La date du 19 mai 2021 restera dans les mémoires des amoureux de la culture. La réouverture tant attendue des institutions muséales annonce une saison estivale riche en réjouissances artistiques. Pour retrouver son public, le musée Jacquemart-André de Paris souhaitait présenter une exposition à la gaîté communicative avec l’un des grands maîtres de l’illusion picturale : Paul Signac (1863-1935). De la couleur pour les yeux et pour les cœurs…
Présenter Signac dans un hôtel particulier bourgeois de la fin du XIXe siècle : le choix peut nous paraître audacieux ! Loin de correspondre au goût académique de l’époque, l’œuvre du peintre-théoricien a ouvert la voie aux premières avant-gardes du XXe siècle. Paul Signac exposera notamment au premier Salon des Indépendants en 1884 et participera à la création de la Société des artistes indépendants, réunissant les artistes rejetés du Salon officiel.
La naissance d’un mouvement
À l’adolescence, Paul Signac découvre la révolution picturale apportée par le courant impressionniste. Lors de la IVe exposition de ce dernier, en 1879, le jeune homme est surpris en train de faire un croquis d’après Degas et se voit mettre à la porte par Paul Gauguin : « On ne copie pas ici, Monsieur. » Autodidacte, c’est la découverte en juin 1880 des œuvres du chef de file de l’impressionnisme, Claude Monet, qui décidera Signac à devenir peintre.
Cette palette est une découverte récente. Elle révèle l’admiration de cet autodidacte pour l’œuvre de Claude Monet dans le traitement très libre et les couleurs claires de la palette.
Le nom de Signac est indissociable du mouvement « néo-impressionniste ». Celui-ci désigne une technique picturale caractérisée par de petites touches de couleurs pures, juxtaposées directement sur la toile. Elle nécessite de prendre un peu de recul par rapport au tableau afin d’apprécier le mélange optique des couleurs. En effet, la perception chromatique ne se fait plus par le mélange des pigments sur la palette, mais directement dans l’œil du spectateur. Cette nouvelle approche scientifique de la peinture est construite à partir des travaux du chimiste Michel-Eugène Chevreul (1786-1889), auteur du célèbre ouvrage De la loi du contraste simultané des couleurs […] (1839), et du physicien américain Ogden Rood (1831-1902) sur la vision des couleurs. Au début des années 1880, Georges Seurat (1859-1891) étudie ces ouvrages théoriques et développe cette technique de peinture fondée sur la division des tons et la complémentarité des couleurs. Avec Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande-Jatte, Seurat crée l’œuvre manifeste de cette formule picturale inédite : le « chromoluminarisme ».
Un dimanche après-midi à la Grande Jatte (1884-1886), exposé en 1886 à la VIIIe exposition impressionniste, est une exaltation de modernité. Au-delà de la technicité picturale, Seurat y démontre son ambition de peintre, au moyen d’un très grand format. La juxtaposition des petits points colorés assure la perception dans l’œil du spectateur des différentes valeurs et de la sensation de modelé. Dans la lignée des sujets impressionnistes, la toile met en scène des loisirs contemporains et des Parisiens en goguette.
Signac rencontre Seurat en 1884 au premier Salon des Indépendants. Le jeune Signac est marqué par Une baignade à Asnières de Seurat. De cette amitié naîtra une véritable complémentarité artistique : Signac théorise scientifiquement ce qui relevait de l’intuition chez Seurat. Il rejette fermement l’appellation de pointillisme : « Le néo-impressionnisme ne pointille pas, il divise » déclare-t-il. Son ouvrage, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, développant les grands principes de la technique, sera publié en 1899, au moment où le courant commence à s’essouffler. Bien que la science soit souvent mise au service de l’art, la rigueur théorique finit toujours par trouver ses limites, trop contradictoire avec la peinture et ses envies novatrices.
La mort prématurée de Seurat en 1891 est un véritable choc pour ses disciples et marque le détachement de certains peintres du courant néo-impressionniste, comme Camille Pissarro. La touche de plusieurs peintres revient vers une manière moins contraignante. La technique divisionniste, longue et fastidieuse, finira par condamner le mouvement au profit d’un retour à la méthode impressionniste, beaucoup plus rapide. La vitesse d’exécution représente souvent une nécessité pour les artistes qui doivent honorer leurs commandes selon le rythme imposé par leurs marchands, comme Paul Durand-Ruel (1831-1922).
Vouant une admiration proche du culte à Georges Seurat, Signac poursuivra quant à lui ses recherches tout au long de sa carrière, sa manière révélant néanmoins plusieurs évolutions et variations au fil du temps. Il s’émancipe peu à peu de la rigueur scientifique du chromoluminarisme afin d’utiliser la couleur de manière plus libre. Ses œuvres, qu’il nomme parfois « opus », jouent sur les lignes et la couleur pour créer une forme de langage, proche de la musique.
Comme les impressionnistes, qui pratiquaient déjà la fragmentation de la touche, Signac peint sur le motif avant de s’atteler à un travail de reconstitution minutieuse en atelier. De l’impressionnisme, le néo-impressionnisme de Signac retient aussi la vibration de la lumière. Quand l’impressionnisme cherchait à saisir les variations atmosphériques, le néo-impressionnisme s’attache à saisir l’essentiel du paysage.
Le parcours de l’exposition
Les huit sections de l’exposition du musée Jacquemart-André abordent de nombreux aspects de l’œuvre de Paul Signac, qui nous transportent dans ce courant pictural majeur, si singulier et reconnaissable au premier coup d’œil.
Divers thèmes sont évoqués au fil de la déambulation : les toiles de jeunesse au caractère très méthodique et à la géométrisation marquée, les inspirations puis l’épanouissement d’un style personnel, les évolutions formelles d’une période à l’autre, la variété des motifs, etc.
Dans Saint-Tropez. Fontaine des Lices, Signac exploite les sept couleurs du prisme affirmant le rôle de chacune dans un équilibre général parfait. À l’inverse, ces œuvres à la polychromie exacerbée côtoient des quasi-monochromes. Ainsi, le peintre fait le choix d’une palette au nuancier resserré pour Mont-Saint-Michel. Brume et soleil et sa dominante rose. Cette ambivalence de la gamme chromatique, tantôt claire et nuancée, tantôt explosive et saturée, est caractéristique dans l’œuvre de Signac. Sa palette oscillera tout au long de ses recherches entre ces deux propositions, révélant sa réflexion presque obsessionnelle sur la répartition des tons à la surface de la toile.
La présence d’autres noms sur les cimaises révèle l’ampleur du succès de la technique ou du moins la curiosité qu’elle a suscitée chez de nombreux peintres. Quelques artistes se rallient sporadiquement à cette technique en se la réappropriant de manière très personnelle, perdant parfois de sa rigueur scientifique. Ainsi l’on peut admirer des œuvres d’artistes moins connus tels qu’Achille Langé (1861-1944) et Louis Hayet (1864-1940), ou encore de grands représentants du néo-impressionnisme belge à l’instar de Georges Lemmen (1865-1916) ou du trop méconnu Théo Van Rysselberghe (1862-1926), dont la palette se singularise par des tons argentés.
Les toiles de Maximilien Luce (1858-1941) rappellent le rapprochement aussi bien artistique qu’idéologique qu’il entretient avec Signac. Très engagé socialement, il dépeint surtout le petit peuple et s’inscrit en cela dans l’art social faisant de la création un vecteur d’éducation populaire. Les deux peintres sont proches du milieu anarchiste, aux côtés du critique d’art Félix Fénéon (ce dernier est d’ailleurs à l’origine du terme de « néo-impressionnisme » en 1886).
Cette œuvre optimiste, présentée sous la forme d’une reproduction dans la deuxième section de l’exposition, dépeint la société idéale à laquelle aspire Paul Signac.
« L’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir. »
Autre incontournable de l’exposition : la section consacrée à l’œuvre aquarellée de Paul Signac. Pour satisfaire sa quête insatiable de nouveaux motifs, le peintre entreprend plusieurs grands voyages en France, à Venise, à Londres et même à Istanbul en 1907. Lors de ses périples, Signac, privé de son matériel de peinture, s’adonne surtout à l’aquarelle. Du simple outil de travail, elle devient bientôt un véritable moyen d’expression artistique et le peintre commence à signer ses œuvres aquarellées.
La série des ports de France, débutée en 1929, constitue son dernier projet d’envergure. Outre ses escales en Bretagne ou dans le Nord, la lumière du Midi semble éveiller une véritable passion en lui. À l’instar d’Henri-Edmond Cross (1856-1910), installé dans le Sud pour soigner sa santé fragile, Paul Signac est subjugué par la luminosité méditerranéenne.
Au tournant du siècle, la quête de couleur pure fait partie des principales préoccupations des peintres. Dans le sud de la France, Signac dispense sa leçon auprès de la génération suivante formée par Henri Manguin (1874-1949), Charles Camoin (1879-1965) ou encore Albert Marquet (1875-1947). À Saint-Tropez va se mettre en marche une révolution picturale. Durant l’été 1904, Henri Matisse (1869-1954) réalise une étude pour Luxe, calme et volupté, sous la dictée de Signac. De retour à Paris, il achève la toile finale où se retrouvent la touche divisée des néo-impressionnistes et une pureté des couleurs du prisme ouvrant la voie au premier courant d’avant-garde du XXe siècle : le fauvisme.
Margaux Granier-Weber
Exposition Signac, les harmonies colorées
Musée Jacquemart-André
158 boulevard Haussmann, Paris 8
19 mai - 19 juillet 2021
Commissariat : Marina Ferreti Bocquillon et Pierre Curie
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