposée sur toile, 1522. 76x63 cm. Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg



1er mai 2019 : La Bataille d’Anghiari à l’honneur chez Christie’s


Cette huile sur panneau datant de la première moitié du XVIe siècle, reproduction de la composition perdue de Vinci commandée par le Gonfaloniere Piero Soderini en 1504 pour la Sala del Gran Consiglio du Palazzo Vecchio, a été adjugée 735 000 $ à New-York en 2019, dépassant de loin son estimation de 120 000 - 180 000 $.


Fig. 4 : Suiveur de Léonard de Vinci, La Bataille d'Anghiari, Huile sur panneau, première moitié du XVIe siècle. 95.8 x 115.8 cm. Tableau vendu 735 000 $ le 1er mai 2019, chez Christie's à New York


La peinture murale de Léonard au Palazzo Vecchio, ainsi que celle de Michel-Ange représentant la bataille de Cascina, toutes deux inachevées, furent recouvertes par Giorgio Vasari et ses assistants à la suite des rénovations de la salle entreprises sur ordre de Cosme Ier entre 1555 et 1572. Il existe un certain nombre de copies de la composition de Vinci, dont la plus célèbre est un dessin d’un anonyme italien repris par Rubens vers 1612-15 (musée du Louvre, Paris). Le panneau de Christie’s reste cependant précieux : il s’agit d'un rare exemplaire précoce de la composition reprise à l'huile, dont d'autres images sont aujourd'hui conservées dans les collections de la Galleria degli Uffizi et du Museo Horne à Florence.


13 novembre 2019 : Cesare Magni et Léonard à Milan, une histoire racontée par Artcurial


L’ouverture de la grande rétrospective consacrée à Léonard au musée du Louvre, en octobre 2019, s’est accompagnée de la mise aux enchères quasi-simultanée de deux tableaux léonardesques en France. Il y a d’abord eu en novembre 2019 chez Artcurial la présentation d’une Vierge à l’Enfant de Cesare Magni, peintre lombard qui a pu croiser ou travailler brièvement dans l’atelier du maître à Milan. Estimée 200 000-300 000 €, l’œuvre a finalement été remportée pour 591 800 €, un score assez élevé au vu de la réalisation en question.


Dans la video promotionnelle ayant accompagné cette vente, l'on pouvait lire deux phrases ô combien choisies avec soin ; « not far from the Louvre, not far from Leonardo ». Une fois encore, le nom du grand maître prime sur la matière picturale en elle-même et sur la qualité du tableau. Et le résultat est au rendez-vous : les collectionneurs n’hésitent pas à surpayer ce qui touche de près ou de loin à Léonard.

Fig.5 : Cesare Magni, La Vierge à l'Enfant, Huile sur panneau, 1523. 74x56,5 cm. Tableau vendu 591 800 € le 13 novembre 2019, chez Artcurial à Paris


14 novembre 2019 : Aguttes, Luini et Vinci

Le lendemain, c’était au tour de la maison Aguttes de propulser à Drouot son tableau sous le feu des enchères, une Vierge à l'Enfant entourée de Saint Georges et d'un ange musicien. Tout était réuni pour faire un joli score : une œuvre de Bernardino Luni, fameux élève de Vinci, une composition connue, un tableau qui aurait fait partie de la célèbre collection Cook tout comme le Salvator Mundi vendu 450M$ en 2017. Il y avait donc un certain nombre d’éléments justifiant du grand intérêt de l'œuvre… Visuellement, il était évident que celle-ci avait souffert d'ajouts grossiers par le passé, supprimés lors d'une restauration avant-vente, mais l’on percevait sans peine sa qualité. Le visage de la Vierge, en revanche, était en deçà et se dégageait légèrement de la main de Luini par sa dureté.

Fig.8 : Bernardino Luini ?, Vierge à l'Enfant entourée de Saint Georges et d'un ange musicien, Huile sur panneau, 103.5 x 79.5 cm. Tableau vendu 2 300 400 € (frais inclus) le 14 novembre 2019, à Drouot par la maison Aguttes


Plusieurs - pour ne pas dire un nombre assez important - reprises de cette composition existent et sont conservées en mains privées ou dans des musées et monuments. Ainsi, l’église de Masnago (Varese, Italie) et le musée d’art de Bucarest, pour ne citer qu’eux, en conservent une version. Outre une composition légèrement modifiée, ces deux versions induisent, et c’est net, une qualité inférieure à celle du tableau de la maison Aguttes. Mais ce dernier est-il pour autant l’original de Luini ? Si l’on en croit les enchères, qui montèrent jusqu’à 1,8 M€ sans toutefois dépasser l'estimation haute, il serait tentant de dire oui mais l’on sait comme la simple évocation du nom de Léonard de Vinci entraîne des folies.


Fig. 9 : Atelier de Bernardino Luini, Vierge à l'Enfant, Huile sur panneau. Musée national de Roumanie, Bucarest


18 novembre 2020 : Ce diable de Salaï emporte 1 745 000 € chez Artcurial


À propos de cette Madeleine pénitente datée vers 1515-1520, Eric Turquin précisa à l’AFP: "Ce tableau sort véritablement de la nuit. Son propriétaire, qui l’avait acheté pour une somme modeste, nous l’a confié pour la vente. Il nous est arrivé sans attribution. C’est l’experte Cristina Geddo, qui, venue de Milan, nous a révélé que c’était de Salaì".

L’un des éléments repris dans l’expertise de l'œuvre fut la présence d’empreintes digitales sur la couche picturale. "Le peintre a écrasé son pouce sur la peinture fraîche, ce qui est caractéristique de la technique de Léonard et de Salaì", ajouta l’experte. Succès pour le tableau qui décupla son estimation, initialement fixée à 150 000 €, pour atteindre 1 745 000 €, record pour l’artiste.


Ici, peinture et sulfureuse légende léonardesque se mêlent et sont grassement récompensées par un montant vertigineux. Le nom de Salaï résonne dans les esprits comme celui de l’amant de Léonard bien avant celui de peintre. En effet, si une hypothèse courante est qu’il fut bien un intime du maître toscan, Gian Giacomo Caprotti dit Salaï fut aussi l’un de ses élèves. Peu d’œuvres de ce jeune homme que l’on disait à la beauté androgyne, qui prêta semble-t-il ses traits au Saint Jean-Baptiste du Louvre, sont conservées. Celles qui le sont ne méritent pas le qualificatif de chef-d’œuvre. Il faut le dire, Salaï est loin d’avoir été le meilleur élève de Léonard de Vinci. D'autre part, la composition de cette Madeleine est connue et des reprises plus ou moins qualitatives sont déjà passées sous le feu des enchères (fig.9).

Fig. 10 : Gian Giacomo Caprotti dit Salaï, Madeleine pénitente. Huile sur panneau, vers 1515-1520. 65x51 cm. Tableau vendu 1 745 000 € le 18 novembre 2020, chez Artcurial à Paris

Fig. 11 : Suiveur de Léonard de Vinci, Madeleine pénitente. Huile sur panneau, datation ?. 74,1x52,8 cm. Tableau vendu 11 875 £ le 2 mai 2012, chez Sotheby's à Londres



Nous le savions, Léonard fait vendre. Icône de la Renaissance, artiste composant à son bon vouloir d’un "trait de génie" : toute la vie de l’artiste se teinte d’éléments tantôt réels tantôt légendaires réutilisés à outrance comme des arguments marketing à la puissance sans équivalent, marketing qui a pris depuis plusieurs années le pas sur la matière artistique. Entre querelles d’ego et aveuglement compulsif, tout le monde veut son tableau ou dessin effleuré par Léonard ou par l’un de ses élèves pour ainsi avoir le sentiment de posséder un morceau de la légende Vinci, du mystère du grand peintre toscan. Jusqu’où ira la surenchère ? Le Salvator Mundi, mais aussi une copie XVIIe de la Joconde, d'abord estimée 80 - 120 000 $ pour finalement être vendue 1 695 000 $ chez Sotheby's New York en 2019, semblent nous donner un élément de réponse : cette surenchère n'a pas de limites.







Fig.12 : Suiveur de Léonard de Vinci, La Joconde, Huile sur toile, XVIIe siècle. 73,5x53,3 cm. Tableau vendu 1 695 000 $ en le 31 janvier 2019, chez Christie's à New York.

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