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Le Chardonneret, l'oiseau miraculé de Carel Fabritius


Le Chardonneret, Carel Fabritius, 1654, huile sur panneau, Mauritshuis de La Haye


"O plump brown household god, what most amazes

is how, held in that perfect light from Delft,

chained to a narrow rail, perched on a shelf

in 1654, you look at us

small finch that might have watched Fabritius

the year flame rendered him to ash. You stare

from a modest trompe l’oeil heaven we don’t share"


- Golfinch (extrait), Morri Creech, 2010





De son modeste perchoir, un oiseau vous regarde, l’air tranquille, presque fier, son visage teinté d’un rouge cramoisi, l’aile d’une touche de jaune éclatante. Pas de doute, c’est un chardonneret d’Europe. Vous vous attendriez presque à le voir s’envoler, avant de remarquer la chaînette qui le retient prisonnier à l’une des deux perches ; il ne fera pas plus d’un battement d’aile. Derrière, une ombre est jetée sur le mur. Mais d’où vient la lumière ? Ne viendrait-elle pas de votre espace, du monde réel ? Et, par ailleurs, n’auriez vous pas l’impression que la scène est empreinte d’une certaine vérité, comme si l’oiseau se trouvait réellement devant vos yeux ?

Retour sur l’histoire d’un tableau unique, héritage miraculé d’un artiste éminent de la Hollande du XVIIe siècle : Carel Fabritius.




Autoportrait, Carel Fabritius, vers 1645, huile sur panneau, Museum Boijmans van Beuningen

Ce nom ne vous dit peut-être rien, et pourtant il s’agit de l’un des peintres les plus doués de sa génération. Né en 1622 à Middenbeemster, Carel Fabritius découvre la peinture grâce à son père, Pieter Carel. Si l’on ne connaît presque rien de sa jeunesse, on sait qu’il fut l’élève de Rembrandt, alors au sommet de sa carrière, dans son atelier d’Amsterdam, vers 1642. Peu après, il s'installe à Delft où il rejoint la Guilde de Saint-Luc en 1652, en tant que peintre d’Histoire. Fabritius ne pourrait cependant être cantonné à ce seul genre ; on lui connaît entre autres des natures mortes, des portraits et même des autoportraits, dans la droite lignée de son ancien maître. Artiste au talent exceptionnel recevant des commandes importantes, pourquoi se tourne-t-il alors, en 1654, vers un sujet aussi ordinaire qu’un oiseau sur un perchoir ?


Un maître de l'illusion

A cette époque, les Provinces-Unies sont au sommet de leur gloire. Première puissance économique du continent européen, elles accueillent une production artistique prolifique, dominée par un système de marché qui amène les artistes à se dépasser et à innover pour obtenir des commandes face à la rude concurrence. Dans ce contexte, les genres de la peinture se diversifient ; naît alors la peinture d’animaux. Il ne s’agit pas là de représenter l’animal dans une nature morte comme c’était alors la mode, mais bien vivant, de manière naturaliste ; l’animal pour l’animal, comme un portrait.

Il n’est pas étonnant que ce sujet nouveau ait intéressé Fabritius, peintre touche-à-tout et enclin aux expérimentations picturales les plus diverses, comme il est possible de le voir dans la perspective éclatée de sa Vue de Delft et l'Echoppe d'un marchand d'instruments.

Vue de Delft et l'Echoppe d'un marchand d'instruments, Carel Fabritius, 1652, National Gallery

L’artiste veut donc, avec ce motif, pousser encore un peu plus l’audace en explorant le genre du trompe-l’œil, ayant pour objectif de donner l’impression qu’une surface plane est en fait en trois dimensions, le sujet présent dans l’espace réel du spectateur. Fabritius réussit son entreprise, en présentant son Chardonneret sur un mur nu, légèrement surélevé, les deux perchoirs présentés en raccourci avec une lumière étonnamment naturelle, de sorte que l’ensemble pouvait paraitre particulièrement tangible s’il était placé à la bonne hauteur, accroché sur un mur similaire. On sait que l'artiste décida même de retirer le cadre qui lui était assigné à l’origine, afin de renforcer l’illusion.


Plusieurs hypothèses ont été avancées quant à son lieu d’accrochage ; certains historiens de l’art pensent que le Chardonneret aurait servi de volet de protection intérieur d’un autre tableau, le dévoilant en ouvrant ce dernier, comme pour créer un effet de surprise. D'autres ont supposé qu'il avait pu servir de plaque de maison pour une grande famille de La Haye. Enfin, certains proposent l’idée que la peinture aurait été fixée au jambage intérieur d’une fenêtre donnant sur une rue, pour que les passant puissent la voir et être abasourdis par le talent de l’artiste. Cette dernière proposition s'appuie sur le fait que nombreuses sont les représentations picturales de l’époque à montrer un chardonneret sur sa mangeoire à la fenêtre des maisons hollandaises.


Het puttertje

En effet, le choix de l’espèce de l’oiseau n’est pas un hasard ! Le chardonneret d’Europe est, dans les grandes villes des Provinces-Unies du XVIIe siècle, un véritable animal de compagnie. Aimé pour son cri mélodieux, il est aussi particulièrement intelligent ; il est possible de lui apprendre des « tours », comme puiser lui-même sa nourriture et son eau dans un petit récipient, ce qui lui vaudra de se faire surnommer « het puttertje » en néerlandais (du verbe putten, « puiser l’eau d’un puits »). L’oiseau est exhibé sur son perchoir pour divertir la maisonnée. Il est donc plus que probable que Fabritius, pour réaliser son tableau, se soit appuyé sur l'observation d'un modèle réel, peut-être même dans son propre foyer.


Au-delà de son rôle d'amusement, le chardonneret est un oiseau à l’histoire culturelle très chargée, que le biologiste et ornithologue américain Herbert Friedmann s'appliqua à développer dans son ouvrage " The Symbolic Goldfinch : Its History and Significance in European Devotional Art" (« Le chardonneret symbolique : son histoire et sa signification dans l'art dévotionnel européen » en français, ndlr) en 1946. On peut notamment évoquer sa symbolique chrétienne importante, qui va jusqu’à expliquer la tache de rouge sur la tête de l’oiseau ; un chardonneret, présent lors de la crucifixion, aurait pris Jésus en pitié et aurait tenté de retirer les épines de la couronne de son front, s’aspergeant de son sang dans l’entreprise. Le chardonneret, ainsi devenu allégorie de la Passion du Christ, ponctue l’iconographie de la peinture à partir de la Renaissance italienne, avec l’apparition du thème de la Vierge au chardonneret un peu plus tôt, dont l’exemple le plus fameux est sans conteste celui de Raphaël, exposé à la Galerie des Offices de Florence.

Ci-dessous, de gauche à droite : La Vierge et l'Enfant au Chardonneret du Maître de la Nativité di Castello (3e quart du XVe siècle), La Vierge au chardonneret de Raphaël (1507), La Vierge au chardonneret de Giambattista Tiepolo (vers 1760)



Et il renaquit de ses cendres


"Ainsi périt ce phénix, vers sa trentième année,

Au milieu et dans la puissance de sa vie,

mais, fort heureusement, il a enflammé de son feu Vermeer,

qui, en maître, perpétue son oeuvre."

- Arnold Bon, contemporain de Fabritius


Si le Chardonneret, comme nous l’avons vu, est un tableau remarquable à bien des niveaux, sa célébrité émane aussi de l’histoire tragique qui toucha son peintre l’année même de sa réalisation.

Le 12 octobre 1654, à 10h15 du matin, Fabritius a 32 ans et s’attèle à réaliser un portrait, quand la catastrophe survient. Un peu plus loin, une poudrière vient d’exploser ; des centaines de maisons sont soufflées, le nombre de victime est incommensurable. Ni Fabritius ni son atelier n’en réchappent : le premier meurt de ses blessures à l’hospice, tandis que la majorité de ses œuvres sont ravagées. Le Chardonneret est l’un des rares tableaux à lui avoir survécu, lui conférant une valeur inestimable. Longtemps oublié par l’histoire de l’art, il faudra attendre le XIXe siècle et le critique d'art Théophile Thoré-Bürger pour que soient redécouverts Fabritius et son œuvre. Le Chardonneret, désormais considéré comme un chef-d’œuvre de la peinture hollandaise, rejoint la collection du Mauritshuis de La Haye en 1896.


Ainsi se termine l’histoire du Chardonneret, petit oiseau gracile qui permit à Carel Fabritius de transcender les sombres limites du trépas, de devenir immortel. Aujourd’hui encore, il fascine, hypnotise ; la romancière américaine Donna Tartt l’utilise même comme fil conducteur de son roman du même nom, Le Chardonneret, sorti en 2014 et lauréat du prix Pulitzer. De quoi rendre ses lettres de noblesse à un artiste admirable qui exerça une influence considérable sur l'œuvre d'un autre peintre tout aussi extraordinaire : Vermeer.


Raphaëlle Agimont

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