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L'Annonciation de Carpaccio

Nous souhaitons aujourd'hui vous faire (re)découvrir un artiste singulier de l'Histoire de l'Art en la personne de Vittore Carpaccio, à travers son traitement d'un thème majeur, l'Annonciation. Réalisée en 1504, l'Annonciation de Vittore Carpaccio appartient à un cycle de peintures sur la vie de la Vierge réalisé pour le compte de la Scuola degli Albanesi afin de décorer son hall principal Albergo tout juste reconstruit. La toile a été déplacée par la suite dans son lieu de conservation actuel à savoir la Ca' d'Oro à Venise. Né vers 1465 et mort en 1525 ou 1526, Vittore Carpaccio est un peintre vénitien actif de la fin du XVe siècle au début du XVIe siècle. Produit de l'école vénitienne, il œuvre toute sa vie pour les scuole, les confréries financées par les grandes familles notamment celle des Vendramin. Bien qu'ayant été actif lors de la Haute Renaissance italienne, il ne participe pas à la révolution picturale qui a lieu à Venise et développe son propre style figuratif, plus influencé par l'école des primitifs flamands que par le courant de sa ville natale. Son œuvre est néanmoins conditionnée par les commanditaires des scuole et les préoccupations humanistes de son temps. Nous nous attellerons à comprendre de quelle façon son Annonciation joue avec les nouveaux codes picturaux de son époque pour renouveler le traitement d'un sujet pourtant classique.

L'Annonciation, 1504, Vittore Carpaccio

L'Annonciation correspond au passage de l'évangile selon Saint-Luc dans lequel l'archange Gabriel annonce à la Vierge Marie qu'elle a été choisie par le Seigneur pour donner naissance à son fils. L'Annonciation est alors immédiatement suivie de l'Incarnation, soit le moment où Marie est fécondée par la lumière divine. Les deux scènes sont d'ailleurs très généralement représentées de manière simultanée. L'Annonciation constitue un thème majeur de l'histoire de l'art médiévale et moderne notamment en peinture.

Il est essentiel de préciser que l'oeuvre a été peinte à l'aide de la technique de la tempera, une préparation à base d’œufs qui sèche rapidement et rend donc difficiles les retouches , ce qui explique l'utilisation de l'huile par l'artiste par la suite. En premier lieu on peut remarquer que l'Annonciation de Carpaccio est construite selon des schémas très géométriques. L'ange Gabriel et la Vierge Marie sont très grands, et Gabriel occupe pas moins de la moitié de la toile en longueur. Ils sont chacun situés de part et d'autres de la colonne qui structure la scène. Placée au centre de l'image, elle emmène le regard du spectateur vers Dieu, représenté en haut à gauche. La colonne est une ligne directrice majeure de la toile, tout comme le rayon de lumière envoyé par le Seigneur qui tombe sur Marie. Il redirige l'attention du dévot vers la Vierge, acteur principal de la scène. Dans le jardin, les créneaux du mur d'enceinte forment une ligne horizontale au-dessus de la tête de Gabriel, tout juste au milieu de la toile. En se terminant derrière la première colonne, cette ligne directrice délimite clairement trois espaces dans l'Annonciation correspondant aux trois personnages peints. Gabriel figure dans le coin inférieur gauche, très exactement égal à un quart de l'oeuvre. La première colonne emmène alors le spectateur vers le coin supérieur gauche occupé par Dieu, qui compte lui aussi pour un quart de la toile. Le rayon de lumière transversal vient ensuite reporter l'attention sur Marie dans le coin inférieur droit de l'image. Elle forme ainsi avec Gabriel et Dieu les trois points d'un triangle équilatéral imaginaire symbolisant la Sainte Trinité.

La Vierge représentée dans un riche décor architectural

On peut remarquer que si toute la partie droite de l'oeuvre est réservée à Marie, elle se situe pourtant en bas de cette dernière, le coin supérieur droit étant occupé par le décor architectural. La porte de la chambre de Marie est placée au milieu de la partie droite et dans le prolongement de la ligne médiane des créneaux. Elle fait office de point de passage entre le monde terrestre des hommes de Marie et le monde céleste divin, incarné par l'architecture élancée, l'ouverture en forme de rosace, et les deux chérubins présents dans le coin supérieur droit. La porte représente donc le Christ et son statut de messager entre le monde des hommes et celui de Dieu. Ce récit chronologique mental, peu évident aujourd'hui, est alors omniprésent à l'époque. Les fidèles ne sachant en grande majorité pas lire, le peintre fait appel alors à une technique de représentation dite « mnémonique ». L'art de la mémoire permet au peintre, comme l'a prouvé l'historien Francis Yates, de construire un schéma de juxtaposition de lieux contenant strictement une figure bien définie. Les lignes directrices sont les clés que Carpaccio donne ici au spectateur afin de lire l'ensemble. En faisant ce choix Carpaccio s'enferme d'ailleurs dans un conservatisme figuratif issu du Moyen-Age et ne tient pas compte des innovations picturales de son temps. Il choisit ainsi de ne pas unifier la scène dans un unique lieu de représentation où toutes les figures se déplaceraient. En cela Carpaccio se permet même d'utiliser deux perspectives différentes dans son œuvre. A l'extérieur, il applique une perspective atmosphérique. Gabriel est en effet mis en évidence par les couleurs chaudes, en l'occurrence l'orange et le rouge qui parent ses ailes et sa tunique, et la précision avec laquelle est peint le drapé de sa tunique grise blanche. Les contours de la végétation hors du jardin et ceux des nuages sont en revanche beaucoup plus estompés.

L'archange Gabriel se présentant à Marie dans son jardin

On constate d'ailleurs un dégradé de couleur avec le vert des arbres puis le bleu pâle virant au blanc des nuages et du ciel en arrière-plan. Le jardin est une métaphore couramment utilisée dans les annonciations pour représenter la virginité et la pureté de Marie. Le paon est d'ailleurs symbole d'immortalité et de fertilité et vient renforcer cette image. La muraille crénelée marque l'inviolabilité de ce jardin, que seul Dieu peut briser par sa volonté en envoyant sa colombe par dessus. Quant à la Vierge, elle est elle aussi mise en valeur par la netteté de ses traits et la vivacité des teintes utilisées. Le rouge, en plus d'être l'attribut de sa condition terrestre, fait également référence à sa fertilité. En effet, on pensait à l'époque qu'une femme ne pouvait être fécondée que durant sa période de menstruation, le rouge est alors ici une référence crue au sang rouge des règles féminines. L'espace entre les deux personnages et symbolisé ici par le rectangle noir représente l'infini. Il est essentiel de remarquer dans la construction du tableau que l'archange Gabriel et la Vierge sont sur le même plan, plan sur lequel se situe aussi le spectateur. Dieu en revanche se situe en haut de l'oeuvre, il contemple la scène comme un simple spectateur tout en lui donnant son sens à travers son intervention via la colombe envoyée à Marie. Le soleil dans lequel il apparaît atteste de son appartenance céleste. Il est vêtu de rouge, tout comme Marie et l'ange Gabriel, afin d'être bien visible dans le ciel bleu pastel. A l'intérieur du bâti Carpaccio utilise en revanche la perspective géométrique. Les bords du coffre, de la fenêtre et du rayon divin sont autant de lignes de force qui conduisent au point de fuite, à savoir la fameuse porte au fond de la chambre de Marie symbolisant Jésus. Dans l'espace intérieur tout est net afin que l'on s'attarde sur la Vierge et de la porte. Le vase fleuri représente quant à lui l'Incarnation du Christ, la fleur, dans la chair de Marie, le vase. Le rayon de lumière divine s'arrête d'ailleurs au niveau du vase, après avoir traversé le bâti dans lequel se trouve Marie. Aucune source d'éclairage particulière ne se dégage, bien que la partie extérieure de la toile semble plus lumineuse que celle intérieure, notamment grâce à une lumière émanant de derrière les arbres. Les seules ombres sont celles de la porte ouverte et du coffre dans la première salle du bâtiment. Sans en être totalement absent, le mouvement n'est pas prépondérant dans l'oeuvre. Gabriel et la colombe s'avançant vers Marie sont en effet les uniques éléments dynamiques de la peinture.

L'Annonciation du Cestello, 1490, Sandro Botticelli

Dans son ensemble cette Annonciation est à contre-courant de ses contemporaines par bien des aspects. Carpaccio semble résister aux changements de la Renaissance et s'entête par exemple à peindre des visages inexpressifs sur ses sujets alors que quinze ans auparavant, Sandro Botticelli donnait vie à ceux de la Vierge et de Gabriel dans son Annonciation du Cestello achevée en 1490 en utilisant pourtant la même technique de la tempera. La colonne comme élément séparant Gabriel et la Vierge se retrouve déjà dans l'Annonciation de Cortone de Fra Angelico, peinte en 1434 soit pas moins de soixante-dix ans auparavant. Carpaccio utilise ainsi des canons déjà connus des peintres du début du Quattrocento. La représentation d'Adam et Eve chassés du paradis peinte par le dominicain ne figure toutefois pas dans l'oeuvre de Carpaccio qui préfère se concentrer sur la scène de l'Annonciation uniquement. Ce choix peut s'expliquer par le fait que le tableau faisait partie d'un ensemble plus large relatant la vie de la Vierge et ne devait pas dépasser son propre rôle narratif.

Annonciation, 1502-1504, Raphaël

En ce qui concerne le choix de n'utiliser que partiellement la perspective, Carpaccio se distingue de Raphaël qui démontre la même année sa maîtrise de la commensuratio, le nom original de la perspective, à travers notamment l'utilisation magistrale d'un dallage et d'un alignement de colonnes remarquablement bien exécuté dans son Annonciation. L'utilisation ou non de la perspective est un choix pour les artistes qui vise à construire des proportions harmonieuses à l'intérieur de la représentation en fonction de la distance tout en étant mesuré par rapport au spectateur. La perspective, c'est donc le monde commensurable à l'homme et Carpaccio était peut-être réticent à en faire un usage trop important avec ses commanditaires religieux, les scuole. L'emboîtement des espaces intérieurs permet toutefois à Carpaccio de montrer sa maîtrise et sa connaissance de la perspective. Cette technique est d'ailleurs bien visible dans la Naissance de la Vierge réalise vers 1505 pour ce même cycle à destination de la scuola degli Albanesi. Concernant les personnages, ni Marie ni Gabriel ne sont en mouvement, un contraste majeur avec les courbes des drapés et des corps peints par Botticelli en 1490. L'innovation majeure de Carpaccio consiste finalement en l'utilisation des voûtes et colonnes pour la maison de Marie qui est l'une de ses marques de fabrique. L'artiste développe en effet son goût pour l'architecture à travers ses vues de Venise qu'il réalise pour les fameuses scuole. Il initia ainsi avant l'heure l'art des vedute avec Le Miracle de la relique de la Croix au pont du Rialto en 1494 par exemple, une de ses œuvres les plus célèbres. L'architecture y occupe la majorité de l'espace, très certainement la caractéristique majeure du style de notre Vittore Carpaccio.

Vittore Carpaccio est un peintre à part de la Renaissance. Issu de l'école vénitienne, il s'inspire beaucoup de la peinture flamande et hérite de cette dernière son goût pour la peinture à l'huile et les paysages. Contemporain du passage de l'adolescence de la Première Renaissance du Quattrocento à l'âge d'or et à la maturité du Cinquecento, il connaît les travaux de Botticelli à Florence, de Vinci et Michel-Ange à Rome, de Andrea Mantegna à Mantoue. Malgré ces influences diverses, Carpaccio forme pourtant son propre style. Ses commanditaires des scuole pour lesquels il produit ses œuvres y sont sûrement pour beaucoup dans son traitement traditionnel parfois vu comme conservateur des thèmes religieux, Carpaccio faisant très peu évoluer son art à partir des années 1500 . Longtemps considéré par les historiens comme désorienté par les changements culturels et artistiques qui traversaient son époque et conservateur, Carpaccio ne fut que récemment estimé à sa juste valeur de maître indépendant que l'on ne peut rattacher à aucun courant ni école. Il ne forma d'ailleurs pas d'apprentis et ne travaillait pas en atelier organisé, preuve de sa grande liberté. L'Annonciation à l'étude est donc la synthèse des influences diverses qui ont nourri la technique de Vittore Carpaccio. Réalisée au sommet de la carrière de l'artiste, elle est un témoin de l'héritage pictural médiéval traditionnel et des techniques nouvelles apparues au XVe siècle. Modèle de syncrétisme et d'indépendance, cette Annonciation de Vittore Carpaccio renouvelle le genre et est à l'image de son artiste, inclassable.


Antoine Bouchet

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