Retable d’Issenheim
- mrbacchus
- 1 nov. 2019
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 nov. 2019
Il y a des personnages, réels et fictifs, qui sont ancrés de notre inconscient collectif. Leur présence récurrente dans l’histoire de l’Art n’illustre pas seulement nos fascinations, nos modes, ou des entités au centre de nos préoccupations. Leur étude nous donne aussi des clefs pour comprendre les sociétés passées et présentes, leurs problématiques, leurs traditions, et le contexte historique dans lequel les œuvres sont créées.

Le personnage dont que je voudrais parler aujourd’hui, nous savons tous à quoi il ressemble. Si je vous donne un papier et un crayon, vous saurez très probablement représenter les lignes majeures de son visage, ses traits, ses attributs, et peut être son martyre, il s’agit de Jésus Christ.
Nous aimons voir le Christ dans tous ses états, de la vie à la mort sans oublier la résurrection, les œuvres le mettant en scène peuvent nous questionner sur notre nature, inspirer la dévotion et le recueillement, et parfois la contemplation de son martyre peut offrir un réconfort pour des croyants en quête d’un écho à leurs souffrances.
Il y a une œuvre qui répond à cet écho et a toujours retenu mon attention, il s’agit du retable d’Issenheim, peint entre 1512-1516 et attribué à Matthias Grünewald, aujourd’hui conservé au Musée Unterlinden, à Colmar.

Nous sommes familiers d'un christ au visage serein, apaisé et résolu devant son sort, mais ce que Grünewald nous offre ici, va bien plus loin que la simple illustration de ses stigmates. Il nous invite dans un trip halluciné au cœur des dernières heures cauchemardesques de la vie du plus célèbre des martyrs. Dans cette crucifixion, il figure l’horreur de cet évènement en esthétisant l’insoutenable. Il est parvenu à rendre sublime une violence rarement observée dans l’histoire de l’Art. Est-il crucifié, écartelé ou est-ce un autre mal inconnu qui essaye de se frayer un chemin vers nous spectateurs et tord ses membres à la limite de la déchirure, ne faisant tenir sa pauvre carcasse que par les jointures de ses muscles en décomposition.

Nous sommes en droit de questionner la motivation qui pousse un artiste à créer une telle œuvre. Que nous raconte-t-elle sur l’histoire de ses commanditaires ? Son but ? Qui était ce « sauvage de génie » comme l’appelait l’auteur Huysmans ?
Profitant de l’invitation du Musée pour assister à la restauration de ce chef-d'oeuvre, j’en ai profité pour m'entretenir avec sa directrice, Pantxika De Paepeet, et le restaurateur en chef Anthony Pontabry. Voici notre échange. Vous trouverez la suite de ma visite sur mon Instagram @mr.bacchus.
ENTRETIEN
Pantxika De Paepe, Directrice du Musée Unterlinden de Colmar
Anthony Pontabry, Restaurateur en chef de la peinture du retable.
CM: Madame De Paepe, pourriez-vous nous en dire plus sur les commanditaires de ce retable ?
PDP : Le retable d’Issenheim fut commandé pour la commanderie des Antonins probablement au début des années 1510. Cet ordre officialisé en 1247, avait pour but d’accueillir les pèlerins venants prier Saint Antoine l’ermite pour éviter de contracter « le mal des ardents » ou « maladie de Saint Antoine » très répandue à cette époque.
CM : Cette représentation si poignante va plus loin que la simple représentation des stigmates du Christ connus, est-ce que cela aurait un lien avec cette maladie du « feu des ardents » ?
PDP : En effet, les malades viennent aussi pour se faire soigner (Saint Antoine avait le pouvoir de donner la maladie mais aussi de la guérir). Cette peinture est là pour représenter aussi les stigmates du feu des ardents. Les malades se sentaient littéralement bruler de l’intérieur à cause d’un empoisonnement à l’ergot de seigle, entrainant d’importants maux de tête allant jusqu'à l’hallucination et une nécrose progressive des extrémités du corps.
CM: Pouvez-vous nous expliquer comment les Antonins procédaient pour soigner ces malades ?
PDP : Une fois acceptés à Issenheim, les malades étaient conduits dans le cœur de l’église au pied du retable, on leur donnait à boire le Saint Vinage constitué de reliques que l’on faisaient macérer dans du vin avec des plantes aux propriétés calmantes. Tout ce cérémonial donnait à cette œuvre un caractère médicinal, la contemplation du Christ apportait un réconfort, une forme d’écho aux malades en leur permettant d’envisager un rétablissement ou de trouver la paix dans l’autre monde.
CM: Dans l’un des panneaux du retable, nous assistons à l’attaque de saint Antoine par des démons et autres monstres. Nous pouvons aussi retrouver ce type de créatures fantastiques dans l’œuvre de Jérôme Bosch. Est-ce que ce bestiaire est propre à cette partie de l’Occident ?
PDP : La représentation du sujet de l’attaque de saint Antoine plaisait à certains artistes car ils pouvaient se « lâcher ». Dans la plupart des Écritures saintes, les descriptions et histoires sont très figées, alors que dans le cas de l’attaque de Saint Antoine les artistes pouvaient explorer leur imaginaire, un peu comme dans les représentations de l’apocalypse, cela leur donnait un moyen de sortir de l’entrave de commandes souvent restrictives.

CM: Dernière question. Selon vous, comment une telle œuvre pouvait autant toucher à l’époque de sa création et réussit encore à éveiller les passions aujourd’hui ? Y-aurait-il une forme de voyeurisme morbide un peu à la manière d’un nouveau type de tourisme moderne ?
PDP : Prenez du temps cet après midi pour vous asseoir dans un coin et observer les gens qui contemplent cette œuvre, et vous verrez que peu importe d’où vient le public, la fascination est la même. Certains viennent pour se recueillir, d’autres pour frémir. De Bacon à Picasso en passant par certains opéras, cette œuvre fascine. Le voyeurisme ne s’ancre pas aussi profondément, comme la mode peut le faire. Ce qui se passe avec Grünewald et cette œuvre en particulier est beaucoup plus profond. Comme disait Rilke « la beauté n’est que le commencement du terrible ».
Suite de l'entretien, avec M. Anthony Pontabry Restaurateur de chef du Retable
CM:M.Pontabry bonjour, pouvez-vous nous parler un peu de l’histoire de cette restauration ?
AP: C’est un projet qui est né en 2003, d’abord pour restaurer l’œuvre en parallèle à l’agrandissement du musée. Le nettoyage a débuté avec une ancienne équipe, mais la restauration est suspendue en 2011.
En 2013, après de nouveaux tests faits sur l’œuvre, un appel à consultation pour effectuer une étude de faisabilité a été mis en place. Il fallait également proposer une nouvelle installation du retable, qui alors était présenté sur un autel entouré de barrières en verre, difficilement démontable en cas de danger. Répondant à l’offre, nous avons décroché le chantier et une équipe de 19 spécialistes a été mise en place. Après quelques mois de recherches, nous rendons une étude en 2014.
CM: Un peu comme la Joconde, le retable d’Issenheim est une œuvre majeure qui génère j’imagine un pourcentage important des visiteurs du musée Unterlinden. Pouvez-vous nous expliquer comment s’organise une telle restauration ?
AP: Les revenus de ce musée venant en effet en grande partie du retable, la décision a été prise de ne pas le déplacer et même d’opérer la restauration des panneaux en présence du public, mais bien entendu protégé derrière des vitres. Pour que les spectateurs puissent assister à cet événement, nous laissons des moments où les panneaux sont libres de toute intervention, nous faisant travailler un mois sur trois.
Ce qui nous donne le luxe de pouvoir organiser dans les meilleures conditions les interventions.
CM: Dans la carrière d’un restaurateur, qu’est ce que cela représente de travailler sur ce type de chef d’œuvre ? Aviez-vous une relation particulière avec cette œuvre avant cette restauration ?
AP: Etant en fin de carrière, cette restauration en représente le clou, avec peut être un ou deux autres chantiers que j’ai fait dans ma vie.
Pour moi c’est extraordinaire, et pour des restaurateurs plus jeunes, c’est quelque chose d’hors du commun. Mais je suis ravi, c’est une œuvre que j’avais vu en 1980 et qui m’avait complètement halluciné par sa beauté, mais je ne pensais pas à la restauration à cette époque. C’est plus tard que je me suis dit que c’était une œuvre maitresse et que j’aimerais mettre les mains dessus.
CM: En prenant en mains une telle œuvre il doit y avoir un certain niveau d’appréhension ou de peur peut être, comment avez-vous appréhendé ce chantier unique sous l’œil d’un publique attentif ?
AP: L’équipe d’experts réunie pour l'occasion fait que nous n’avons pas peur. Pas peur, Mais des précautions infinies sont prises dans les nettoyages que nous faisons etc. Un point important, c’est que le nettoyage a été facilité par l’état du panneau, qui est extraordinaire. Cet état est dû aux menuisiers de l’époque, qui ont réalisé une structure exceptionnelle restée intacte, et ce malgré tous les transports et déplacements dus aux nombreuses guerres qui se sont succédées. Tellement que nous aurions pu le laisser dans sont état d’origine ainsi.

CM:Nous savons peu de choses de la vie de Grünewald, cette restauration vous a-t-elle permise de mettre à jour de nouveaux éléments sur sa vie ou son œuvre ?
AP: L'action de retirer les vernis permet la redécouverte d'une œuvre exceptionnelle et des détails qui avaient disparu, comme les rehauts jaunes de l’ange du Concert des Anges. Ses pommettes, ses sourcils et même sa robe se terminent en effet avec des lumières jaunes remises en évidence. On retrouve également des petits personnages perdus en arrière-plan.
Je me pose parfois des questions sur ce qui peut se passer dans la tête d’un artiste pour arriver à une création aussi hallucinatoire, les mêmes questions que l’on peut se poser pour Bosch. Si vous regardez ce drapé, la restauration a remis en lumière 7 à 8 couleurs différentes sur le même drapé, du jaune à l’orange puis rouge, et après du violet et le bleu dans l’ombre ensuite vient du violet, bleu, rouge et enfin il est dans ce blanc éclatant.
Et les monstres aussi, au niveau de la perfection de leur réalisation, je n’avais jamais vu quelque chose comme ça. Une chose s’est confirmée pour moi, Grünewald est le maitre de la lumière et de la couleur.

CM : Dernière question. Selon vous, comment une telle œuvre pouvait autant toucher à l’époque de sa création et réussit encore à éveiller les passions aujourd’hui ?
À mon sens, elle ne touchait à l'époque que les malades qui allaient la voir. Ensuite, l’œuvre a complètement disparu dans les ténèbres, quand vous voyez comme elle était exposée jusqu’au début des année 1900… elle n’était même pas montée en retable, les panneaux et sculptures étaient séparés.
Aujourd’hui, c’est son coté assez mystique et énigmatique qui plait selon moi, quand je vois le public observer cette œuvre, ils peuvent rester un très long moment à la contempler sans vaciller, comme s’ils y voyaient autre chose.
C’est un chef d’œuvre multiple, entre scènes de sérénité et cette crucifixion violente.
Je pense que c’est ça aussi qui plait autant.
L’Art apporte une liberté que nous retrouvons que peu dans nos échanges, et d’avantage dans nos silences. La liberté de pouvoir contempler et aimer l’interdit, d’apprécier la différence, l’inconnu, le laid, le nu, la vie comme la mort sous une forme nouvelle sans avoir jamais à le justifier. Voilà ce que l’Art nous offre, la possibilité de l’exaltation devant l’insoutenable, la superbe douleur, la lumière qui ne peut vivre sans sa part d’ombre.
Nous assisterions à une telle souffrance dans notre quotidien, nous serions dégoutés, gênés, choqués. Peut-être même que certain(e)s détourneraient le regard. Mais pas ici, cette oeuvre, nous nous déplaçons du monde entier pour la contempler et la photographier.
Christopher Michaut
Cet article a été publié en version originale, à savoir en anglais, sur Dailyartmagazine.com
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