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Le mythe de l'Âge d'or, sujet intemporel de la peinture occidentale (2/2)



Le XIXe siècle est celui qui remet en question la façon de faire de l’art et dont il doit être pensé. Alors que les débats existaient déjà à l’époque de Rubens et Poussin sur ce qui devait primer entre la ligne et la couleur, il s’engage désormais une lutte entre les partisans de l’académisme et les défenseurs de la modernité artistique. Par extension à ces controverses, se pose la question de la place réservée dans tout cela à l’Antiquité. Alors que Charles Baudelaire défend dans Le peintre de la vie moderne, en 1863, la production de compositions parlant du présent et non plus du passé, le mythe de l’Âge d’or trouvera pourtant sa place dans les Salons. S’il est réinventé, parfois à des fins plus politiques, il puise toujours ses racines dans la culture des premières civilisations européennes. Jusqu’au début du XXe siècle, on peut remarquer que l’Âge d’or est un sujet rassembleur. Celui-ci se voit traité tantôt de façon académique, tantôt comme vecteur d’inspiration à la modernité tant recherchée.


Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), L'Âge d'or, 1862, huile sur toile, Fogg Art Museum, Cambridge

Pile un siècle après le tableau de Pierre Charles Tremolières, Jean-Auguste-Dominique Ingres, alors directeur de l’Académie de France à Rome, accepte la commande que lui passe le duc de Luynes pour sa galerie au premier étage du château de Dampierre dans les Yvelines. De 1843 à 1847, le peintre de la Baigneuse Valpinçon va passer ses étés au château pour mener à bien cette composition qu’il n’achèvera finalement jamais.


Pour autant, son interprétation de l’Âge d’or n’en présente pas moins un grand intérêt. Lorsque Ingres peint ce décor, il est déjà reconnu en tant que grande figure de l’académisme en peinture. Comme il a été dit précédemment, il est directeur de la villa Médicis, celle-là même qui forme les prix de Rome décernés par l’École des Beaux-Arts de Paris. Dans sa composition, le tableau prend une forme très classique et très structurée : elle doit parler au public auquel elle s’adresse. Si en apparence, Ingres représente ce qu’il appelle lui-même un « tas de beaux paresseux », on note que ceux-ci sont placés en frise, sur un même registre au premier plan. Seuls quelques personnages, dont le dieu Saturne qui préside à cette assemblée, sont représentés plus en hauteur. De même, la nature, par définition normalement très aléatoire dans son organisation, semble ici relativement ordonnée. En plus d’une structure très lisible, la scène est également assez proche de la description qui en est faite dans les textes qui l’inspirent.


De gauche à droite:

Fig. 1 : Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), Le Bain Turc, 1862, huile sur toile, musée du Louvre, Paris

Fig. 2 : Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), L'Âge d'or (détail), 1862, huile sur toile, Fogg Art Museum, Cambridge

Fig. 3 : Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), La Grande Odalisque, 1814, huile sur toile, musée du Louvre, Paris


D’un point de vue plus global, le choix de ce sujet s’adresse avant tout à un public cultivé du milieu du XIXe siècle. Il évoque une référence littéraire bien connue de l’élite tout en soulignant l’intérêt toujours grandissant qui se développe depuis le XVIIIe siècle pour les redécouvertes des sites archéologiques grecs et romains. Enfin, on remarque que le traitement des corps de ce groupe de personnages n’est pas sans rappeler d’autres compositions bien connues du peintre à l’image de la Grande Odalisque ou du Bain Turc. Cette seconde œuvre est certes exécutée après la commande du château de Dampierre mais en même temps qu'une deuxième version pour chevalet de l’Âge d’or en 1862 (voir photo ci-dessus).


Paul Signac (1863-1935), Au temps d'harmonie, 1893-1895, huile sur toile, mairie de Montreuil, Montreuil

A partir des années 1880-1890, une génération de jeunes peintres cherche à trouver sa voie alors qu’elle ne se reconnaît plus dans les mouvements préexistants. Pour certains, l’impressionnisme est déjà devenu un académisme. En parallèle, la fin du XIXe siècle est aussi celle d’une certaine agitation politique en France. L’anarchisme est notamment en plein essor et certains membres du monde de la critique d’art en sont ouvertement les sympathisants. C’est le cas de Félix Fénéon par exemple. Ce dernier fréquente des artistes qui partagent les mêmes idées que lui, tel que Paul Signac, qui se sert de l’Âge d’or comme d’un manifeste politique.


Paul Signac (1863-1935), Au temps d'harmonie (détail), 1893-1895, huile sur toile, mairie de Montreuil, Montreuil

Pour lui, l’anarchisme n’a pas vocation à la violence mais doit amener à une nouvelle concorde entre les Hommes où tout un chacun vit aussi en harmonie avec la nature. C’est dans cet esprit qu’il entame sa toile intitulée alors Au temps d’anarchie en 1893. Dans cette peinture, résolument moderne par la technique divisionniste utilisée pour rendre les couleurs, Signac fait une citation directe à l’Âge d’or qui correspond à son idéal politique. La composition est paisible, les couleurs sont chaudes et les personnages sont en tenue d’été. Les loisirs et le repos auxquels ils s’adonnent montrent l’insouciance et le bien-être de cette société libérée de la hiérarchie sociale. Dans sa toile, il représente un peintre, qui peut désigner sans doute plus largement les artistes qui trouveraient dans ce monde une place de choix. Au-delà de l’intérêt technique qu’il porte à la lumière et à la couleur dans sa peinture, celles-ci apportent une touche supplémentaire de gaieté retrouvée.


Signac use habilement du vieux thème antique de l’Âge d’or dans une composition bel et bien moderne jusque dans son sujet. Qui aurait cru qu’Hésiode allait un jour servir à défendre, en quelque sorte, l’anarchisme ? La dimension nouvelle que Signac donne à ce mythe se retrouve également dans le sous-titre qu’il donne à son œuvre : « l’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir ». L’artiste se sert ici pleinement d’un sujet antique et par conséquent d’une référence au passé pour s’en servir comme un manifeste de ce qu’il souhaite être le futur. Un dernier élément permet de bien comprendre l’état d’esprit de l’auteur du tableau : le changement de titre. En 1894, lorsque le président de la République Sadi Carnot est assassiné à Lyon dans un attentat anarchiste, Signac qui défend une idée pacifiste du mouvement rebaptise sa toile Au temps d’harmonie. N’ayant pas abandonné pour autant ses idéaux, on devine alors combien pour lui la notion d’anarchie est censée être synonyme d’harmonie sociale.


Henri Matisse (1869-1954), Le bonheur de vivre, 1905-1906, huile sur toile, Fondation Barnes, Philadelphie

Quelques temps plus tard, le monde a basculé dans le XXe siècle. C’est alors qu’un autre artiste, toujours dans l’entourage de Paul Signac, va s’intéresser à l’Âge d’or. Il s’agit d’Henri Matisse. Celui-ci a travaillé avec le précédent, il a certainement vu Au temps d’harmonie, et il connaît sans doute la source d’inspiration de ce tableau. En effet, si Matisse échoue au concours d’entrée à l’école des Beaux-Arts, il s’inscrit dès 1892 en tant qu’élève libre dans la classe de Gustave Moreau. Il étudie de ce fait les productions artistiques du passé et leurs thèmes récurrents.


Jules Joseph Lefebvre (1834-1912), Odalisque, 1874, huile sur toile, Art Institute, Chicago

Le titre de sa toile fait premièrement implicitement référence à l’Âge d’or. Le bonheur de vivre est une synthèse entre héritage culturel et modernité de l’art. La composition évoque en effet de nombreuses peintures d'un passé plus ou moins proche. C’est ainsi que l’on retrouve une nouvelle fois la fameuse ronde de personnages dansants si caractéristique. De plus, l’organisation globale de la scène n’est pas sans rappeler les tableaux précédemment vus sur le même sujet et particulièrement la version qu’en faisait Lucas Cranach l’Ancien vers 1530. Les postures des femmes, dans ce qui semble être une clairière en pleine forêt, évoquent les odalisques dont on conserve de nombreuses versions, ou encore la femme nue du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet. Les musiciens, notamment la femme au premier plan semblent jouer de l’aulos, une sorte de double flûte à bec de la Grèce antique.


A toutes ces références que l’on pourrait qualifier de classiques, s’ajoute une technique de peinture très moderne. Le style de représentation des personnages, les couleurs anti-illusionnistes employées se rapprochent du travail de Paul Gauguin. On peut également évoquer la touche du peintre, utilisant des aplats de couleur, qui donne au tableau un aspect moins réaliste au détriment du procédé divisionniste. En définitive, Matisse, tout en s’appuyant sur un sujet classique réinvente son sujet dans une démarche également profondément moderne. Il prouve par là même que l’Âge d’or et par extension l’antique prend toute sa place dans l’art de son temps, tout comme il l’a eu dans les époques précédentes.


Paul Gauguin (1848-1903), Arearea, 1892, huile sur toile, musée d'Orsay, Paris

La modernité n’aura donc pas eu raison de l’Âge d’or. Mais pourquoi donc ce thème revient-il de manière si récurrente dans l’histoire de la peinture ? Sans doute parce que l’Homme est perpétuellement à la recherche de la perfection et qu’il ne l’atteint jamais. Chaque individu, comme l’ont prouvé les différents peintres à travers leurs interprétations du mythe, possède sa propre version. Le génie du texte d’Hésiode, qui lui a fait traverser l’histoire sans jamais disparaître, c’est sa capacité à être universel. En lisant ce que le poète a décrit, chacun sait de quoi il parle, sans jamais savoir comment l’obtenir. L’historien de l’art Adrien Goetz expliquait en 2012, dans l’émission Secret professionnel sur France Culture, l’échec d’Ingres à achever sa propre version en ces mots : « L’Âge d’or, on ne peut jamais le retrouver, on ne peut jamais l’atteindre, on ne peut pas le recréer, on ne peut que le désirer ». Ingres a donc échoué là où d’autres ont réussi parce qu’il voulait représenter une image réaliste d’une utopie. Les versions achevées, quant à elles, n’ont pu montrer qu’un simple désir de celle-ci.

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