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Le Triptyque de la famille Braque ou l'apothéose de l'harmonie


Rogier van der Weyden, Triptyque de la famille Braque, 1450-1452, huile sur bois, H. 40 cm x L. 60 cm (fermé) / L. 137 cm (ouvert), Paris, musée du Louvre.


Le Triptyque de la famille Braque, réalisé par Rogier van der Weyden entre 1450 et 1452, présente trois panneaux peints à l’huile sur bois, qui ensemble développent une narration sur 40 cm de hauteur et 60 cm de largeur (fermé) ou 137 cm (ouvert). Cette oeuvre exceptionnelle est aujourd'hui conservée au musée du Louvre, à Paris. Le panneau central présente le Christ entre la Vierge et saint Jean l’Evangéliste, tandis que les deux volets latéraux sont peints à la fois sur le recto et le verso. Le volet de gauche présente ainsi d'abord un saint Jean-Baptiste et ensuite, au revers, un crâne avec un écu portant les armoiries de Jean Braque. Le volet de droite, quant à lui, donne à voir une sainte Marie-Madeleine d'un côté et une croix de pierre feinte de l'autre, avec un écu portant à la fois les armoiries des familles Braque et Brabant. L’œuvre aurait donc été réalisée à Tournai, pour Jean Braque et son épouse Catherine de Brabant. Le musée du Louvre a acquis cette œuvre en 1913, par l'intermédiaire d'un marchand bruxellois, François Kleinberger.


Rogier van der Weyden, Triptyque de la famille Braque, 1450-1452, huile sur bois, détails du verso des volets gauche et droit, Paris, musée du Louvre.


Rogier de la Pasture, plus connu sous le nom de Rogier van der Weyden, est né à Tournai aux alentours de 1400. Il s’est formé dans cette même ville, dans l’atelier de Robert Campin où il est entré le 5 mars 1427. Il se familiarise alors avec le nouveau style que Campin propose, un art en rupture avec la tradition gothique et plus proche de la représentation du réel. Puis, dans les années 1432, il déménage définitivement à Bruxelles et donne à son nom un ton plus flamand. On suppose qu’il a voyagé à Paris, peut-être y a-t-il fréquenté des ateliers de miniaturistes, mais aussi à Gand, où Hubert van Eyck a reçu quelques années plus tôt la grande commande du Retable de l’Agneau mystique. Enfin, de source sûre, nous savons qu’en 1449 Rogier voyage en Italie et notamment à Florence. En effet, un chroniqueur écrit qu’il se trouve à Rome pour l’année jubilaire de 1450. Nous ignorons cependant à ce jour les conditions précises dans lesquelles il a pu voyager en Italie.


Attribué à Johannes (Jan) Wierix, Portrait de Rogier van der Weyden, gravure, 1572, tirée du Pictorum aliquot Germaniae Inferioris Effigies de Dominicus Lampsonius, The Courtauld Institute of Art, Somerset House, Londres.




La date d’exécution ainsi que la fonction ces panneaux de Rogier van der Weyden sont elles aussi assez floues. Le contexte de la commande est, encore aujourd’hui, difficile à définir. La seule donnée qui fait quasiment l’unanimité, depuis les écrits de l’historien de l’art Gustav Friedrich Waagen dans les années 1850, c’est l’attribution de l’œuvre à l'artiste. Pour ce qui est de sa datation, les spécialistes s’opposent principalement sur deux périodes probables. Certains penchent pour une réalisation durant la brève période de la vie maritale du couple commanditaire, Jean Braque étant décédé le 25 juin 1452 ; d’autres préfèrent penser que le triptyque est un peu plus tardif et y voient ainsi une œuvre posthume, commandée par la veuve. Si l’on considère qu'elle a bien été réalisée du vivant des deux époux, ou légèrement après la mort de Jean Braque, elle aurait donc été peinte peu après le séjour de Rogier van der Weyden à Rome.

La destination de l'œuvre est elle aussi assez discutée. D’une part, l’aspect funéraire du crâne a fait penser qu’un tombeau aurait pu accueillir cette dernière. D’autre part, une thèse bien plus répandue et défendue ardemment par Philippe Lorentz, qui se base sur ses différents propriétaires, sur les documents relatifs à son origine et son parcours, met en avant l’idée qu'elle était destinée à la dévotion privée. Elle devait alors être placée soit dans une chapelle soit dans un oratoire domestique, en tant qu’autel portatif.

Le Triptyque Braque serait donc une œuvre caractéristique de la maturité du peintre. Ces trois panneaux sont, en définitive, l'incarnation d'une formation particulière, mêlant l'identité personnelle et le parcours de l'artiste, avec un regard porté sur l'art italien. Le Triptyque Braque donne à voir une unicité parfaite entre un discours dogmatique axé autour de l’Eucharistie et son aspect formel. La force de l'artiste est d'aboutir à la création la plus équilibrée et la plus personnelle qui soit.


Rogier van der Weyden, Triptyque de la famille Braque, 1450-1452, huile sur bois, H. 40 cm x L. 60 cm (fermé) / L. 137 cm (ouvert), Paris, musée du Louvre.


Ce qui nous frappe très directement, c’est évidemment la portée religieuse. La pensée chrétienne transparaît dès l’extérieur du triptyque, lorsque les volets sont fermés.

Rogier van der Weyden, Triptyque de la famille Braque, détails du verso des volets

L’aspect funéraire, évoquant les terribles réalités de la mort, est visible dès le premier coup d’œil également. En effet, les deux volets se présentent sous la forme de deux niches feintes, contenant principalement un crâne, une brique brisée et une croix de pierre. Les Flamands du XVème siècle furent les premiers à utiliser la représentation de niches sur les volets extérieurs des polyptyques. Ces dernières avaient à la fois pour but de créer un espace en trompe-l’œil, esthétique pour la vision quotidienne, tout en mettant en valeur des objets à la symbolique forte. Ainsi, l’artiste met ici en avant des objets évoquant la mort. L’aspect vieilli des pierres brunâtres et l’obscurité viennent s’ajouter de manière emphatique à ce sentiment de mort. Le crâne renvoie donc vraisemblablement à la fois à un memento mori et à une fonction commémorative, réalisée peut-être en souvenir du décès de Jean Braque. L’apparence brisée de la brique renforce l’effet saisissant de la symbolique funèbre. Le panneau de gauche est d’ailleurs parcouru d’une inscription (voir cadre rouge sur l'image ci-dessus) qui livre au spectateur à la fois le sens symbolique de la représentation et un enseignement moral sur la mort :

« Regardez-vous ici, orgueilleux et avares. Mon corps fut beau, il est désormais la nourriture des vers. »

Par ailleurs, dans le panneau de droite, la croix de pierre gravée poursuit ce développement de la finitude humaine. Elle est inscrite d’une citation, en caractères d’or, du début du quarante-et-unième chapitre de l’Ecclésiastique (1-2) :

« Ô mort, que ton souvenir est amer à l’homme juste et qui vit en paix au sein de ses richesses, à l’homme exempt de soucis et qui prospère en tout, et qui est encore en état de goûter le plaisir de la table ! »

Le peintre ramène l’homme à sa condition mortelle et à la vanité des choses terrestres. Il s’agit d’une véritable nature morte qui nous est donnée à voir, ou plus précisément une vanité, c'est-à-dire d'une représentation allégorique de l'écoulement du temps, au travers de la vacuité des passions humaines.


Rogier van der Weyden, Triptyque de la famille Braque, 1450-1452, huile sur bois, H. 40 cm x L. 60 cm (fermé) / L. 137 cm (ouvert), Paris, musée du Louvre.


L’aspect lugubre de l’extérieur des volets contraste cependant avec l’intérieur de l’œuvre qui évoque beaucoup plus l’espoir suscité par la foi chrétienne. En effet, Rogier van der Weyden nous donne à voir une promesse de salut avec notamment la figure centrale du Christ rédempteur, des visages rassurants, un paysage panoramique et unifié, ainsi qu'une association de chaque personnage à une inscription pieuse tirée des Évangiles. L’ouverture du triptyque est en fait la poursuite et l’achèvement de l’enseignement dogmatique déjà présent sur les revers. Ce que laissait pressentir le triptyque fermé est ensuite expliqué, sublimé, à l’ouverture. Dans une lumière digne du paradis, van der Weyden présente aux yeux du dévot spectateur la raison pour laquelle il faut espérer, croire, après avoir rappelé précédemment les dures réalités de l’existence terrestre. C'est une véritable unité qui préside à la conception même du triptyque. Ce dernier est conçu comme un tout original, un microcosme analogue à la Création.

En outre, l'harmonie et la cohérence de cette œuvre trouvent leur explication dans le splendide fond de paysage qui se développe sans interruption entre les panneaux de bois. En plus d’être homogène, il est organisé puisque à chaque panneau correspond un aspect particulier de la nature ; le Christ est placé devant le Jourdain, prenant ici la forme d'une mer. Marie-Madeleine se situe devant le paysage d'une campagne rocheuse et vallonnée et, relativement à saint Jean-Baptiste, c’est avant tout la perspective qui est mise en avant. Le cours d'eau s'étend au loin et donne l’occasion au peintre de jouer sur les nuances subtiles de couleurs et de lumière.

Waagen, dans son ouvrage Treasures of art in Great Britain, note d'ailleurs que van der Weyden, plus que tout autre artiste de son époque, était très religieux. Nous pouvons ainsi mieux comprendre l’importance qu’il accorde à la transmission de l’enseignement dogmatique dans son Triptyque Braque.



Rogier van der Weyden, Triptyque de la famille Braque, 1450-1452, huile sur bois, détail du panneau central, Paris, musée du Louvre.


Triptyque Braque, Le Christ, détail du panneau central

Au centre d’un paysage panoramique, le Christ Salvator Mundi domine et juge le vaste monde. Il tient en effet le globe dans sa main gauche et un rayonnement doré, faisant office de nimbe, souligne que nous sommes face à une apparition divine et surnaturelle. Ici l’artiste représente le Christ tel qu’il est décrit dans l’Evangile selon saint Matthieu au chapitre 24, verset 27, c’est à dire comme un éclair fulgurant : « En effet, comme l’éclair part de l’orient et brille jusqu’à l’occident, ainsi sera la venue du Fils de l’homme. ». Au-dessus de sa tête, se déroule une inscription sinueuse qui s’avère être une citation de l’Evangile de saint Jean, chapitre VI, verset 51 : « Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel ». Saint Jean ajoute dans le même verset « si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. ».



Ainsi, le peintre nous donne à voir le Christ qui se fait homme pour nous offrir la promesse de la vie éternelle.

Triptyque Braque, Marie, détail du panneau central






Ensuite, la Vierge à la droite du Christ, implorante les mains jointes, dans une posture pieuse d’intercession, est associée à une citation tirée de l’Évangile selon saint Luc, chapitre I, verset 46-47 : « Marie dit alors : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur ! »». Marie apparaît ainsi comme un rappel du rôle du Sauveur.








Triptyque Braque, Saint Jean, détail du panneau central

Enfin, en pendant de la Vierge, à la droite du Christ, nous avons saint Jean, qui étonnamment se trouve à la place habituellement réservée au XVème siècle à saint Jean-Baptiste, finalement déporté sur le volet gauche. Cependant, tout comme Marie, saint Jean semble être présent pour rappeler la portée rédemptrice de la venue du Christ sur Terre. Par conséquent, van der Weyden a favorisé l’importance doctrinale de saint Jean par rapport à celle de saint Jean-Baptiste. Ainsi, il a placé le discours dogmatique au cœur de sa composition. D’ailleurs, on se rend compte qu'il accorde une grande place au texte biblique, à la parole de Dieu et aux textes du dogme chrétien. Chaque personnage a son propre « pseudo-phylactère » et l’artiste fait référence à des passages de la Légende dorée de Jacques de Voragine, notamment par la présence du calice en or de saint Jean qui évoque l’épisode dit de « la coupe empoisonnée » (déjà présent tout de même dans Matthieu, ch. XX, verset 20-24 et Marc, ch. XVI, verset 17-18). Ainsi, c’est la vertu du sacrifice divin et du culte chrétien qui est mise en avant. L’inscription, au-dessus de sa tête, tirée de son propre Évangile selon saint Jean, chapitre I, verset 14 : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous », renforce l’importance de la parole de Dieu et la pratique du culte.


Après ce panneau central empreint d’espoir, faisant l’éloge de la parole de Dieu et de la foi chrétienne, les volets latéraux viennent compléter le discours dogmatique de l’œuvre avec le thème de la rémission des péchés annoncée par la figure de saint Jean-Baptiste à gauche du Christ et celle de Marie-Madeleine à sa droite.


Saint Jean Baptiste, détail du volet gauche, recto

Le saint apparaît amaigri, le visage austère, d’une manière fidèle aux textes bibliques qui le décrivent comme un homme émacié par sa piété. Sa ceinture d’épines vient discrètement préfigurer le sacrifice du Christ. Le manteau rouge vif est peut-être aussi une évocation de la Passion. Il tient entr’ouvert un livre représentant le dogme chrétien, sans doute celui des prophéties et montre, de son index tendu, Jésus, qu’il désigne comme le Sauveur. L’inscription, tirée de l’Évangile de saint Jean, chapitre I, verset 29, proclame en effet : « Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde ».




Marie-Madeleine, détail du volet droit, recto

A la droite du Christ, Marie-Madeleine est là pour indiquer que le pardon est possible si le pécheur se repend. La grâce de Dieu est montrée comme toute puissante. En contraste avec l’aspect âpre du corps de saint Jean-Baptiste, le corps de la sainte est séduisant, jeune. Nous sommes loin de la Madeleine pénitente de Donatello réalisée à la même époque entre 1453 et 1455 à Florence. La citation associée à Marie-Madeleine, tirée de l’Évangile de saint Jean, chapitre XII, verset 3, fait référence à sa vie, plus précisément à son repentir : « Or, Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus ».



Donato di Niccolò di Betto Bardi, dit Donatello, Madeleine pénitente, 1453-1457, bois polychromé, H. 188 cm, Florence, museo dell'Opera del Duomo


Par ailleurs, on retrouve l’importance du discours dogmatique dans le paysage, par la présence d’un détail très intéressant. En effet, on peut entrevoir dans la première boucle du Jourdain, saint Jean-Baptiste aussi appelé le « Précurseur », en train d’immerger le Christ dont deux anges tiennent les vêtements.

Saint Jean Baptiste, détail du volet gauche, recto

C’est encore un moment capital pour la théologie qui est mis en avant, puisque saint Jean l’Évangéliste dit dans son Évangile selon saint Jean au chapitre I, verset 32 à 34, avoir vu descendre sur le Christ l’Esprit Saint du ciel sous la forme d’une colombe.


Baptême du Christ, détail du volet gauche, recto

De ce triptyque émane l'union formidable entre méditation profonde et exécution admirable. Comme l’écrivit Hulin de Loo dans sa Biographie nationale en 1938, il est : « la réalisation la plus parfaite de l’idéal de grave spiritualité poursuivi par le Maître dans la période moyenne de sa carrière ».

Réalisés entre 1450 et 1452, au retour d’Italie de l’artiste, ces panneaux qui forment un tout extrêmement harmonieux témoignent d'une réflexion artistique au carrefour de la tradition et de l'innovation. Le paysage mis en perspective, en rompant significativement avec les espaces très étroits et souvent intérieurs de la peinture flamande, se rapproche de la peinture italienne et s'éloigne celle venue du nord. Cependant, ce type de retable présentant les armoiries des commanditaires et des citations pieuses, est très courant aux XVème et XVIème siècles. De plus, en ce qui concerne le traitement formel des figures, du paysage et le traitement de la lumière et de la couleur, le triptyque témoigne profondément de la douceur caractéristique de l'art flamand.

Rogier van der Weyden était ainsi tout à fait singulier. Dès son époque, il marqua les esprits pour sa capacité extraordinaire à représenter la douleur, sa propension à l’expression des sentiments. Il nous livre, dans sa fin de carrière, une pensée rigoureuse, une profondeur et une puissance remarquables des émotions et des effets de détails. Entre la gravité de l'atmosphère et la fermeté de la touche, c'est la douceur et la grâce qui irradient le spectateur.


En définitive, tout ce qui fait d'un individu un grand artiste, se trouvait chez lui.

Savoir être tragique dans la douceur, savoir être gracieux dans la rigueur, savoir être traditionnel dans la contemporanéité.


Jérémy Alves.


Pour aller plus loin :


Bibliographie :


- CHÂTELET A., Rogier van der Weyden (Rogier de le Pasture), Paris, 1999.


- CHÂTELET A., Robert Campin Le Maître de Flémalle, La fascination du quotidien, Anvers, 1996.


- COMBLEN-SONKES M. et LORENTZ P., Musée du Louvre : Les Primitifs flamands. I. Corpus de la peinture des anciens Pays-Bas méridionaux au quinzième siècle, 17, Bruxelles, 1995.


- DIJKSTRA J., « Rogier van der Weyden », dans Les Primitifs flamands et leur temps, DE PATOUL B. et VAN SCHOUTE R. (dir), Louvain-la-Neuve, 1994.


- FOUCART J., Catalogue des peintures flamandes et hollandaises du musée du Louvre, Paris, Gallimard/Musée du Louvre, 2009.


- JOLLET E., La Nature morte ou la Place des choses : l’objet et son lieu dans l’art occidental, Paris, Hazan, 2007


- WAAGEN G. F., Treasures of Art in Great Britain : Being an account of the chief collection of paintings, drawings, sculptures, etc., Londres, 1854.

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