Un des malheurs attachés à la postérité de certains grands artistes est celui d’avoir côtoyé un créateur de génie. Ainsi leur nom, bien que souvent réputé de leur vivant, tend à disparaître, du moins à s’éclipser derrière celui de leur illustre confrère. On ne peut penser à eux sans penser à lui. Ainsi le nom de George Braque évoque celui de Picasso, Giulio Romano amène vers Raphaël et Jan Lievens est immédiatement associé à l’ombre de Rembrandt. Néanmoins, eux aussi méritent l’étude car parfois, l’influence exercée entre les deux artistes ne se fait pas dans le sens que l’on croit.
Jan Lievens naquit en 1607 à Leyde, aux Provinces-Unies, d’un père protestant qui s’était exilé de Gand, alors sous domination catholique, et d’une mère hollandaise. Sa période d’apprentissage est sujette à controverses sur certains points mais c’est avec sûreté que l’on affirme qu’il la débuta dans l’atelier de Joris van Schooten, portraitiste installé à Leyde. Longtemps, en se basant sur une biographie contemporaine de Jan Janszoon Orlers, bourgmestre d’Anvers et premier biographe des jeunes Lievens et Rembrandt, fut affirmé le passage des deux artistes dans l’atelier de Pieter Lastman. Si, pour Rembrandt, cela n’est pas contesté, rien n’est moins sûr pour Lievens car rien dans son art ne tend à montrer une influence de Lastman. Cependant, dans ces années une double-influence se dégage bien, celle de l’art caravagesque et de l’art qui se développe alors dans l’atelier de Rubens à Anvers. En effet, après s’être installé un atelier en 1622 dans la maison familiale, Jan Lievens partit à Haarlem achever sa formation auprès de Frans Pieter de Grebber. Ce dernier, proche de Rubens, lui permit sans doute de se rendre à Anvers. On peut également penser que Lievens put, durant cette période, visiter l’atelier de van Honthorst à Utrecht tant l’influence des caravagesques d’Utrecht est prégnante dans ses premières compositions. Il en reprend ainsi le goût pour le clair-obscur amené par une source de lumière interne à la composition et les scènes des bas-fonds comme illustré par Les joueurs de cartes peint autour de 1625 et présenté à la Leiden Collection de New-York. A ce type caravagesque, Lievens ajoute ce qu’il a pu observer dans l’atelier de Rubens, notamment auprès du jeune Van Dyck, c’est-à-dire un goût pour la matière. Lievens peint ainsi avec de larges coups de pinceaux et des empâtements marqués, technique que l’on qualifie en anglais de rough manner ou manière rugueuse.
Ce terme est le plus souvent associé à un autre artiste, avec qui s’installe Jan Lievens à Leyde autour de 1625 : Rembrandt. C’est en effet par l’intermédiaire de Lievens que ce dernier découvrit cette technique qui fait encore aujourd’hui sa renommée. Cette période de collaboration entre les deux artistes est plutôt bien connue car Constantin Huygens, secrétaire du Stadhouder des Provinces-Unies, Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, visita à plusieurs reprises leur atelier, visites qu’il rapporta par écrit dans son journal. Huygens mit ainsi sous sa protection les deux jeunes artistes et les recommanda auprès de la cour de La Haye.
C’est dans ce contexte qu’il faut placer l’un des chefs-d’œuvre de Jan Lievens, soit le Garçon à la cape et au turban peint autour de 1631 et présenté à la Leiden Collection. Ce tableau, connu depuis de nombreuses années, fut longtemps présenté comme une tronie, genre pictural développé notamment par Lievens puis repris par Rembrandt ou Frans Hals, consistant en un portrait sans volonté d’identification du modèle, cherchant à montrer quelque chose d’autre comme un caractère, un état physique ou mental, une fonction… C’est d’ailleurs sous cette interprétation que l’œuvre passa en vente en 2004 chez Christie’s où elle se vendit pour près de deux millions de dollars. Néanmoins, par l’usage de travaux comparatifs, le tableau est désormais vu comme le portrait du prince Rupert du Palatinat (1619–1690), plus jeune fils de Frédéric V du Palatinat (1596-1632) et d’Elizabeth Stuart (1596-1661). La famille protestante était en exil à la Haye, chez l’oncle de Frédéric V, suite à la défaite de la Montagne Blanche en 1619 face aux troupes catholiques des Habsbourg ayant entraîné leur mise au ban du Saint-Empire.
Lievens peint ici, tout en nuances de jaune, un jeune homme âgé d’à peine douze ans dans un costume perse aux étoffes chatoyantes, les yeux bleus regardants au loin, portant un turban bleu et or, lequel est orné d’une plume de paradisier. Cet étrange costume s’explique par le goût d’alors pour l’Orient à la cour de la Haye. Celui-ci trouve son origine dans la visite de l’ambassadeur perse Musa Beg en 1626 pour signer un accord d’échange avec les Provinces-Unies. Suite à cette visite, les costumes d’inspiration perse se multiplient dans la peinture hollandaise, la Perse étant associée dans l’imaginaire d’alors à un Orient rêvé et à une certaine idée de l’élégance. D’ailleurs toujours en 1631, Rembrandt, aidé de son atelier, peignit le même modèle, Rupert, accompagné de son précepteur, en costumes également orientaux (J. Paul Getty Museum, Los Angeles).
Lievens lui-même n’en était pas à son coup d’essai avec cette œuvre puisqu’il avait peint vers 1629, pour sa première commande du prince d’Orange, un homme, dont le costume évoque celui du prince Rupert, dans le tableau connu sous le nom de portrait du « Sultan Soliman » (Neues Gallerie, Potsdam). Nous retrouvons notamment le turban et la chaîne d’or qui joint le manteau. Ce costume, et au-delà celui de Rupert, semble s'inspirer d’un personnage de l’Adoration des Mages de Rubens connu aujourd’hui par une gravure de Lucas Vorsterman (vers 1621, Rijksmuseum, Amsterdam). Par rapport à ce portrait du Sultan Soliman, dans le portrait du Prince Rupert, Lievens adopte une manière plus lisse, caractéristique de sa période de maturité, loin de la rudesse de ses débuts. Il fait ainsi en quelque sorte l’inverse de son ami Rembrandt, en allant du rude au lisse.
Cette évolution de la technique évoque également celle d’un autre artiste : Antoon van Dyck. Lui aussi après avoir peint dans sa jeunesse de manière rude, inspirant alors Lievens, affina sa manière notamment au contact des maîtres italiens. En 1631, lorsque Jan Lievens peignit le portrait de Rupert en costume perse, van Dyck était sans doute lui aussi à la cour de la Haye où il peignit les portraits d’Amelia van Solms et de son mari le stadhouder, Frédéric-Henri. Ce fut ainsi l’occasion d’un nouveau rapprochement entre les deux hommes, qui peut expliquer pourquoi Lievens, lui aussi, lissa sa technique. Peu de temps après, van Dyck fut appelé par le frère d’Elizabeth Stuart, mère du prince Rupert, le roi Charles Ier d’Angleterre pour qu’il devienne son peintre "ordinaire". Lievens suivit alors son modèle et entra dans son atelier londonien.
Antoine Lavastre
Bibliographie :
-Bernhard Schnackenburg, Jan Lievens. Friend and rival of the young Rembrandt, Petersberg, 2016.
-Chefs-d'oeuvre de la collection Leiden : le siècle de Rembrandt, cat. exp. (Paris, musée du Louvre, 22 février-22 mai 2017), sous la dir. de Blaise Ducos et Dominique Suhr, Paris, New York, 2017.
- Lloyd DeWitt, "Boy in a Cape and Turban (Portrait of Prince Rupert of the Palatinate)” (2017), The Leiden Collection Catalogue, 3ème ed. sous la dir. de Arthur K. Wheelock Jr. et Lara Yeager-Crasselt, New York, 2020.
-Lloyd DeWitt et Arthur K. Wheelock Jr, “Card Players” (2017), The Leiden Collection Catalogue, 3ème ed. sous la dir. de Arthur K. Wheelock Jr. et Lara Yeager-Crasselt, New York, 2020.
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