top of page

La peinture de taverne au début du XVIIe siècle : entre mélancolie et bouffonnerie


Au début du XVIIe siècle, Rome est en pleine effervescence. Dans l’héritage de la politique de développement urbain menée par le pape Sixte V (1585-1590), la ville se transforme en vaste chantier et, par conséquent, en pôle d’attraction majeur pour les artistes venus de l’Europe entière. Les mécènes à même de fournir du travail y sont nombreux entre la cour papale, les différentes familles de cardinaux et la noblesse romaine. De plus, Rome attire par son héritage artistique, entre Antiquité et grands maîtres de la Renaissance, mais aussi par l’art en train de se faire, aussi bien par Annibal Carrache qu’avec le Caravage. La ville devient ainsi une école à ciel ouvert pour les jeunes artistes. Dès 1604, le théoricien hollandais Karel van Mander, dans son ouvrage Het schilder-boek, incite même ses jeunes compatriotes à faire le voyage :


« Je vous inciterais bien à y aller si je ne craignais que vous ne vous pervertissiez, car si Rome est la ville qui, entre toutes, pourrait rendre le voyage d’un artiste fructueux, en sa qualité de capitale des écoles de peinture, c’est aussi le lieu où les dépensiers et les fils prodigues dilapident ce qu’ils possèdent. Réfléchissez bien avant d’autoriser un jeune à faire le voyage. »

Anonyme hollandais du XVIIe siècle, Cérémonie d’initiation d’un nouveau membre de la Schildersbent, v. 1670, Amsterdam, Rijksmuseum

L’invitation au voyage se double donc d’un avertissement. Rome, capitale des arts, semble aussi être la capitale des vices. Comme l’a récemment démontrée l’exposition Les Bas-Fonds du Baroque (Petit Palais et Académie de France à Rome, 2014-2015), la ville en reconstruction comptait encore de nombreux quartiers où les sols n’étaient pas pavés, où la nature prenait ses aises et où vivait une population hétéroclite mêlant prostituées, bohémiens, mercenaires en congé, mendiants et jeunes artistes sans le sou. La taverne, lieu de sociabilité par excellence mais aussi de licence, occupait le rôle d’agrégateur de ce peuple en marge. Elle était notamment le lieu de réunion d’une société, la Schildersbent, groupe informel constitué d’artistes venant d’Europe du Nord réunis sous le patronage de Bacchus. Les membres, appelés Bentvueghels (« Oiseaux de bande»), baptisés avec du vin à leur entrée dans le groupe, y nouaient des liens d’entraide autour de l’alcool et de la fête. Chaque artiste recevait alors un surnom : Valentin de Boulogne devenait ainsi l’Amoureux, Pieter van Laer le Bamboche, et Dirck van Baburen mouche à bière.


Ces réunions festives étaient particulièrement courues à Rome et leur transcription peinte se mit alors à connaître un véritable succès iconographique. La scène de taverne devient le symbole de cette Rome des bas-fonds où le vice se mêle de joie.


Caravage, La Diseuse de bonne aventure, vers 1595-98, Paris, musée du Louvre

Cette iconographie se conforme dans l’immense majorité des cas à une même formule, mise au point dans les années 1610 par le peintre italien Bartolomeo Manfredi (1582-1622). Théorisée à la fin du XVIIe siècle par le peintre Joachim van Sandrart (1606-1688) sous le nom de Manfrediana Methodus, elle consiste à peindre des figures à mi-corps, avec un travail centré autour des gestes, dans des scènes de bas-fonds d’après nature, selon la méthode du Caravage, et dans une ambiance lumineuse rappelant également le travail du maître lombard. Comme l’a démontré Olivier Bonfait dans son ouvrage Après Caravage : Une peinture caravagesque ?, les peintres adeptes de cette méthode s’inspirent ainsi indirectement du travail de ce dernier puisque le Caravage lui-même n’a jamais peint de scènes de bas-fonds marquées par un aussi fort clair-obscur. Ses œuvres montrant une Diseuse de bonne aventure ou encore des joueurs de cartes (Les Tricheurs) sont ainsi marquées par une lumière relativement claire. Une seule œuvre mêle fort clair-obscur et scène de bas-fond, il s’agit de la Vocation de saint Mathieu, mais ici le tout est couvert par l’histoire sainte.


Bartolomeo Manfredi, Réunion de buveurs, v. 1619-1620, coll. privée.

Une des premières occurrences de cette méthode pour une scène de taverne est à trouver dans La réunion de buveurs de Bartolomeo Manfredi (v. 1619-1620, coll. privée). Le peintre représente sept personnages autour d’un relief antique servant de table. Un homme joue du luth, pendant que deux autres l’écoutent. A l’arrière-plan, un homme boit du vin directement à la cruche, symbole d’excès, tandis qu’un autre revient à la source en avalant quelques grains de raisin. Enfin, à droite, un homme fixe le spectateur tandis qu’un dernier lui remplit son verre. Malgré l’iconographie basse de l’œuvre, celle-ci dégage une certaine noblesse notamment grâce aux tenues relativement riches des personnages et à la profonde mélancolie se dégageant du regard du personnage de droite. Cela interroge sur le rôle de ces œuvres. Faut-il y voir de simples descriptions du monde festif ? Une dénonciation de la luxure ? Une scène de comédie ? Chaque œuvre et chaque artiste semble offrir une réponse différente à cette question.


Valentin de Boulogne, Le concert au bas-relief, v. 1620-1625, Paris, musée du Louvre

Ainsi, chez Valentin de Boulogne, une mélancolie tend souvent à se dégager de ce type de scène, comme le montre Le concert au bas-relief du musée du Louvre (v. 1620-1625). Dans cette œuvre, le peintre reprend la Manfrediana Methodus et emprunte certains motifs directement à Manfredi comme le relief antique en guise de table et le buveur à la cruche. L’identification du relief, conservé dans la collection Farnèse à Rome, peut ici tendre à appuyer le rôle méditatif de ce type de peinture. En effet, il figure les noces de Pélée et Thétis, un joyeux banquet bientôt interrompu par la Discorde et dont les conséquences déboucheront sur la guerre de Troie. Cette lecture semble pouvoir être appuyée par les deux personnages situés au centre de l’œuvre. Tout d’abord un jeune garçon censé donner le la de la musique mais qui est saisi en pleine attitude mélancolique, Annick Lemoine y voyant peut-être l’attitude de l’enfant se savant condamné à une vie corrompue. Enfin, devant, assis à même le sol, un homme met de l’eau dans son vin. Le plus proche du spectateur, et donc le plus visible, il semble inviter à la tempérance. Le destin de cette œuvre, commandée peut-être par les Farnèse, puis achetée par le cardinal Mazarin, tend à montrer le succès important chez les élites de ce type de représentation.


Gerrit van Honthorst, Repas au joueur de luth, 1619-1620, Florence, Galerie des Offices.

Chez Gerrit van Honthorst (1590-1656) et les peintres originaires du nord de l’Europe, un côté comique émerge souvent de ce type de représentation. Dans son Repas au joueur de Luth (1619-1620, Florence, Galerie des Offices), le peintre utrechtois joue ainsi sur les expressions des personnages pour amener le rire. Dans ce tableau commandé par Cosme III de Médicis, les personnages sont souriants, heureux, rient. Il peint tous les stéréotypes de ce type de scène : les courtisanes, la vieille maquerelle, le joueur de luth, le goinfre. Ce dernier, les mains déjà prises par une cruche et un verre de vin, se fait directement nourrir par une courtisane. Chez van Honthorst, la lumière prend néanmoins un aspect inhabituel par rapport aux autres œuvres du genre. En effet, le peintre travaille directement à partir de sources lumineuses internes à l’œuvre, soit deux chandelles, une visible et une autre cachée. Tout le talent du peintre repose alors sur sa capacité à faire vibrer la lumière et ses reflets au sein de l’œuvre. Ce travail difficile apporte néanmoins la célébrité à l’artiste au point d’être surnommé Gherardo delle Notti, soit Gérard des nuits.


Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, v. 1624-1626, Florence, Galerie des Offices.

Nicolas Régnier, Farce carnavalesque, v. 1617-1620, Rouen, musée des Beaux-Arts.


Parfois, l’iconographie de la beuverie de taverne tend à se mêler à d’autres motifs proches, notamment la scène de jeux ou encore la fameuse diseuse de bonne aventure. C’est le cas par exemple dans l’un des chefs-d’œuvre de Nicolas Régnier (v. 1588-1667), Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure (v. 1624-1626, Florence, Galerie des Offices). Dans ce tableau, le peintre place au centre une courtisane qui fait office de point de jonction entre les joueurs à droite et la bohémienne à gauche qui lui lit les lignes de la main. C’est ainsi un vrai melting-pot de toute la peinture de bas-fonds romains avec la courtisane, symbole des plaisirs de la chair, la bohémienne voleuse se faisant voler (elle sert de diversion pour sa vieille complice qui dérobe la bourse de la dame tandis qu’elle-même se fait voler son coq par un homme), le vieux soldat, les jeunes gens sans le sou jouant aux cartes, etc. Régnier se fait d’ailleurs une spécialité de ce type de scène à l’iconographie complexe mais visant à la comédie. Sa Farce carnavalesque (v. 1617-1620, Rouen, musée des Beaux-arts) représente un jeune homme assoupi, sans doute après une nuit trop arrosée, dérangé par un homme déguisé faisant littéralement irruption dans le tableau pour lui faire sentir quelque chose. Une des théories principales sur ce tableau est que l’homme fait sentir au dormeur une feuille de tabac roulé, alors présenté comme un puissant aphrodisiaque, cherchant par ce biais à lui provoquer des rêves érotiques.


Gerrit van Honthorst, Le Concert, 1623, Washington, National Gallery of Art.

Gerrit van Honthorst, La Maquerelle, 1625, Utrecht, Centraal Museum.


Nées à Rome, ces scènes se diffusent à partir des années 1620-1630 à l’échelle européenne, notamment grâce au retour au pays d’un certain nombre de peintres venus parfaire leur formation à Rome. C’est le cas d’un artiste déjà cité, Gerrit van Honthorst, qui rentre à Utrecht en 1620. Symbole de l’importance que le peintre avait pris à Rome, une fête est organisée le 26 juillet 1620 pour célébrer son retour. Son maître Abraham Blomaert et l’orfèvre Adam van Vianen font alors partie de l’assistance. Van Honthorst développe à Utrecht un style plus élégant marqué par une certaine idéalisation des formes et des personnages. Parfois, comme dans sa Maquerelle (1625, Utrecht, Centraal Museum), il reprend le fort clair-obscur romain et son usage de la source interne de lumière mais, le plus souvent, il inonde ses œuvres d’une douce lumière. Dans Le Concert (1623, Washington, National Gallery of Art), le peintre reprend la Manfrediana Methodus dans la composition mais use d’une lumière et d’une palette bien plus claires. Par cela, le peintre semble quitter le monde des bas-fonds pour intégrer celui des troupes itinérantes de comédiens. Ici d’ailleurs, un jeu se met en place avec le spectateur puisque à l’arrière-plan un homme tend son verre, l’invitant ainsi à la fête, tout en lui demandant de garder le silence pour écouter la musique. Ce joyeux luron est néanmoins lui-même la source de moqueries, comme l’indique la présence des deux personnages à droite du tableau.


Georges de la Tour, Le tricheur à l’as de carreau, Fin des années 1630, Paris, musée du Louvre.

En Lorraine, Georges de la Tour (1593-1652), qui n’est sans doute jamais allé à Rome, se met à son tour à peindre ce type de scènes, sans doute influencé par la vision des œuvres des caravagesques d’Utrecht et particulièrement celles de Gerrit van Honthorst, alors l’un des peintres les plus en vue du continent (en 1628, il est ainsi appelé à Londres pour servir le roi Charles 1er tandis qu’en 1630 il doit ouvrir un second atelier à la Haye pour répondre aux commandes de la cour d’Orange). Georges de la Tour, dans ses tableaux diurnes, peint donc des scènes de taverne reprenant des compositions issues de la Manfrediana methodus mais traitées avec un immense sérieux et une certaine noblesse. Le Tricheur à l’as de carreau (fin des années 1630, Paris, musée du Louvre) montre des joueurs de prime, un ancêtre du poker. Le peintre accorde ici une grande attention à la composition et notamment au traitement des figures, géométrisées, et des costumes, luxueux. L’œuvre semble ici, par son sérieux, avoir été débarrassée de tout élément comique pour se transformer en double allégorie de la tentation, celle des femmes et du jeu.


Eustache Le Sueur, La Réunion d’Amis, vers 1640, Paris, musée du Louvre.

A partir des années 1640-1650, le goût pour les scènes de tavernes adaptées de la Manfrediana methodus tend à passer de mode tout comme celui pour la peinture dite caravagesque de manière plus générale. Celle-ci est alors progressivement remplacée par une peinture baroque aux élans célestes et une peinture dite classique où la lumière et l’idéal triomphent. Néanmoins, dans quelques rares cas, peinture classique et héritage de taverne peuvent se retrouver mêlés. Au Louvre, La Réunion d’amis peinte par Eustache Le Sueur (1616-1655) vers 1640 en est le parfait exemple. Si la composition reprend celle étudiée au long de l’article avec les personnages à mi-corps autour d’une table et le joueur de luth, ici le monde de la taverne semble bien loin. Il s’agit en effet d’un portrait de groupe figurant le peintre lui-même, à gauche, et ses amis dont certains sont identifiables avec leur nom comme le luthiste Denis Gaultier, ou selon leur métier comme l’officier à droite. L’œuvre se double même d’une visée allégorique, chaque personnage pouvant être relié à un sens et tous entourant le géomètre au centre, incarnation avec son compas de la Raison. Des bas-fonds à l’allégorie, le pas peut donc être franchi vers une peinture visant l’esprit plus que les sens.


 

Bibliographie :


  • The genius of Rome 1592-1623 (exposition, Londres, Royal academy of arts, 20 janvier- 16 avril 2001 ; Rome, Palazzo Venezia, mai- août 2001), cat. exp. sous la dir. de Beverly Louise Brown, Londres, 2001.

  • Les bas-fonds du baroque : la Rome du vice et de la misère (exposition, Rome, Académie de France à Rome-Villa Médicis, 7 octobre 2014 - 18 janvier 2015 ; Paris, Petit Palais-Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris, 24 février - 24 mai 2015), cat. sous la direction de Francesca Cappelletti et Annick Lemoine, Paris, 2014.

  • Utrecht, Caravaggio and Europe, (exposition, Utrecht, Centraal museum, 16 decembre 2018 - 24 mars 2019 ; Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlung, Alte pinakothek, 17 avril- 21 juillet 2019, ed. by Bernd Ebert and Liesbeth M. Helmus, Munich, 2018.

  • Olivier Bonfait, Après Caravage : une peinture caravagesque ?, Paris, 2012.



Post: Blog2_Post
bottom of page