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Nanni di Banco, père oublié de la Renaissance florentine


« J'ai souvent constaté avec un étonnement mêlé de tristesse que nombre d'arts et de sciences excellents et divins, dont nous savons par leurs réalisations comme par les écrits historiques combien ils étaient féconds à la valeureuse époque des Anciens, sont à présent défaillants et ont presque entièrement disparu. [...] Mais à mon retour du long exil où nous avons vieilli, nous les Alberti, quand je suis rentré dans cette patrie qui est la nôtre et qui plus que toutes a embelli, j'ai compris que beaucoup, toi le premier Filippo, et notre grand ami et sculpteur Donato, ainsi que Nencio, Luca et Masaccio, avaient un talent qui en aucun domaine digne d'éloges ne les rend inférieurs aux Anciens qui se sont illustrés dans ces arts ».


Dans cette citation tirée de son traité De Pictura (1436), Léon Battista Alberti fait de cinq artistes les pères de la rénovation artistique qui se déroule alors à Florence. Il s’agit de l’architecte du dôme de la cathédrale de Florence Filippo Brunelleschi, du peintre Masaccio et des trois sculpteurs Lorenzo Ghiberti (dit Nencio), Luca della Robbia et Donatello. Néanmoins, un nom semble avoir été oublié par l’auteur, celui d’un quatrième sculpteur dont l’apport artistique peut être considéré comme tout aussi important : Giovanni di Antonio di Banco, dit Nanni di Banco. Cette omission, qui exclut l’artiste d’un statut honorifique, n’est pas rattrapée par Vasari, qui en 1550 dans ses Vies des peintres, sculpteurs et architectes dresse une biographie plus que concise de l’artiste. Il en fait ainsi un simple élève de Donatello, dont il était pourtant l’aîné, et le place seulement à « un rang honorable parmi les sculpteurs ». Il attribue même son chef-d’œuvre, L’assomption de la Vierge décorant la porte de la Mandorle de la cathédrale de Florence, à un autre artiste (Jacopo della Quercia). Si ce mépris peut s’expliquer par la mort soudaine de l’artiste en 1421, le privant ainsi d’une longue carrière, des générations d’historiens de l’art sont parvenues depuis à lui redonner la place qu’il mérite dans l’histoire de la Renaissance.


Porte de la Mandorle, 1391-1421, Florence, Cathédrale Santa Maria del Fiore.


Nanni di Banco est le fils d’un certain Antonio, ouvrier tailleur de pierre sur la cathédrale de Florence. Il naît vers 1380 et semble s’être formé auprès de son père. C’est d’ailleurs à cette période de sa vie que son nom est pour la première fois mentionné dans des documents en tant que sculpteur. Père et fils travaillent ainsi ensemble sur la réalisation de la porte de la Mandorle, entrée latérale la plus importante de la cathédrale de Florence. Ce chantier, débuté en 1391 et s’étirant jusqu’aux années 1420, constitue selon l’historienne Laura Cavazzini « une scène privilégiée pour l’étude des tendances de la sculpture florentine ». Il est, en effet, effectué « en trois campagnes décoratives distinctes qui correspondent en fait à trois périodes culturelles ». La première phase, entre 1391 et 1397, est consacrée à la réalisation des montants, des figures des prophètes couronnant ces mêmes montants, du linteau et de ses consoles. Les montants sont décorés par l’alternance de figures d’anges et de motifs de feuillages dans lesquels s’intégraient des dizaines de petits personnages nus et dont l’iconographie est antiquisante. Apollon, Vénus, et des Allégories y sont ainsi sculptés. Ce décor est repris sur l’archivolte de la porte dont la réalisation, lors de la deuxième phase de travaux, entre 1404 et 1408, est en partie confiée à Antonio di Banco, père de Nani. Cependant, ce dernier semble également avoir participé de manière autonome à l’œuvre comme l’atteste l’attribution récurrente d’un Hercule appuyé sur sa massue. Cette figure, au-delà de son iconographie, atteste un regard attentif de la part de l’artiste sur l’Antiquité. Cela passe notamment par le soin apporté à l’équilibre de la pose et au rendu détaillé de l’anatomie, éloignant ainsi cette figure de l’élégance gothique des autres statues de l’archivolte.


Légende : Nanni di Banco (?), Hercule, vers 1405-1408, musée de l' Œuvre de la cathédrale, Florence.


À gauche : Donatello (?), Jeune prophète, vers 1405-08, musée de l'Œuvre de la cathédrale, Florence.

À droite : Nanni di Banco (?), Jeune prophète, vers 1405-1408, musée de l'Œuvre de la cathédrale, Florence.


C’est durant cette même phase du chantier que Nanni di Banco se confronte pour la première fois à celui qui deviendra son principal rival et collègue, Donatello. En effet, les deux artistes se voient chacun confier la réalisation d’un prophète destiné à orner les pinacles de la porte. La confrontation entre les deux œuvres, aujourd’hui conservées au musée de l’Œuvre à Florence, atteste qu’à cette période, Nanni di Banco est celui le moins tributaire de la manière gothique, et donc le plus moderne. Son prophète, représenté les cheveux courts, le regard déterminé, porte un lourd drapé qui vient souligner le corps à la manière antique lui assurant ainsi une présence là où les plis du vêtement du prophète de Donatello sont encore très sinueux et sans cohérence. Dans la même idée, la position du corps du prophète de Nanni atteste d’un dépassement plus avancé de la tradition gothique. L’artiste reprend ainsi le déhanchement, le contrapposto, des statues antiques pour donner un dynamisme à sa figure. De plus, par l’écartement des bras, il parvient à créer un vide dans le marbre, montrant par cela une meilleure maîtrise technique et une volonté de parvenir à détacher la sculpture de l’architecture.


À gauche : Nanni di Banco, Isaïe, 1408, musée de l'Œuvre de la cathédrale, Florence.

À droite : Donatello, David, 1408, musée du Bargello, Florence.


Cette leçon semble avoir été acquise rapidement par Donatello, comme l’atteste leur deuxième mise en concurrence, qui correspond à leur première réalisation de grande importance pour la cathédrale, soit les deux statues de prophètes destinées à couronner les arcs-boutants de l’abside nord du chœur. Commandées en 1408, mesurant chacune environ deux mètres de haut, elles représentent Isaïe pour Nanni et David pour Donatello. Ici, le rapport s’inverse puisque Donatello présente une œuvre plus moderne par l’utilisation d’un drapé lourd mettant le corps en valeur et d’une position équilibrée, alors que l’œuvre de Nanni est elle encore dans la droite lignée de son prophète. Si la figure déterminée et sa coiffure sont à l’antique, la position du corps, en contrapposto outrepassé, et le drapé serré mais quelque peu encore artificiel montrent une certaine réminiscence gothique. Bien que cette double commande se solda par un échec (les statues sont trop petites pour être vues d’aussi bas), elle atteste tout de même de la renommée grandissante et conjointe des deux artistes. Ils sont, en effet, employés pour le chantier majeur de la ville.


À gauche : Nanni di Banco, Saint Luc, 1408-1415, musée de l'Œuvre de la cathédrale, Florence.

À droite : Donatello, Saint Jean, 1408-1415, musée de l'Œuvre de la cathédrale, Florence.


Cela est d’ailleurs confirmé à peine quelque mois plus tard par la commande aux deux artistes de figures d’évangélistes destinées au portail de la cathédrale. Au nombre de quatre, ces sculptures sont confiées à Donatello pour saint Jean, à Nanni pour saint Luc, et aux artistes moins novateurs que sont Niccolo di Pietro Lamberti pour saint Marc et Bernardo Ciuffagni pour saint Matthieu. Cette commande, qui met une troisième fois en concurrence Nanni et Donatello, marque un tournant important dans leur opposition/émulation. En effet, si les deux artistes s’inspiraient mutuellement (en témoigne le poignet cassé du saint Luc, référence directe au David cité plus haut), ici leur chemin se sépare définitivement. Donatello, pour sa figure, décide de s’appuyer sur l’antique pour le dépasser et aller vers une modernité nouvelle. Il présente ainsi un allongement du corps, en rapport avec la vue ascendante du spectateur sur la statue, et place son personnage dans une position instable, comme s’il s’apprêtait à bondir. Cela est d’ailleurs accentué par l’expression qui se dégage du visage de la figure au point qu’André Chastel écrivit à son propos qu’elle « renouvela le répertoire expressif de la statuaire ». À l’inverse, Nanni embrasse définitivement l’influence antique rigoureuse en représentant son évangéliste à la manière d’un philosophe, dont l’aspect et la position évoquent la sérénité vertueuse.


Nanni di Banco, Niche de la confrérie des tailleurs de pierre et de bois, vers 1414, église Orsanmichele, Florence.


Cette même sérénité vertueuse antiquisante se dégage de ce qui constitue sans doute l’œuvre la plus célèbre de l’artiste florentin : la niche de la corporation des tailleurs de pierre et de bois sur les murs extérieurs de l’église Orsanmichele à Florence. Reconstruit au XIVe siècle, l’édifice accueille sur son pourtour des niches, chacune attribuée à une corporation. Au début du XVe siècle, une vaste campagne se met en place afin de les orner de statues, donnant ainsi naissance à un climat d’émulation favorisé par la lutte entre les différentes corporations pour avoir le plus beau monument. Nanni di Banco est ainsi chargé vers 1414 de réaliser pour la corporation citée plus haut quatre figures de saints, tous des sculpteurs ayant été exécutés par l’empereur romain Dioclétien pour avoir refusé de réaliser une idole de pierre. Pour faire face au problème de l’espace réduit en rapport au nombre important de figures, l’artiste fait le choix d’une composition en ronde, comme si les saints discutaient entre eux. Par cet effet, il est l’un des premiers artistes à avoir autonomisé la sculpture par rapport à l’architecture. De fait, les figures en interagissant entre elles se créent un propre espace et ne sont donc plus dépendantes de celui de la niche. Pour ce qui est de la réalisation formelle, Nanni di Banco poursuit son rapport rigoureux à l’antique comme en témoignent les toges portées par les saints, leurs visages inspirés de la statuaire de l’époque de l’empereur Hadrien ou encore l’aspect contenu de leurs émotions. Enfin, la démarcation avec Donatello se ressent dans le relief situé en partie basse et montrant les artisans au travail. Nanni di Banco y fait le choix d’un traitement en haut-relief, soit à l’inspiration des sarcophages antiques, alors même que Donatello développe alors son art du schiacciato, soit du très bas-relief, à même de permettre l’utilisation de la perspective en sculpture.


Nanni di Banco, Les Quatre saints couronnés, vers 1414, Musée de l'église Orsanmichele, Florence.


En 1414, Nanni di Banco, auréolé d’une plus grande renommée grâce à ses récents succès, est réengagé dans le chantier de la porte de la Mandorle, désormais de manière tout à fait indépendante. Il est alors chargé d’exécuter une des parties les plus importantes de la décoration, le tympan. Travaillant encore en très haut-relief, il conçoit une Assomption de la Vierge, chose particulièrement difficile dans le format triangulaire imposé. Nanni représente la mère du Christ couronnée dans une mandorle (qui donne son surnom à la porte), portée par quatre anges et accompagnée d’anges musiciens et de saint Thomas. S’intégrant dans un décor encore largement gothique, Nanni tend à limiter dans cette œuvre les effets trop modernes. C’est sans doute comme cela qu’il faut lire la multiplicité des plis sur les drapés. De plus, l’artiste est orienté, dans sa composition, par une iconographie ancienne et déjà bien normée, notamment par le relief réalisé par Orcagna vers 1355 pour l’église Orsanmichele. Néanmoins, Nanni di Banco parvient à imprimer à cette œuvre un mouvement tout renaissant par l’aspect virevoltant des figures angéliques. De même, la représentation en raccourci de la Vierge s’adressant au saint, dont le mouvement des jambes s’oppose à celui du buste et de la tête, est également remarquable. Réalisée en sept parties distinctes, cette œuvre ne fut malheureusement pas achevée par l’artiste qui mourut subitement en 1421. Ainsi, ses élèves et notamment Luca Della Robbia furent chargés des finitions et de l’installation de l’œuvre.


Nanni di Banco, Assomption de la Vierge, Tympan de la porte de la Mandorle, 1414-1421, Florence, Cathédrale Santa Maria del Fiore.


Cette mort soudaine brisa l'élan de Nanni di Banco, alors en pleine apogée, et l'empêcha de poursuivre une carrière qui aurait pu marquer définitivement les mémoires. Néanmoins, si son nom a connu la postérité avec difficulté, son influence artistique est incontestable. Par son opposition avec Donatello, source d'émulation constante, tous deux sont parvenus à profondément modifier l'art de la sculpture, ouvrant ainsi la voie vers la modernité. De plus, son lien étroit avec un rapport à l'antique serein connut une postérité importante à Florence, donnant naissance à un courant parallèle à celui des émules de Donatello. Parmi ces artistes tributaire de l'art de Nanni di Banco, il est ainsi possible de citer d'aussi grands artistes que Luca della Robbia, Desiderio da Settignano et Andrea del Verrocchio.


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