Issu d’un milieu modeste, le peintre britannique John Martin a su s'élever dans l'échelle sociale notamment grâce à son esprit cultivé. Les toiles qu’il exécute jusqu’à sa mort en 1854 reprennent principalement des sujets bibliques ou de la littérature anglaise. Dans certains cas, ces deux thèmes se mêlent, comme lorsqu’il réalise entre 1823 et 1827 une série de quarante-huit cartons pour illustrer une édition du poème de John Milton, Le Paradis perdu, relatant l’histoire de la création de l’Homme et du péché originel, publié pour la première fois en 1667. Martin récidive quelques temps plus tard avec Le Pandemonium, qu’il expose en 1841, reprenant ici l’une des scènes d’introduction de cette même œuvre. Celle-ci, à l’image de la carrière plus globale de l’artiste, est souvent associée au courant romantique. Cela valu au peintre des avis très tranchés et divisés de la part de la critique contemporaine, qui ne l’empêchèrent pas d’accéder à la notoriété.
L’image que nous livre l’artiste suffit certainement au spectateur pour comprendre que cette vision cauchemardesque se rapproche de ce que doit être l’Enfer. Pour autant, cela ne justifie pas que l’on puisse rapprocher cette peinture de l’œuvre de Milton. La clef qui nous permet de comprendre qu’il s’agit d’une référence littéraire, c’est le titre : contraction de deux mots grecs, le terme « Pandemonium » signifie littéralement « tous les démons ». Il s’agit là d’un néologisme inventé par Milton pour désigner la capitale de Satan aux Enfers. Le passage représenté ici est très précis : il se trouve au début du récit fait par le poète, alors que Satan et ses armées viennent d’être vaincus par les forces divines. Le Malin rassemble alors ses troupes dans sa capitale et s’apprête à lancer un nouvel assaut…
Martin veut montrer que dans ce chaos terrifiant il y a pourtant de l’ordre et de la discipline. Ainsi, la composition est elle-même très structurée en trois bandes bien distinctes. Au premier plan se trouve le promontoire rocheux sur lequel se tient le maître des Enfers, seul personnage précisément distinguable, armé d’un bouclier et d’une lance antiques, les bras levés au ciel. Le deuxième plan, plus central, présente un grand fleuve de lave d’où jaillissent des flammes et sur la rive duquel défilent en rang serré les forces infernales. Enfin, au troisième plan se dresse un immense palais aux lignes des plus sévères assorti dans la lointaine obscurité d’une inquiétante tour s’élevant vers les cieux. L’aspect brumeux et les effets de clair-obscur de la scène renforcent ce sentiment de vision tout droit sorti d’un mauvais rêve.
Comme Martin en avait l’habitude, sa composition prend place dans un espace immense dont il se sert pour tirer une très grande impression visuelle. Il rend d’abord la scène encore plus monumentale en utilisant une fois de plus les effets de lumière et la brume dans laquelle semble se perdre cet interminable palais. En outre, un ingénieux jeu d’échelles et de superposition des différents plans permet d’élargir encore ce spectacle visuel.
En effet, le personnage de Satan qui se tient près de nous, comme si nous nous trouvions à seulement quelques pas de lui est presque aussi grand que le palais à l’arrière-plan. Pourtant, la distance qui sépare ces deux éléments semble immense, comme nous permet de le deviner l’étendue assez vaste du fleuve de lave en contre-bas. À l’inverse, les troupes démoniaques que l’on aperçoit en train de défiler au loin sur la rive au pied des fondations de l’édifice ne se résument qu’en une masse assez sombre et dont il est impossible de distinguer chaque individu. Sans avoir à réaliser un tableau aux dimensions particulièrement gigantesques (la toile mesure environ 1,20 mètre de haut pour 1,80 mètre de large), John Martin parvient à marquer le spectateur par une scène qui semble encore plus grandiose qu’elle ne l’est déjà. Cela tient en une astuce essentielle : ce qui est normalement lointain et petit, Martin l’a fait encore plus grand pour que ce qui est proche et grand paraisse en proportion plus petit.
Le Pandemonium, réalisé dans les dernières années de vie de l’artiste, ne diffère pas tellement du style qu’avait adopté le peintre antérieurement. Il exécute ainsi dès le début des années 1810 de nombreuses œuvres dont l’aspect assez fantastique et tourmenté lui est reconnaissable. Le déchaînement des éléments, la recherche de grandeur, l’impression de sublime qui se dégagent de ses compositions ont souvent amené à dire que Martin était l’un des précurseurs du romantisme dans la continuité de la voie ouverte par les peintures de Johann Heinrich Füssli à la fin du XVIIIe siècle. Le domaine du rêve (et du cauchemar), si cher à ce dernier est d’ailleurs repris dans l’œuvre que nous venons d’étudier. Étant devenu aveugle au moment où il rédigeait Le Paradis perdu, John Milton n’a vraisemblablement pas pris la peine de livrer une description très précise de la capitale de Satan, préférant sans doute s’en remettre à l’imagination du lecteur, comme il s’en remettait alors lui-même à la sienne. C’est ce que fit John Martin tout en usant du grand talent pictural qui était le sien.
De haut en bas et de gauche à droite :
Fig. 1 : Claude Gellée, dit Le Lorrain (1600-1682), Paysage avec une halte durant la fuite en Egypte, 1661, huile sur toile, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg
Fig. 2 : John Martin (1789-1854), La Destruction de Pompéi et d'Herculanum, vers 1821, huile sur toile, Tate Britain, Londres
Fig. 3 : Hendrick van Minderhout (1632-1696), Paysage avec l'enlèvement d'Europe, vers 1690, huile sur toile, musée des Beaux-Arts, Rouen
Fig. 4 : John Martin (1789-1854), La Destruction de Sodome et Gomorrhe, 1852, huile sur toile, Laing Art Gallery, Newcastle upon Tyne
Fig. 5 : Annibal Carrache (1560-1609), La Fuite en Egypte, 1603, huile sur toile, Galleria Doria Pamphilj, Rome
Pour autant, doit-on ou peut-on dire que cet artiste est à l’avant-garde de son époque et qu’il se situe en rupture, de par son style, avec les périodes artistiques plus anciennes ? Rien n’est moins sûr. Il faut garder à l’esprit que Martin a étudié et travaillé à la Royal Academy de Londres. Il connaît de ce fait les codes de la peinture académique mais aussi les productions antérieures dont il s’inspire. Que ce soit à propos du Pandemonium ou d’autres toiles faites de sa main, on ne peut donc pas dire qu’il s’éloigne absolument de l’académisme et qu’il se place à contre-courant des mouvements artistiques précédents. On note ainsi que si la manière de traiter les paysages est radicalement nouvelle chez Martin, on retrouve cependant dans ses sujets et dans ses compositions, une reprise d’un genre déjà bien installé depuis le XVIIe siècle : le paysage historique. Celui-ci permet de développer un sujet de peinture d’histoire biblique ou mythologique s’inscrivant dans un paysage donnant par la même au peintre l’occasion de démontrer ses capacités et sa virtuosité à le représenter. Très en vogue en France et en Italie, ce genre quelque peu « hybride » a notamment été pratiqué par Le Lorrain ou Annibal Carrache. Voilà qui donnera à méditer pour encore bien des années. Être né cinq jours après la prise de la Bastille n’a donc pas fait de John Martin un peintre totalement révolutionnaire…
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