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Gustave Moreau : chevalier d'un revival médiéval

Par Margot Lecocq


Quoique un cercle d’amoureux de cette maison-musée se languissait de l’ouverture de l’exposition « Gustave Moreau : Le Moyen Âge retrouvé », cette dernière ne figurait probablement pas parmi les expositions les plus attendues et médiatisées de l'hiver. Pourtant, dans la riche programmation culturelle francilienne, le musée national Gustave Moreau, situé en plein cœur du IXe arrondissement de Paris, parvient à tirer honorablement son épingle du jeu et propose au public de découvrir un autre Moreau, plus secret, moins étudié jusqu’alors, et dont l’œuvre témoigne d’une sensibilité et d'une culture historique accrue.


Depuis plusieurs années déjà, les historiens d'art s’intéressent aux résurgences médiévales dans l’art du XIXe siècle, dont le goût pour cette période imbibait la littérature romantique, la politique et les arts, en lien avec l’émergence d’un puissant sentiment national.


Gustave Moreau, Étude de personnage couronné pour Les Chimères, D’après Nicolas Xavier Willemin, Les Monuments Français inédits (1839), [s. d.], plume et encre brune (au recto), graphite, traces de report (stylet ou graphite) (au verso) sur papier calque, 42,3 × 27,1 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Des. 5825 © RMN-Grand Palais / Sylvie Chan-Liat


Le succès de la récente réouverture du musée de Cluny (mai 2022) ainsi que la multiplication des expositions et des publications portant sur le Moyen Âge et sur sa perception par le XIXe siècle depuis le début des années 2000, attestent de l’existence d’un public sensible à ces questions. L’enjeu était donc de taille pour le musée Gustave Moreau proposant en moyenne une exposition tous les deux ans, grâce à son fond quasi inépuisable. Ne conservant pas moins de vingt-cinq mille œuvres comprenant en majorité peintures et arts graphiques, le musée a une fois de plus choisi de mettre en avant la richesse et la diversité de ses collections.







La thématique médiévale dans l’art de Moreau avait déjà – comme le souligne l'excellent catalogue –, bénéficié de deux publications par Marie-Laure de Contenson (anciennement conservatrice du patrimoine au musée Gustave Moreau) en 1998 et 1999. L’une d’entre elles s’intitulait de manière significative « Le Moyen Âge recréé par Gustave Moreau », et donnait le ton quant à la relation du peintre et de son art vis-à-vis de cette époque. Ce postulat est repris dans la nouvelle exposition du musée et pousse encore plus loin la réflexion sur cette question. Né des échanges entre Marie-Cécile Forest, directrice honoraire du musée national Jean-Jacques Henner et du musée Gustave Moreau, et de Lilie Fauriac, docteure en histoire de l’art, dont la thèse soutenue en 2019 s’intitulait : « Les Moyen Âge de Gustave Moreau (1826-1898) : traces, fragmentations et réinventions », ce projet de longue haleine, enrichi de l’aide procurée par Emmanuelle Macé, chargée d’études documentaires au musée Gustave Moreau, lève le voile sur cette facette méconnue dans l’œuvre de l’artiste.


Gustave Moreau, Les Licornes (détail), [s. d.], huile sur toile, 115 × 90 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 213 © Margot Lecocq

Découpé en huit sections et réparti sur les trois premiers étages de l’édifice, le parcours chrono-thématique de l’exposition se propose de revenir sur la diversité des influences et des sources dans lesquelles Moreau puise ses connaissances portant sur l’art médiéval, tout en étudiant la richesse de son iconographie et de ses productions. Plus qu’un simple copiste, moins loyal à la réalité historique qu’à son imagination, Moreau s’instruit et s’inspire, analyse et décompose, combine et invente. Fidèle à lui-même, il peint et dessine dans les moindres détails et propose une vision syncrétique entre orfèvrerie, enluminure, peinture, architecture, joaillerie, tapisserie et autres arts décoratifs. Les œuvres remarquables présentées sont par ailleurs de très belle facture et se situent à la croisée des chemins, entre les époques et les aires géographiques, spécificité faisant toute la singularité de Moreau.


Gustave Moreau, Étude d’après une Châsse de Limoges (Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes, MR 2647), [s. d.], graphite, aquarelle sur papier à dessin vélin à grain fin, collé dans un album, 14,4 × 22,6 cm Paris, musée Gustave Moreau, Des. 12746-19 © RMN-Grand Palais / Tony Querrec

Le travail préparatoire de l’artiste est particulièrement mis en avant : le visiteur se plaît à découvrir par des documents d’archives les lieux fréquentés par Moreau, tels les musées de Cluny et du Louvre, les grandes bibliothèques parisiennes, mais aussi les livres et revues qui faisaient partie de sa collection personnelle dont L’Album du musée de Sculpture comparée par Frantz Marcou et autres numéros du Magasin Pittoresque, la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine, les tragédies shakespeariennes, mais aussi les romans de ses contemporains parmi lesquels Chateaubriand et Hugo. L’évocation des sources d’inspiration de Moreau démontre sa curiosité sans fin, couplée d’une soif d’apprendre qu’il utilise savamment afin de créer son propre univers formel et stylistique. Moreau compile et collectionne photographies et ouvrages théoriques, consulte et copie manuscrits précieux et pièces d’orfèvrerie (dont la très belle Châsse de Limoges datant du tout début du XIIIe siècle prêtée pour l’occasion par le musée du Louvre et présentée en regard d’une aquarelle de l’artiste).


Anonyme, Châsse : Crucifixion entre deux apôtres, Christ en majesté entouré du tétramorphe, entre deux apôtres, vers 1200-1210, Limoges, six plaques de cuivre champlevé, émaillé, gravé, ciselé, doré sur âme de bois moderne, Paris, musée du Louvre, département des Objets d'art du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes, MR 2647 © Margot Lecocq

Souligné dès l’intitulé de la thèse de Lilie Fauriac, le Moyen Âge rêvé de Moreau se veut polymorphe et trouve ses sources dans des domaines variés. La politique n’est pas en reste et la guerre franco-prussienne de 1870 ainsi que la politique intérieure française affectent fortement l’artiste. Dans plusieurs de ses toiles et de ses dessins, Moreau s’approprie des thèmes contemporains qu’il traite sur un mode « médiévaliste » comme dans ses esquisses pour son projet de polyptique représentant la France vaincue.

Le sacré et le mystique qui imbibent les œuvres présentées renvoient quant à eux à l’art des primitifs italiens ainsi qu’à celui des grands maîtres de la Renaissance, que Moreau admirait tout particulièrement. Bien que peu évoqués, le visiteur est tout de même confronté à ces influences via l’iconographie éclectique d’un Moreau qui ne peut s’empêcher de s’y référer. Les sujets explorés par l’artiste évoquent la religion, les récits romantiques, les mythes antiques, les légendes médiévales, ou encore l’Histoire de France (on pense notamment à ses nombreuses feuilles d’étude sur le thème de la vie de Jeanne d’Arc), le tout exacerbé par une pluralité des traitements formels. Les figures de saints trônent ainsi sur les cimaises aux côtés de licornes et de chimères en tous genres, de croisés et de personnages de romans, au beau milieu d’une symphonie de couleurs.


Gustave Moreau, Les Chimères, 1884, huile et éléments d’art graphique sur toile, 234 × 204 cm Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 39 © RMN-Grand Palais / Sylvie Chan-Liat

Les arts graphiques sont également mis à l’honneur dans l’exposition et dévoilent tous les talents de dessinateur de Moreau, qui ne cesse de croquer motif après motif, dans un mélange des goûts caractéristique de son temps. Élève de François Édouard Picot et de Théodore Chassériau, Moreau prépare abondamment ses compositions par des dessins préparatoires. En témoigne son colossal travail pour ses Chimères pour lesquelles il a réalisé plus de cinq cent études et esquisses dont une sélection est présentée au public. La mise en avant de nombreuses aquarelles, notamment sur la thématique de la vie des saints, permet au visiteur de contempler toute l'étendue de l'habileté de Moreau dans ce médium.


Gustave Moreau, Saint Martin, [s. d.], sanguine, aquarelle et rehauts de gomme arabique sur papier vélin à grain, 37,1 x 24,1 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 508 © RMN / René-Gabriel Ojéda

C’est notamment le cas du très beau Saint Martin partageant sa cape avec un mendiant, en partie exécuté à la sanguine et à l’aquarelle, et complété de rehauts de gomme arabique. Si les influences antiquisantes issues de la légende elle-même sont visibles, Moreau s’autorise l’inclusion d’éléments médiévaux tels la forme de l’épée du saint ou encore les créneaux coiffant le bâtiment en arrière-plan. Ce mélange d’influences est autant caractéristique de son œuvre que son intérêt pour la minutie – non sans rappeler l’art de l’enluminure.



Gustave Moreau, L’Apparition (détail), [s. d.], huile sur toile, 142 × 103 cm Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 222 © Margot Lecocq

Dans sa célèbre Apparition, chef-d’œuvre du symbolisme et toile hautement inspirée par l’Orient et le mysticisme, Moreau montre une fois de plus son goût pour le syncrétisme en rajoutant à l’huile blanche et bleue des ornements architecturaux issus de véritables édifices romans. Le tympan de l’église Saint-Pierre à Moissac figurant un Christ en majesté est ainsi copié par l’artiste puis utilisé dans L’Apparition. La présentation juxtaposée de clichés et d'esquisses aux côtés des oeuvres achevées permet une comparaison efficace et didactique.








Paul Robert, Moulage de la partie centrale du tympan de la porte occidentale de l'église Saint-Pierre à Moissac, XIIe siècle, pl. 19 extraite de Marcou, phototypie, 32,6 x 45 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 10388 © Margot Lecocq


Gustave Moreau, Le Poète persan, [s. d.], huile sur toile, 200 x 100 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 109 © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda

L’une des difficultés majeures pour le musée Gustave Moreau reste en effet la question de la scénographie de ses expositions temporaires, contrainte par l’exiguïté du lieu et la présence des collections permanentes qui en surcharge les murs (héritée de Moreau lui-même). Si lors de la précédente exposition – portant sur l’illustration des Fables de La Fontaine par Moreau (octobre 2021 à février 2022) –, les cimaises dissimulaient toute la partie basse des pièces et limitaient la visibilité des œuvres de l’accrochage permanent, le musée a cette fois souhaité conserver un lien fort entre son exposition et ses collections. En effet, certains grands formats font parfaitement écho au propos scientifique de l’exposition, et attestent du goût de Moreau pour le Moyen Âge, comme en témoigne la toile du Poète persan qui reprend le motif de la licorne. Ornées de vives couleurs, les cimaises sont placées çà et là dans les salles et proposent une mise en valeur des oeuvres majeures tout en suscitant un effet saisissant.






Les textes de salle se veulent concis, clairs, et accessibles, bien que l’on regrette davantage l’absence de cartels rédigés plus complets sous les œuvres. Cependant, le catalogue de l’exposition prend le contrepoint de cette apparente simplicité et met en lumière la richesse du travail scientifique mené par les commissaires.

3e étage : Cimaise des "Variations sur la Licorne" © Margot Lecocq

2e étage : Cimaise "Histoire, légende et politique", Dessins préparatoires sur le thème de la vie de Jeanne d'Arc © Margot Lecocq

L’un des seuls bémols concernant la scénographie serait peut-être l’absence d’indications sur l’ordre précis d’avancement dans les salles – notamment au 2ème étage –, qui pourrait mener le visiteur à se perdre, et ainsi se détacher du parcours conçu. Si la vitrine donnant à voir les études préparatoires de Moreau pour les Chimères permet la consultation simultanée des esquisses et de la toile achevée, elle nuit malheureusement un peu à la perspective que le visiteur peut avoir sur l’œuvre finale. Néanmoins, il est une fois de plus nécessaire de souligner les contraintes matérielles liées au lieu d’exposition lui-même, auxquelles le scénographe Hubert Le Gall a été confronté et a su s’adapter. Le visiteur sera également surpris pas certains montages de dessins ne laissant apparaître qu’une petite composition au milieu d’un passe-partout légèrement disproportionné. Ce choix s’explique lui aussi par une contrainte d’ordre matériel, puisque les dessins sont encore conservés dans leurs montages d’origine voulus par l'artiste. Ce dernier avait alors juxtaposé des œuvres aux thématiques disparates, sans lien aucun les unes avec les autres, d’où la nécessité d’en dissimuler certaines dans l’exposition sans pour autant compromettre les montages originaux.


Gustave Moreau, Ange voyageur, [s. d.], graphite, aquarelle, gouache sur papier vélin à grain, 31 × 24 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 441 © Margot Lecocq

« Gustave Moreau : le Moyen Âge retrouvé » propose donc un véritable voyage au cœur du processus créatif de Gustave Moreau, mettant en exergue la multiplicité de ses sources d’inspiration et de ses talents, au travers d’une sélection d’œuvres envoûtantes tant par leurs qualités esthétiques, que par l’évidence de leur présentation pour l’étude de ce vaste sujet.

Gustave Moreau, Deux hérauts, [s. d.], aquarelle et gouache sur papier, 23,5 × 30,3 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 576 © RMN-Grand Palais / Sylvie Chan-Liat

Accessible tant aux enfants – qui y découvriront avec plaisir animaux fantastiques ou encore châteaux leur rappelant contes de fées et légendes chevaleresques – qu’aux adultes, qui seront plongés au sein d'une œuvre complexe, fascinante et singulière, l’exposition démontre une fois de plus la détermination d’un petit musée à se hisser au rang des plus grands.



Si des contraintes budgétaires et pratiques ont probablement limité les ambitions du projet, les équipes ont su s’adapter pour mettre en lumière toutes les facettes des réminiscences médiévales dans l’art de Moreau et ce, au travers de la richesse du fond conservé par le musée. Avec un bilan carbone faible, le musée Gustave Moreau s’inscrit également dans les efforts collectifs menés actuellement dans le monde de la culture, et promeut par un tarif peu élevé une plus grande accessibilité. Le discours scientifique, développé avec soin dans le catalogue de l’exposition est d’un intérêt majeur pour la connaissance de l’art de Gustave Moreau, et promet d’encourageants retours. Émerge alors le désir de voir bientôt plusieurs institutions s’associer pour la préparation d’une grande exposition thématique sur le Moyen Âge au XIXe siècle. En attendant, on ne peut qu'encourager le visiteur à venir voir cette belle exposition, le faisant voyager entre les différentes époques et contrées du monde, grâce au coup de pinceau d'un Moreau passionné.

 

"Gustave Moreau : le Moyen Âge retrouvé", du 15 novembre 2023 au 12 février 2024

Musée national Gustave Moreau, 14 rue de la Rochefoucauld 75009 Paris / 10h-18h sauf le mardi

Visite libre : Tarif plein : 7€ / Tarif réduit : 5€

Visite guidée : Tarif plein : 10€ / Tarif réduit : 8€


Commissariat : Marie-Cécile Forest, directrice honoraire de l’Établissement public du musée national Jean-Jacques Henner et du musée national Gustave Moreau Emmanuelle Macé, chargée d’études documentaires au musée national Gustave Moreau Lilie Fauriac, docteure en histoire de l’art, attachée temporaire d’enseignements et de recherches à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne


Catalogue de l'exposition : 39€ (en vente au musée Gustave Moreau et dans les libraires de la RMN)


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