top of page

Une sensation du sublime, la Vague de Camille Claudel

Par Célia De Saint Riquier


Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L'eau est pleine de griffes. Le vent mord, le flot dévore ; la vague est une mâchoire. C'est à la fois de l'arrachement et de l'écrasement. L'océan a le même coup de patte que le lion.

Les travailleurs de la mer (1866) de Victor Hugo



Camille Claudel (et collaboration de François Pompon), La Vague, 1897, date de fonte : 1898-1903, Onyx, Bronze, 70cm, musée Rodin, Paris

C’est presque la mâchoire de Hugo qui menace les trois baigneuses de la sculpture de Claudel. Le moment est figé, le spectateur retient éternellement son souffle devant la submersion à venir, et observe cet instant où les femmes perdent l’insouciance de leur jeu pour lever les yeux vers le danger. La violence est palpable, tout comme l’arrachement et l’écrasement dont parle Hugo. La Vague captive donc le spectateur par cette vision d’une forme de sublime, mais affirme aussi le génie d’une artiste qui tente d’échapper à son propre engloutissement par l’influence de son ancien maitre et amant.


Inutile de présenter encore Camille Claudel. Celle qui fut réduite à être l’élève et l’amante de Rodin sans jamais réellement réussir à se détacher de son ombre, et qui finit dans la solitude et hantée par ses démons est aujourd’hui largement reconnue comme une grande artiste du tournant du XIXème siècle. Elle est encore cependant beaucoup rapprochée de Rodin, qui lui-même s’inspira du talent de son élève pour certaines de ses œuvres (comme La Galatée datée de vers 1887 qui s’inspire de la Jeune fille à la gerbe de 1886). Le couple clandestin rompt en 1892, et Camille Claudel n’abandonne pas la sculpture pour autant, qu’elle continuera jusqu’à son internement en 1913. L’œuvre la Vague, présentée dans sa version en plâtre au Salon de 1897, et réalisée ensuite entre 1897 et 1903, date de cette période de souvent qualifiée d’ « après Rodin », durant laquelle l’artiste, plus spécifiquement entre les années 1893 et 1905, tente de se libérer de l’influence de son ancien maitre, laissant libre court à sa créativité et à ses inspirations personnelles.


Hokusai, La Grande Vague de Kanagawa, 1830-1831, exemplaire du Metropolitan Museum of Art,

L’œuvre, conservée au musée Rodin, représente trois baigneuses en bronze jouant au bord de l’eau et menacées par une énorme vague en onyx en suspens qui s’apprête à les submerger. Les trois femmes, telles les Trois Grâces, viennent de lever les yeux au ciel, et leur ronde joyeuse s’arrête remplacée par une terreur immobile. La thématique de l’œuvre est d’abord très marquée par le japonisme ambiant de l’époque. A partir de 1853, le Japon ouvre ses frontières ce qui donne lieu à un véritable engouement de l’Occident pour cette culture et sa production artistique. Les artistes français sont très marqués par l’art de l’estampe, notamment des productions d’Hokusai. L’œuvre de Claudel fait immédiatement penser à La Grande vague de Kanagawa datée de 1831, première de la série des Trente-six vues du Mont Fuji (qui a fait l'objet d'un récent article sur le site de Coupe-File Art, voir lien ci-dessous). Nous y retrouvons la même démesure de la vague, un instant figé avant le drame. L’emploi de l'onyx rappelle aussi l’emploi du jade dans la culture chinoise, qui montre cette passion nouvelle pour la culture asiatique dans la seconde moitié du XIXème siècle.


Cette matière, difficile à travailler de la famille des pierres dures, marque non seulement sa virtuosité mais permet de même un jeu avec la lumière assez incroyable, donnant réellement une forme de translucidité de la pierre qui rappelle celle de l’eau. Le mélange avec le bronze vient donner du poids aux figures humaines, et les faire ressortir par les reflets de l’éclairage, donnant au corps une mouvance plus nette et franche, qui s’associe à leur posture en alerte. Le jeu des matières montre de même que Camille Claudel suit la mouvance de la sculpture polychrome qui prend de l’ampleur dans la seconde moitié du siècle, que l’œuvre de Charles Cordier illustre parfaitement.



Nous pouvons voir dans cette œuvre l’importance de la nature, qui rappelle l’Art Nouveau, alors à son apogée. Ce mouvement artistique tente de remettre l’homme au centre de la nature, et place cette dernière comme source première d’inspiration, comme toute puissance créative. En plus du sujet typiquement Art Nouveau, soit la supériorité de la nature, le style peut y faire penser aussi, notamment la polychromie, la sinuosité des formes, les figures de femmes rappelant les « femmes-enfants » ou des nymphes. Ces femmes rappellent de plus, de manière évidente, les Baigneuses qui obnubilaient Cézanne à la même époque, dans un style totalement différent. Nous pouvons rapprocher à cette œuvre la Main aux algues et aux coquillages d’Emile Gallé, qui avait lui-aussi déjà fait l’objet d’un article sur notre site (voir lien ci-dessous), datant de 1904 et conservée au musée d’Orsay à Paris. Nous y retrouvons ce questionnement entre homme et nature. La Nature remplace ainsi une forme de sacré : les figures sont comme menacées par un nouveau divin incontrôlable. D’ailleurs, la menace ne vient pas que du dessus, nous voyons clairement les pieds des jeunes femmes enfoncés dans l’eau, le sol se liquéfie aussi. Les femmes peuvent apparaître comme les nouvelles Trois Grâces, représentant donc la splendeur, l'abondance et l'allégresse et leur engloutissement fonctionnerait donc comme une sorte de memento mori.


Cette thématique de la domination de la Nature sur l'Homme est celle de tout le XIXème siècle en réalité, qui voit dans la mer et dans la tempête un nouveau sujet d’inspiration (en témoignent les attractions nouvelles des aquariums). Nous retrouvons la vague traitée par Hugo lui-même dans un dessin à l’encre appelé Ma destinée. Baudelaire fait de la relation entre l’homme et la mer un poème du même nom dans les Fleurs du Mal. La vague et la tempête prennent une nouvelle dimension, liée notamment à l’esthétique du sublime et son expérience. Ce sublime, qui remonte notamment aux écrits d’Edmund Burke (La recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, en 1757), se définit par un mélange entre plaisir et peur. Kant précisera qu’il faut d’abord de la peur pour que le plaisir revienne et que ce plaisir soit vraiment l’expérience du sublime. Il faut aussi être dans une position de sécurité par rapport à ce danger. Ainsi, l’œuvre de Camille Claudel peut apparaitre comme suggérant l’expérience du sublime : la vague est un danger que le spectateur réalise par rapport aux figures des jeunes femmes devant. En même temps, le spectateur se sait en sécurité. Le sublime n’est ici possible que dans la place du spectateur.


Camille Claudel arrive donc à insuffler dans la pierre une forme de vie en suspens, et menacée, qui nous montre la fragilité de l’Homme et sa destinée finale. En nous faisant témoin du danger, l’œuvre peut suggérer le sublime tel que théorisé par Burke et Kant. L’artiste se montre donc sensible aux idées et engouements de son temps, et nous livre ici un chef-d’œuvre qui affirme son génie propre.



 

Pour voir l'article sur Les Trente-six vues du Mont Fuji d'Hokusai :


Pour voir l'article sur La Main aux algues et aux coquillages d'Emile Gallé :


Post: Blog2_Post
bottom of page